Schizophrenia Maximaïa

 

 Ernest Rougé

 

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

 

Format 21x15 – De luxe – 348 pages – 4 heures de lecture 

 

La schizophrénie est la pire des folies mais la folie peut aussi être un paravent de la vérité de chacun.

Avec humour, l’auteur joue le jeu de la folie et entre dans une schizophrénie démentielle pour interpréter les travers de notre époque et de notre pays, derrière le miroir des certitudes où se meuvent les humains.

C'est l'auteur, la plume et le livre lui-même qui deviennent schizophrène au fil des pages.

Un livre unique en son genre. 

  

Autobiographie Psychédélique

 

 

 

 

 

 

 

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Prologue

Il existe plusieurs types de troubles de la pensée et du caractère. Sans entrer dans le détail des classifications des différentes névroses et psychoses je devais, pour le lecteur non averti, rendre compte des définitions de la schizophrénie et de la paranoïa.

Voici d'abord celles que donne le professeur Henri Baruk dans son livre "Psychoses et névroses" paru aux Presses Universitaires de France…

"Pour la SCHIZOPHRÉNIE… La synthèse mentale ne peut plus se faire, et non seulement les éléments psychiques sont séparés en blocs incohérents, sans lien les uns avec les autres, mais encore le malade, dans l'incapacité d'agir, est en quelque sorte séparé du monde extérieur, d'où le nom de schizophrénie proposé par Bleuler pour désigner ce syndrome, marqué aussi par des troubles importants de l'affectivité et une attitude de repliement sur soi-même, dans une pensée intériorisée et perdant le contact avec la réalité (pensée autistique de Bleuler et Minkowski). Lorsque la maladie s'aggrave, la conscience s'estompe de plus en plus au profit de manifestations d'automatismes…

Pour la PARANOÏA… le délire, c'est-à-dire le système explicatif erroné, relève surtout de troubles du caractère et d'interprétations. En pareil cas, un sujet méfiant, orgueilleux et hostile va attribuer aux gens de son entourage des intentions malveillantes et en quelque sorte "se monter peu à peu la tête". Lorsque les choses se bornent à cela, il s'agit seulement d'un caractère difficile. Mais si ces particularités s'accentuent notablement, elles peuvent aboutir à un vrai délire, avec des réactions antisociales, faits étudiés par Sérieux et Capgras sous le nom de délire d'interprétation. Ces sujets ne donnent pas au premier abord l'impression d'aliénés: ils conservent une faculté de raisonnement très vive, même exagérée, et donnent l'impression d'être lucides. C'est pourquoi on avait d'abord désigné ces états sous le nom de folie lucide (Trélat). Le trouble ne porte souvent que sur un sujet déterminé, sur certaines personnes, sur un incident, le reste de l'intelligence paraissant normal. Le terme de folie partielle, ou encore l'ancien terme de monomanie d'Esquirol correspond à ces constatations. Le trouble fondamental qui dirige au fond cette tendance d'esprit est un trouble de l'affectivité et du caractère: un état passionnel à base d'orgueil, qui empêche de juger impartialement et qui accuse avec évidence et de façon arbitraire les personnes supposées capables de gêner le sujet dans ses ambitions ou dans ses projets. Ce trouble du caractère spécial est assez fréquent dans la vie courante et s'observe souvent dans l'arène de la vie politique où les passions, les haines, le dénigrement se donnent libre cours. Chez certains sujets, ce caractère orgueilleux, injuste et violent, et surtout ce besoin impérieux de domination est plus accusé et réalise le type que Falret avait si bien désigné sous le terme de "persécutés-persécuteurs". Ces sujets ont une anesthésie particulière de leur conscience morale vis-à-vis d'eux-mêmes, en vertu de laquelle tout ce qu'ils font ou désirent faire leur paraît la perfection même, et au contraire une critique acerbe ou malveillante vis-à-vis des autres. Tous ceux qui s'opposent, ou même paraissent ne pas être totalement inféodés à leurs entreprises d'arbitraire sont rapidement considérés par eux comme des ennemis, et c'est pourquoi ils se disent persécutés, mais en réalité ils ne se rendent pas compte que ce sont eux les persécuteurs. Ce type clinique a naturellement un retentissement social considérable: il est à l'origine d'un grand nombre de conflits, de haines, de guerres. Sa nature pathologique est très difficile à définir en raison de la conservation de l'intelligence, et il donne lieu sans cesse à des discussions et à des contestations médico-légales. Cette tendance à l'arbitraire, à l'orgueil et à la méfiance, tendance qui est souvent l'origine de manifestations délirantes spéciales, a encore été désignée sous le nom de paranoïa."

Parmi les schizophrénies, la PSYCHOSE PARANOÏDE (schizophrénie à tendance paranoïaque) demeure, pour tous les psychiatres, la plus extraordinaire de toutes les psychoses, la plus fascinante…

A son propos, Guy Palmade écrit dans "La psychothérapie" (Presses Universitaires de France):

"Le délire y prend une place tout à fait prépondérante. Il est moins tragique, plus intellectualisé et survient chez des sujets moins jeunes que le délire hébéphrénique. Dans les formes du début, au degré le plus léger, le malade se perd simplement dans des incidents multiples et interminables. A retenir des modifications plus ou moins profondes du langage qui devient plus imagé et symbolique. Dans de nombreux cas, le délire devient extrêmement touffu, foisonnant et aboutit aux conceptions les plus bizarres. Il peut prendre une allure philosophique. Les malades peuvent aussi s'exprimer dans des peintures et des dessins (qui peuvent être très intéressants). Dans d'autres cas les malades arrivent à se confectionner de véritables langues (glossolalies et glossomanies, Cénac). Ils rédigent des écrits d'un aspect cabalistique.

Les délires peuvent prendre un aspect gigantesque, cosmique (PARAPHRÉNIE FANTASTIQUE, Kraepelin). On distingue entre les délires paranoïdes, qui marquent une rupture avec la personnalité antérieure du sujet, presque toujours hallucinatoires, où l'on note une atteinte du fond mental… et les délires paranoïaques, sans atteinte du fond mental (si ce n'est terminal), en concordance avec le caractère antérieur, et presque sans hallucination."

J'ajoute pour terminer que la schizophrénie du grec skhizein (fendre) et phrên (pensée), est la psychose caractérisée par la rupture totale avec la réalité du monde environnant. Tout appartient à l'irréel. Les schizophrènes sont confortés dans leurs postulats existentiels erronés par des hallucinations visuelles ou auditives puissantes. Il arrive qu'ils aient l'impression de pouvoir quitter leur corps, de voir tous leurs organes flotter dans la pièce comme s'ils parvenaient à matérialiser cette rupture de l'esprit et de la matière. Ces hallucinations, images oniriques formées par le cerveau, deviennent des images réelles et tout le raisonnement de l'individu tend donc à s'accrocher à une "réalité" totalement personnelle. On peut citer le cas d'une malade qui, se prenant pour un morceau de fromage, s'excusait auprès des visiteurs pour l'odeur incommodante qu'elle dégageait dans la pièce et demandait qu'on ferme les portes pour ne pas laisser entrer les souris. Charles VI, le roi fou, se croyant en verre, refusait de descendre les escaliers au cas où il manquerait une marche… Songez aux conséquences!

Il faut comprendre que si les postulats existentiels sont erronés, pour ne pas dire aberrants et tragiques, le raisonnement qui en découle est cohérent et logique. Il faudrait dire froidement cohérent et logique. C'est cette raison qui fait que les schizophrènes peuvent être des individus extrêmement dangereux. Et si, au cours d'une conversation aussi banale que charmante, la pensée subite traverse l'esprit de votre interlocuteur schizophrène que vous êtes cet individu déguisé qui le poursuit depuis plusieurs années d'une haine féroce et forcenée alors que vous le rencontrez pour la première fois, vous vous retrouvez avec un couteau planté dans le dos! Avouez que vous l'avez bien mérité. On ne cherche pas à ennuyer pendant des années, à longueur de journée, un individu qui ne vous a jamais rien fait.

J'ai eu un dialogue avec une proche parente, personne âgée tout à fait normale, que je connaissais depuis des années.

– Les voisins disent du mal de moi!

– Ah, bon!

– Je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus. Mais je sais qu'ils disent du mal de moi!

– Et qui vous a dit qu'ils disent du mal?

– Personne! Mais on les entend en mettant l'oreille sur les conduites d'eau.

Le croiriez-vous? Je suis allé coller mon oreille sur un tuyau d'arrivée d'eau, totalement persuadé que j'allais entendre une conversation. Une personne saine d'esprit que je connaissais depuis des années!

Plus tard, cette personne est venue vivre chez moi avec son obsession…

– "Ils" me cherchent…

Et chaque jour je lui répondais:

– "Ils" ne vous retrouveront pas! Ils ne savent pas où vous êtes!

– Surtout ne dites à personne que je vis ici!

– A personne! Promis!

A quelque temps de là, "ils" l'ont retrouvée à cause du nom et de l'ancienne adresse marqués sur sa poubelle que nous avions eu la stupide imprudence de faire suivre et d'utiliser!

C'est la cohérence du raisonnement dans tous les actes de la vie journalière qui m'a frappé. Cette personne avait une existence normale, aurait pu soutenir une conversation saine sur n'importe quel sujet, hormis les fameux voisins qu'elle ne connaissait ni d'Ève ni d'Adam, dont elle entendait les discours dans les tuyaux de la maison et qui la recherchaient pour l'assassiner.

Je me suis donc intéressé aux psychoses d'un peu plus près… J'ai lu un certain nombre d'ouvrages de spécialistes. Force est de constater que tous traitaient d'une analyse extérieure de la psychose, en tant que cliniciens. L'idée m'est venue naturellement de la traiter de l'intérieur, c'est-à-dire du point de vue du schizophrène. En tant que malade si vous préférez… Pour cela il me fallait un schizophrène profond qui veuille bien se prendre pour un écrivain! Tous les psychiatres à qui j'ai soumis l'idée, m'ont dit que c'était parfaitement impossible, car la rupture de pensée et l'incohérence sont tels chez les patients qu'ils connaissaient ou qu'ils croyaient connaître, qu'apparemment il n'y avait aucune suite logique dans le raisonnement. Impossible n'est pas français! J'ai soutenu le contraire, en partant du postulat que si le raisonnement cohérent existe chez un schizophrène léger, il existe nécessairement chez un schizophrène profond. C'est nous qui n'avons pas les clefs des postulats existentiels du malade.

Ce qu'il faut comprendre dans le récit qui suit, écrit donc par un individu atteint de la fameuse paraphrénie fantastique de Kraepelin est que, peut-être, celui-ci n'a jamais quitté sa cellule ou la chambre dans laquelle il vit. Tout est flou autour de lui et son voyage est intérieur. Mais, à partir de ses hallucinations visuelles ou auditives, il trouve toujours un raisonnement explicatif logique. Et comme en plus, il philosophe et cultive donc des idées fixes, il entre dans un système de pensée totalement faux en apparence, mais cohérent avec ses postulats existentiels. Mais seulement faux en apparence! C'est ce qui fait peut-être son originalité encore qu'il est possible que ce soit une règle générale au plus profond de certaines psychoses.

Le plus étrange dans ce voyage fantastique que j'entreprenais en apprenti sorcier a été la fascination qu'exerce la maladie et l'aspiration vers une chute sans fin qu'elle entraîne. Comme une drogue. En fait, la psychose paranoïde serait due à une drogue chimique produite par le cerveau (à moins que ce soit la psychose qui produise la drogue chimique!).

Bien entendu, certains professeurs de Faculté mettront en doute les hypothèses retenues et la véracité de l'expérience. Me suis-je donc amusé à déclencher involontairement une psychose totalement contrôlée, ou alors suis-je un schizophrène profond qui s'ignore?… ou un farfelu qui s'amuse?… ou un philosophe, simplement parce que la sagesse ou certaines vérités ne peuvent éclater qu'à travers une folie? La réponse appartient à chaque lecteur! Lui seul peut en décider au plus profond de lui-même.

Je peux toutefois dire que je suis allé bien plus loin que ce qui était prévu au départ. Comme si une spirale m'avait entraîné dans une course infernale et sans fin… Et c'est peut-être la clef des schizophrénies. Un suicide merveilleux et effrayant. Comme un cauchemar flou dont on ne peut sortir…

Je demande aux personnes ou groupes de personnes mises en cause par "ma folie" de bien vouloir pardonner certains passages. Je leur présente toutes mes excuses, mais en précisant que je ne retire rien de ce qui est écrit. C'est un privilège des enfants, des vieillards et des fous de pouvoir, seuls, dire certaines vérités!

Je demande aux psychiatres de ne pas pousser les hauts cris devant les "témoignages" de l'écrivain sur les thérapies subies par le héros. Ils n'ont aucune valeur puisqu'ils n'existent que dans la tête du malade!

Et maintenant, chers lecteurs, partons ensemble vers un nouveau monde. Voyage au bout du fantastique… Salut, ô ma folie!

Je dédie cet ouvrage aux déments de toute espèce qui vont de part le monde, enfermés ou pas… et à ceux qui ont le courage de vouloir les sauver contre eux-mêmes ou contre la maladie. Que ceux-là pardonnent mon ignorance et mes outrecuidances!

Je demande aux éditeurs, aux écrivains français, aux érudits et gens de littérature, aux psychiatres, aux politiciens, aux fonctionnaires administratifs et autres gens intègres qui seront surpris ou même scandalisés par la teneur philosophique ou générale du contenu, de bien vouloir pardonner certains propos un peu trop fous, pour ne pas dire un peu trop féroces pour être honnêtes… Personne ne doit perdre de vue que ce récit est aussi la conséquence évidente d'une suite de faits peut-être regrettables, peut-être nécessaires, peut-être mal interprétés, mais peut-être aussi le fruit amer d'un système de fonctionnement du monde littéraire français en particulier et de la société française en général, peut-être même l'aboutissement logique d'une crise du système social de ce pays. Quoiqu'il en soit, quelles qu'en soient les raisons, le manuscrit est né d'une vision intérieure alimentée par une expérience de vie personnelle et par une interprétation évidemment elle aussi toute personnelle du fonctionnement de la société française actuelle. Interprétation onirique, abusive certes, mais interprétation d'une réalité vécue, qu'on ne s'y trompe pas, fondée sur une série de faits. On doit donc accepter le texte tel qu'il est et l'admettre même s'il scandalise. Il s'agit d'un écrit totalement iconoclaste. Cela dit, il faut prendre l'interprétation du délire schizophrénique au second degré et ne pas souffrir avec le malade ou plus que le malade. En fin de compte, il apparaît que ce dernier est heureux dans son monde particulier et qu'il n'est pas disposé à en sortir, peut-être avec juste raison. J'ignore si les véritables schizophrènes profonds vivent leurs maladies de la même façon, mais à ce niveau, nul ne peut forcément revenir à une interprétation sensée du monde qui l'entoure, je veux dire à la platitude du monde sensé qui l'entoure.

L'auteur,

NOTE SUR LES PERSONNAGES.

La folie n'est qu'un paravent. Aucun des personnages du livre n'est à l'évidence réel, mais chacun représente une réalité.

L'État moderne dans toute sa puissance c'est-à-dire en tant que système équilibré de rapport de forces que ce soit partis politiques, syndicats, médias, groupes de pression (d'argent ou intellectuel) écrase inexorablement l'individu solitaire, faible ou replié sur lui-même.

Et c'est vrai que les groupes de pression ont une puissance de persuasion considérable, que tout groupe de pression a tendance à étendre sa sphère d'influence, que l'aire de la communication audiovisuelle privilégie davantage les groupes puissants ou à très fortes relations au niveau du pouvoir ou des médias contre les autres groupes moins puissants et encore davantage contre le simple citoyen. Le journaliste est un privilégié parce qu'appartenant à une nomenklatura…

L'individualiste, unanimement condamné dans les périodes de stabilité, pour son égoïsme et son refus d'intégration au groupe, revient toujours à la mode lors des périodes de transformation des sociétés. Pour la seule et unique raison qu'il est libre de ses actes comme de ses pensées. Donc qu'il s'adapte et crée, à l'inverse des groupes de privilégiés dont l'intérêt est le conservatisme forcené.

Les trois types d'individualisme que l'on peut rencontrer au sein d'une société humaine quelle qu'elle soit, sont représentés dans le présent ouvrage par Albert, Ernest et Paul.

Albert est celui qui voudra réussir socialement quitte à se renier en entier, donc celui qui finira par s'adapter au système, aux modes, à la mode, loup qui se glisse dans la peau de mouton, et celui qui justifie toujours davantage la puissance aveugle des groupes sociaux qui composent l'Etat moderne puisque, en fait, il va se servir d'eux pour se servir lui-même.

Inversement Ernest est celui qui refuse tout compromis entre sa personnalité profonde et la société, donc celui qui préférera se retirer et se construire un monde à part. Il n'obéit à aucun stéréotype et possède l'art de création. Il peut passer sa vie à construire ses utopies. Il méritait mon prénom.

Paul est l'individualiste forcé par impossibilité intellectuelle, physique, ou encore représentant d'une classe peu nombreuse d'individus et donc l'exclu, c'est-à-dire l'esclave des divers groupes de pression. Il est l'esclave total, mais peut devenir le fer de lance des révolutions.

Ce sont les individualistes qui font progresser les sociétés ou les renversent.

Et si nous considérons que nous sommes tous un peu fous, ce sont les schizophrènes qui construisent ou détruisent. Les paranoïaques ne savent que maintenir les ordres établis. Autrement dit, les prophètes des nouvelles religions, des nouvelles philosophies ou des nouvelles sciences sont des individus à tendance schizoïde et les clergés administratifs qui suivent développent des tendances paranoïaques…

Bof!

Il faut rire de la folie de peur qu'elle ne nous morde la cervelle!

Ceci dit, n'oubliez pas que si la multitude court sur la route tracée et sans issue de la vie, le fou est seul, écarté sur un chemin perdu qu'il construit, lui aussi sans issue.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 0

J'ai failli foutre le feu à tout le village!… Je sens le roussi!… Ceci, c'est le dernier chapitre de mon livre et c'est parce qu'il résume tout, que je l'ai mis au début de mon chef-d'œuvre. Comme il se trouvait donc avant le chapitre 1, je l'ai baptisé chapitre 0. C'est une décision héroïque pour ne pas dire historique que j'ai prise seul contre le soi-disant écrivain qui écrit mon autobiographie sous ma dictée…

Celui qui écrit sous ma dictée, avec mon écriture, n'est pas un frère jumeau ni un ancien cousin… En réalité, c'est un double, mon double. Moi, je suis un original! Mais je vous mets en garde, car il a peut-être réussi, pendant que j'avais le dos tourné, à glisser furtivement quelques phrases impossibles dans mon texte. Vous les reconnaîtrez tout de suite. Ce sont des phrases d'auteur inconscient qu'on ne pourrait pas lire devant une caméra de télévision, car personne ne les comprendrait.

Excusez tout le bruit autour! La matinée a été harassante. Le départ à l'heure prévue… l'explosion du cerisier… la chute du mur de Bardin… la brouette du voisin en feu… la voisine qui me traite d'incendiaire… maman et le docteur qui me cherchaient depuis mon évasion de l'hôtel… les pompiers… les gendarmes… et maintenant les infirmiers qui vont arriver… On les attend… Lorsque je me suis retrouvé les habits en flammes et la tête encore dans le scaphandre… heureusement je suis tombé dans la mare… c'est le docteur et maman qui m'ont aidé à sortir… maman pleurait comme à l'habitude et m'a serré contre elle. Le docteur m'a embrassé, c'était bien la première fois…

– Mais pourquoi faut-il que tu aies des idées si bizarres!… que tu sois si différent des autres? a murmuré maman…

– Pourquoi diable? a repris le docteur… Le monde serait si simple…

Nous nous sommes étendus sur la prairie, les yeux tournés vers les éclats de diamants qui scintillaient là-haut… si haut, hors de portée de nos mains d'enfants maladroits… le vent léger de la Terre courait sur nos visages… et nous sommes restés, immobiles, sans un mot, perdus chacun dans les mondes étranges de nos rêves… ces rêves qui depuis l'aube des temps, mènent les hommes vers les rivages enchanteurs de l'impossible…

J'écoutais maman et le docteur qui baragouinaient. Ils parlaient politique.

– Ça a été une erreur, la chute du mur de Berlin! plaidait le docteur…

Je rectifiais aussitôt avant que maman réponde…

– C'est pas Berlin, c'est Bardin!…

– C'est Berlin, pas Bardin! annonça maman d'une voix larmoyante, à peine audible…

J'en ai marre!… Elle me contredit toujours… J'ai bien vu le mur se casser la gueule au moment où j'allais décoller… Et plein de jolis papillons multicolores s'envoler poursuivis par de gros hannetons… Mieux vaut ne pas répondre à ses outrances… Le silence… Le silence royal… Le silence sublime… Voilà ce que je voulais… D'autant que la voix aiguë de maman et celle profonde du docteur me crissent dans la tête… Le silence! Je veux le silence! Le silence des espaces intersidéraux!

– Vos gueules! Interdiction de parler! Vos paroles me percutent le crâne et je souffre! Écoutez seulement le bruit sourd et monotone de la lune qui se lève!…

Ils ont obéi et n'ont plus dit un mot… J'entendais à peine la respiration de maman… Toute ronde, la lune s'est levée derrière la colline en me riant au nez…

Bonne nuit!

Le silence était presque total maintenant. Seuls les grillons chantaient la nuit d'été, dans ma tête. Et je me suis levé sans que personne s'en aperçoive. Je demeurais tel un roc. Mon corps baignait dans la caresse d'un souffle d'air sans fin. Et la lune se cachait à l'abri d'un sombre nuage pour ne pas voir la suite.

Maman toussa au fond de la nuit et dit au docteur:

– Enfin, les voilà qui arrivent!

Au loin, j'entendis à peine la sirène d'une ambulance, qui se perdait encore dans l'ouate endormie du brouillard de la vallée, mais qui approchait, qui approchait… Et la sirène qui hurlait, qui hurlait, toujours plus énorme, qui entrait dans ma tête, ma pauvre tête. Un pinceau de lumière troua l'enchantement des ténèbres, un crissement de pneus, des portières qui claquent et des voix imprécises, basses que dominait le timbre aigu de maman…

Ils avancèrent, déguisés en infirmiers, avec leurs longues blouses blanches qui trouaient l'encre de la nuit. Ils me sourirent tous et je les suivis dans le silence déjà revenu… Ils m'encadraient, me tenaient. Ils étaient de retour pour me torturer. L'un d'eux s'approcha avec une seringue. Ça y est! Ils veulent m'injecter de la pourriture dans le sang, rien que pour équilibrer les comptes de la Sécurité sociale! D'un coup brusque, je me tournai et, surpris, ils me lâchèrent. Le docteur s'interposa et se retrouva dans les herbes.

– Lâchez-moi, salopards!

Maman glapit dans mon dos:

– Arrêtez-le! Mais arrêtez-le!

Je courais sur la lande, dans la nuit des loups, par le sentier de mon enfance dont je connaissais chaque pierre. La lune me regardait à nouveau, m'encourageait. Je courais à perdre haleine au milieu d'ajoncs et de bruyères qui se froissaient tandis que je frayais un passage dans l'ombre de ma liberté. Ils étaient derrière moi, mais déjà loin. Le brouillard glissait des langues pour me cacher. Adieu! Je sautai le ruisseau, pris au hasard une sente sauvage qui grimpait allègrement à flanc de coteau et me retrouvai sur une route déserte. J'avançai longtemps sur un pâle ruban à peine visible, sous l'impériale paix des hêtres centenaires et les plaintes lugubres des grands conifères. Là-bas, à l'orient, une lueur peut-être annonciatrice d'une nouvelle aurore ternissait déjà la nuit immaculée. Le village des hommes était loin. L'asphalte déroulait maintenant un morne tapis diaphane sous le martèlement de mes souliers. La rivière, encore maîtresse du silence nocturne, lançait son appel sur les pentes du val. Après le pont, je pris le sentier vers ces cimes que seuls connaissaient les chevaliers des temps anciens et les dragons des légendes d'antan. J'entendais au loin les moteurs des voitures et des cris… Ils m'appelaient, me cherchaient, mais j'étais sauvé…

– Me voilà de retour, Graal!

Déjà l'aube chauffait au rouge quelques nuages perdus. Je quittais la vallée des hommes pour la montagne magique. Je passais entre les fûts majestueux de quelques cèdres bleus dont la brise matinale effleurait tendrement les cimes. Et, sous la caresse, les grands arbres vibraient leur plainte infinie vers l'azur éternel.

La forêt bruyait dans mes oreilles. Je n'entendais enfin que le calme et j'étais heureux.

L'ascension fut longue et la brume, une brume étrange et silencieuse comme seules savent l'être les brumes des pays perdus, m'encercla un instant jusqu'à ce que j'arrive à l'aplomb d'un roc en équilibre au-dessus de l'abîme de la vallée. Un roc en forme de berger surveillait quelque troupeau de pierres égarées depuis des temps immémoriaux sur le plateau d'herbes folles. Je croisai la jument qui s'était échappée du village. Elle était libre et s'enfuit à mon approche. Un ongle de soleil incendiait maintenant les cimes roses des monts des Corbières. L'aurore éveillait la vie de ses lueurs et tout à coup, au dernier détour du sentier, je les vis là qui m'attendaient depuis toujours… Mes libellules… Mes libellules bleues…

Elles sourirent et agitèrent en silence leurs ailes somptueuses et diaphanes. Et leurs rires fous emplirent mon cœur de joie. J'étais de retour. Sous le pli d'un grand rocher, ma tanière m'attendait. Ma caverne!

Enfin pouvoir se reposer, dormir dans l'utérus de la Terre!

CHAPITRE 1

L'azur m'entoura de flammes lorsque, tel un ermite de l'antique Grèce, je sortis de mon repaire. Je clignai un instant des yeux. Comme chaque matin que fabrique le soleil des aurores, les enfants vinrent à ma rencontre et m'encerclèrent de leur joie de vivre. Ils agitaient leurs grandes ailes de soie transparentes avec ce bruit feutré qu'ont les grandes causes perdues d'avance.

– Allez jouer!… ordonnai-je… Aujourd'hui, je vous quitte pour quelque temps.

– … Pourquoi Maître? demandèrent à regret les têtes blondes, brunes et bouclées.

– Je dois aller… On m'a insulté, brûlé la cervelle… Je dois me battre…

– Mais Maître, nous avons besoin de toi!

– Je sais. Mais, eux aussi, en bas… Je dois leur montrer ce que nous avons trouvé au fond de notre caverne…

J'ouvris la main. Le diamant bleu flamboya sous les éclats bruts de l'astre du jour. Un œuf de lumière céleste.

– Oh!… Maître, pourquoi ne pas le garder pour nous?…

– Mauvaise pensée, mes enfants… Il faut savoir partager… Allez jouer sur la crête de la colline! Allez jouer avec le vent!

Les fillettes secouèrent allègrement leurs chevelures de bronze ou d'opale en signe de dénégation et les garçons obtempérèrent non sans grogner, pour la forme. Mais, avec l'insouciance de leur âge, tous abandonnèrent les récriminations pour se lancer dans une grande partie de rires, prélude à des jeux de paradis dont ils connaissaient seuls les secrets et les lois.

Je suivis le chemin de chèvres et sautai d'une pierre à l'autre, sans tourner la tête… Je partais… La sente sauvage ondulait sur l'argile rouge du plateau, entre les buissons d'épines et les romarins secoués par le vent éternel, jouait à éviter les troncs tordus des chênes verts et courait sur la garrigue en direction de la vallée. Des rires de cristal m'accompagnèrent un instant puis le lacet ocre de poussière qui portait mes semelles, bondit vers le précipice et l'ombre. Tout au fond, quelque part, le village m'attendait, le village des hommes.

Le monde des hommes…

Le sentier m'emportait toujours lorsque les clochettes du troupeau me parvinrent au lointain. Elles carillonnaient leurs aigrettes de nostalgies aux quatre vents. La licorne, à l'horizon d'un champ de folle avoine, me salua d'un mouvement souple du col tandis que les pierres roulaient sous mes pas pressés. Mais je suivis mon chemin après un vague signe de main et l'étrange animal n'insista pas pour me retenir. Je caressai le diamant bleu au fond de ma poche et poursuivis mon rêve. Plouch, le chien, le bâtard à poil noir et œil de braise, aussi crotté qu'à l'habitude, vint à ma rencontre et me lécha la main en guise d'amitié. Je lui rendis une caresse et, comme à chaque fois, il me montra le chemin qui menait à son maître, le berger muet.

J'abandonnai un instant le raidillon et avançais sur une prairie verte qui s'égayait sous quelques grands sapins jusqu'à la faille infinie où régnait plus bas le brouillard. Perché sur un rocher, en aplomb, le berger, du plus loin qu'il m'aperçut me fit un signe d'amitié. Je m'avançai. Œil toujours aussi broussailleux, visage buriné, il me considérait en silence avec cette immobilité caractéristique des gens qui savent écouter le temps qui passe.

Toujours le même, mêmes habits rapiécés, même bâton noueux à la main, mêmes gestes lents et précis, et toujours ce prodigieux silence de philosophe retiré. L'œil s'éclaira lorsque je parvins à sa hauteur. Je m'assis à même le roc, les jambes au-dessus du vide.

– Ça va? demanda le berger muet…

– Ça va!

Il y eut un silence. Ce n'était pas un dialogue de citadins…

– Tu descends au village, ce matin?

… C'était plus une affirmation qu'une interrogation.

Le silence tomba de nouveau au-dessus du grand vide du monde des hommes. Le brouillard courait, tourbillonnait au fond de la vallée et le vent agitait les minuscules fleurs prisonnières entre les failles des roches. Le berger muet demeurait dans sa contemplation de l'horizon, mais je savais qu'il était content de ma présence. Il était mon ami de toujours, depuis notre première rencontre en haut de la colline aux Chimères… parce que c'était le nom de notre colline. Il était mon ami parce qu'il me parlait à moi alors qu'il ne disait mot à personne au village. A personne, et depuis trente ans… si bien qu'on le disait muet en bas, tout en bas, dans la vallée… ou plutôt qu'on voulait croire qu'il était devenu muet. Trente ans qu'il descendait deux fois par semaine pour échanger en silence ses fromages contre pain et sel. Trente ans qu'il repartait vers sa colline sans une parole d'amitié, sans un bonjour ou un merci, sans se retourner ni se soucier des injures ou des sarcasmes qui le suivaient quelquefois sur la route, sans un regard pour la gent du lieu. Il ne savait que parler aux bêtes des bois, aux grands arbres, à Plouch, aux enfants, à la Licorne et à moi… Et s'il me parlait, c'est parce que je savais respecter ses silences et écouter en sa compagnie les murmures de la colline aux Chimères… le vent jouant sur les feuilles des arbres… l'eau vive sur les prairies… les cascades sur le précipice…

Il tourna la tête…

– Pourquoi ce matin?… Il reste encore du pain pour les enfants et pour nous…

– Je quitte les lieux pour un temps… répondis-je d'une voix mal assurée…

Un sourire éclaira lentement son visage.

– Diable!… finit-il par prononcer.

J'ouvris la main… Le diamant bleu scintillait de tous ses feux.

– Je l'avais perdu. Les enfants l'ont retrouvé et ils me l'ont donné!… Regarde!…

Il baissa les sourcils en direction de la pierre et demeura pensif. Le sourire s'éteignit et il prit le temps de bourrer consciencieusement sa pipe avant de répondre…

– Il n'y a rien dans ta main…

J'éclatai de rire…

– Vraiment?

– Rien!…

– Alors, s'il n'y a rien… Autant le jeter!…

Je soupesai un instant l'énorme diamant dans ma paume, main tendue juste au-dessus du précipice, le tournai et le retournai afin qu'il accroche les rayons de l'astre du matin, le lançai dans l'azur, à la verticale, et le rattrapai en me penchant sur l'abîme, tandis que le berger n'avait que juste le temps de me saisir le manteau.

Il me ramena lentement en arrière.

– Garde cette pierre pour les enfants! Seuls eux peuvent la voir!

– Non!… Il n'en est pas question… Le monde a le droit de voir la pierre…

– Le monde!… Quel bien grand mot!… fit mon compagnon en haussant les épaules trouées de sa veste.

– Les hommes si tu préfères…

– Les hommes!… Quelle bien grande idée!…

– Oui, les hommes!…

– Ils ne la verront pas parce qu'ils ne voudront pas la voir. Ils vivent dans un monde de vallées où les merveilles de notre colline ne brillent plus depuis des lustres!

Je demeurai bouche bée un instant. Il n'avait jamais autant parlé depuis trente ans.

– Qu'en sais-tu?… Ils la verront puisque je la vois comme je te vois…

– Es-tu si sûr qu'ils soient capables de nous voir?…

Ce fut à mon tour de hausser les épaules…

– Je vais rejoindre ma mère. Elle m'attend en bas, même si elle ne m'a jamais vu et si je ne la connais pas.

– Diable! grogna le vieillard… Seulement pour ta mère?

– Pour connaître ce monde que j'ai fui et qui m'a insulté…

Le berger muet demeura pensif.

– Soit!… finit-il par dire… Mais puisque ta décision est prise, sache au moins ce qui t'attend…

Il tira une bouffée sur sa pipe. Je fis à nouveau jouer la lumière diaphane sur le diamant.

– Sache ce qui mène les hommes que tu vas rencontrer… Je te donne ma définition… mon triptyque à cinq faces, définition de la quadrature du cercle humain comme je l'appelle…

Le berger demeura muet un long moment, cracha un jet noirâtre en direction du brouillard…

– L'argent… plein les poches… l'ambition… plein les narines… le sexe… plein la cervelle… le mensonge… plein les oreilles… la mode… plein les yeux… un monde d'intellectuels, donc pourri… Le monde de cette fin du XX° siècle…

Il émit un ricanement au-dessus de la vallée profonde et un second jet noirâtre disparut dans le précipice en ponctuation finale du discours.

Je demeurai immobile… Je savais mon compagnon misanthrope, mais à ce point-là… Étonnant quand même!

– Tu deviendras comme eux! qu'il me dit sans tourner la tête.

– Jamais! Plutôt la vérole!…

– Tu rencontreras les kafkards…

– Qu'est-ce que c'est ce truc-là?

– Ils te dévoreront la cervelle…

Je ricanais…

– Je suis trop malin pour qu'ils m'attrapent!

– Ils te feront adorer leurs idoles!

– Je me fous de ce qui fait le charme de la porcherie humaine!… Je me fous de l'argent comme des honneurs!…

Excusez-moi pour ces phrases, chers lecteurs, mais il faut ce qu'il faut! Je bataillais dur pour convaincre le berger.

– On dit ça! Mais lorsque ces faveurs arrivent, on se trouve toujours l'excuse pour les accepter! gloussa-t-il en montrant ses chicots noirs… Tu accepteras leurs mœurs qui excusent leurs vices et ne condamnent que ce qui pourrait nuire à leurs perversions et leurs petits trafics de basse politique! S'ils défendent tous la République, c'est uniquement pour sauver leurs seuls intérêts!

– Je reviendrai parce que le monde est meilleur que ce que tu crois!

– Tu ne reviendras plus ici!…

– Je reviendrai un jour quand le temps sera venu…

La main du berger effleura mon épaule.

– Adieu… Tu ne reviendras pas… Tu ne me reverras plus… Tu oublieras le chemin…

– Je reviendrai…

– Tu oublieras jusqu'à l'existence de la colline!

– Je n'oublierai pas…

– Tu oublieras parce que tu as une âme d'enfant et qu'ils te fabriqueront une âme d'adulte…

– Et qu'est-ce donc qu'une âme d'adulte, toi qui sais tout?

– L'âme d'adulte c'est tout simplement l'absence de l'âme d'enfant…

– Je garderai mon âme d'enfant, par les cornes de Lucifer!

Le silence s'abattit entre nous. Le berger prit la pierre bleue de ma main, la soupesa un instant, admira les feux et la posa en équilibre sur la roche.

– Je devrais peut-être la jeter dans le précipice! grogna-t-il.

– Qu'attends-tu? rétorquai-je…

Il hésita un instant…

– Ce serait à toi de le faire, pas à moi!… finit-il par maugréer… Ce qui brille n'est que miroir aux alouettes… Va donc puisque tel est ton choix, et n'oublie jamais que, là-bas, tout n'est que vanité… Leur monde n'est plus guidé pour l'intérêt de l'Homme, mais pour l'intérêt de l'argent. Tout n'est qu'économie!

– M'accompagnerais-tu si je te le demandais?

Le vieillard prit le temps de tirer sur la bouffarde et de caresser le bâtard à poil noir…

– La porcherie humaine, comme tu dis, ne m'intéresse pas… Désolé… finit-il par maugréer à travers les poils hirsutes d'un visage mal rasé…

– Adieu, vieux berger… vieil ami… répondis-je pendant qu'il me rendait le diamant bleu.

– Adieu, puisque nous ne nous reverrons jamais plus.

Il n'y avait plus rien à dire. Je me levai enfin et sans un mot, sur un dernier signe de reconnaissance, repris la route de mon destin.

L'air vibrait, les cigales chantaient et les abeilles butinaient comme il se doit. J'avançais sur la terre aride de ce plateau désolé des Hautes Corbières, sur ma terre maternelle. Sur l'argile rouge du vieux massif de l'ère primaire, sur cette terre magique du début de la vie qui avait vu plus tard courir pendant des millions d'années les dragons monstrueux du secondaire bien avant l'arrivée des premiers hommes d'Europe. Terre des légendes avec la ville celte, antique et fabuleuse, de Rhenae, avec ses mines exploitées par les anciens Grecs, terre sainte des Wisigoths, terre de refuge du dernier héritier de Mérovée pour échapper aux glaives du Carolingien, vallée du Roi Arthur dans le récit des Chevaliers de la Table Ronde, vallée de l'hérésie cathare, encore peuplée des débris des citadelles du vertige de l'ancienne frontière d'Aragon. Mes Hautes Corbières, pays des corbeaux et de mes rêves.

Je retrouvai le sentier et m'enfonçai presque aussitôt dans l'ombre austère de la vallée, serrant fort dans ma paume l'étrange pierre. Un court instant, avant un virage à même une paroi de granit, je me tournai une dernière fois. Le berger immobile était toujours sur l'éperon… peut-être m'observait-il… et, sur la crête même de la colline, au-dessus de la caverne, les enfants silencieux devaient me saluer en agitant leurs mains et leurs ailes en guise d'amitié. Mais je ne les voyais plus. Je fis un dernier signe et l'insidieuse obscurité de la vallée emporta définitivement mon image. Le gouffre ouvrait ses entrailles toute proches, sans fin sous la masse vivante des nuées que je dominais encore. Entrailles noires et béantes peut-être d'une blessure amère et jamais cicatrisée de cette Terre des temps immémoriaux, comme une blessure de quelque combat de Titans sous les regards de Dieux oubliés. Les bruits se firent sourds et le brouillard monta dans ma direction tandis que je suivais la pente qui courait au gré des fantaisies de l'unique raidillon, glissant ici sur un talus, butant là sur une rocaille, contournant plus loin un arbre mort ou sautant un ru à sec. Je traversai un torrent dont les maigres eaux riaient sur les galets, m'arrêtai sur une pierre couverte de mousse. Le reflet me renvoya une image déformée par des vagues qui jouaient sous une chute, mais ce n'était pas mon visage. Ce n'était plus mon visage, peut-être déjà le visage des autres. Je me levai et repartis. Et puis, brutalement, le brouillard enserra mon corps, mes yeux, mon cou. Un brouillard aussi froid et aussi humide qu'une peau de boa. Heureusement, je connaissais chaque pierre. Un instant, la tentation me vint de retourner vers mon soleil, mais j'ouvris la paume. La pierre bleue était là, luisant d'un éclat humide et glauque dans l'étrange pénombre qui m'entourait. Je refermai la main avec précaution et repris ma course après un sévère éternuement. Quelques mètres plus loin, je glissai sur l'herbe humide et, sans lâcher le diamant, me rattrapai aux branches humides et tordues d'un squelette de broussaille morte qui m'étreignaient. Je me dégageai avec peine puis repris ma course sous les grands cèdres. Mais, au fur et à mesure que je dégringolais, un bruit sourd vibrait dans ma tête, d'abord imperceptible puis net. C'était toujours comme cela lorsque je descendais en la vallée. Les rares fois où je descendais… Enfin la pente diminua et le sentier me jeta sur le goudron verni de la large route qui menait au village. Je suivis encore une pente, traversai une arche de pierres mortes qui enjambait la rivière aux eaux sales et arrivai à la première maison. Ma mère se tenait là qui m'attendait. Elle ne m'avait jamais vu, moi non plus d'ailleurs, mais je la reconnus aussitôt. Elle aussi…

– Enfin! Te voilà! Où étais-tu passé toute la journée? Tout le village t'a cherché avec les gendarmes de Mouthoumet!

– J'ai le droit d'être libre! C'est toi ma nouvelle maman?

Elle haussa les épaules comme d'habitude…

– Suis-moi et arrête de raconter tes bêtises! ordonna-t-elle le plus naturellement du monde et comme je ne voulais pas être un fils contrariant, je la suivis docilement.

– J'ai le droit d'être libre! J'ai le droit d'être libre! J'ai le droit d'être libre!

– Tu n'as que le droit de te taire… Tais-toi et suis-moi…

Nous pénétrâmes dans le village désert, elle toujours devant, donc moi toujours derrière. Les maisons ne montraient que de tristes silhouettes gommées par le brouillard. Je suivis ma nouvelle mère jusqu'à l'entrée d'un grand jardin au fond duquel se dressait une bâtisse de style colonial et emprunté. Ma propre maison! Les murs, humides et glacés, frissonnaient de froid.

– Deux heures que je t'attendais à côté du pont!… finit par dire la femme en se tournant avant d'ouvrir une porte monumentale… une porte de prison…

Pour la première fois, un timide rayon perça le ciel des lieux et je pus examiner celle qui était venue à ma rencontre. Ma mère était une femme grosse, vieille et laide, avec un visage fardé comme ce n'était pas possible et un bonnet rouge criard du plus mauvais effet qui trônait sur quelques maigres cheveux accrochés en chignon à l'ancienne mode. Comme la masse de toutes les mères que j'avais eu avant! Un curieux bonnet rouge avec des plumes de corbeau malade plantées dessus. Pourtant, à part ce détail farfelu, les habits montraient un certain luxe, même s'il était soigneusement caché.

Sous un œil autrefois bleu horizon, maintenant devenu féroce, et qu'elle cachait à moitié sous la lourdeur d'une paupière endormie, elle montrait une bouche mince, amère et dictatoriale en forme de balafre sanguinolente. C'était quand même une vieille femme qui avait perdu une taille de guêpe depuis des lustres… Mais dont on devine immédiatement qu'elle en a conservé l'aiguillon "avecque" le venin! Suivez mes lecteurs! Il s'agit de la guêpe, pas des lustres! Elle agita une main grasse sous mon nez et je pus admirer une kyrielle de bracelets et de bagues aussi énormes que de mauvais goût. Ils ne valaient pas ma pierre bleue!

Elle surprit mon regard étonné.

– Ça vaut son pesant d'or, mon petit!… Je suis contre l'argent montré d'une façon ostentatoire, mais il faut en avoir, n'est-ce pas?…

Je ne répondis rien parce qu'il n'y avait rien à répondre.

– Et puis, je ne l'ai pas volé, tu le sais! Je l'ai gagné en donnant de menus services à des entrepreneurs de travaux publics… ajouta-t-elle dans un grand rire… Pas vu, pas pris!…

Toute la morale politicienne française résumée dans la formule!

Elle agita ensuite, autour de son cou, un effroyable collier de verroterie et de métal tordu, plus proche d'une chaîne de vélo que d'un art d'orfèvre et qui devait peser pas loin de huit livres…

– Quant à ça, le seul bijou signé Picasso et Chagal… ils se sont mis à deux pour le fabriquer… il vaut une fortune… Tu m'entends, une fortune…

– Ça ne me plaît pas! répondis-je…

Se mettre à deux pour créer une telle horreur! C'est du vice!

Elle fronça les sourcils.

– Tu n'as aucun goût. Ton éducation reste à faire si tu veux réussir dans la vie! Sache que ce qui a du prix, comme ce qui est à la mode, est toujours de bon goût!… Par définition!… Le monde que tu vas côtoyer a ses règles. Tous les experts en art que sont devenus les banquiers te le diront!

J'avais de plus en plus mal à la tête… Je parvins à ouvrir la main…

– Regarde ce que j'ai, moi!…

Ma mère se pencha et haussa les épaules.

– Tu ne tiens qu'un vulgaire caillou!

Je tombai les yeux à mon tour. Ma main tenait une pierre informe d'un bleu gris, sale et délavé… Je demeurai immobile, plus pétrifié que la pierre…

– Allons. Ne fais pas cette tête!… Entre et mets-toi au chaud… annonça la femme en me poussant dans le dos. Ah! Si tu avais été capable, je t'aurais fait entrer à l'École Nationale d'Administration par piston! Le Bon Dieu ne l'a pas voulu!

Elle poussa le battant et je la suivis après avoir jeté vers le ciel déjà sombre la pierre maudite qui m'avait mené en ces lieux…

– Monte dans ta chambre! Une chance que je t'ai trouvé au bout du village!…

– Je monte si je veux!

Et je me suis endormi immédiatement.

CHAPITRE 2

J'ai trouvé un manuscrit. Un manuscrit pas terminé… Je crois bien que c'est moi qui l'ai écrit. Enfin, je ne me rappelle pas très nettement l'avoir commencé. Il y a si longtemps! Pourtant, plus j'y pense, plus je suis certain que c'est mon manuscrit. J'ai dû l'écrire dans un autre monde ou dans une autre vie ou du temps d'une autre mère! Enfin, je vais le continuer…

– Maman, je vais devenir le plus grand écrivain de tous les temps parce que j'en ai assez d'être le plus grand stratège militaire de tous les temps!…

– Non! Arrête de dire des bêtises!

C'est maman qui est dans la cuisine et qui répond.

– Va me chercher la pierre bleue que j'ai jetée tout à l'heure devant la porte!

– Arrête de dire des bêtises! Cela fait huit jours que tu es couché avec de la fièvre et que tu délires…

Je déteste ma nouvelle mère. Elle est comme les autres! Elle ment! Elle ment comme seules peuvent mentir les mégères et les harpies! Elle veut garder la pierre bleue pour elle seule, mais je sais qu'elle ne la trouvera pas! Elle a perdu le regard de l'enfance. Je sais! Mieux vaut que je détourne la conversation… J'espère, chers lecteurs qui me lirez un jour, que vous comprenez ma position!… Non, que vous comprendrez!… Je n'ai d'ailleurs pas à justifier les décisions que je suis forcé de prendre et je me fous de ce que vous pouvez penser!… de ce que vous pourrez penser!… de ce que vous pouvez penser…! Foutez-moi la paix et laissez-moi reprendre ma conversation avec ma nouvelle maman!

– Arrête d'écrire en même temps que tu parles! lance ma mère pour me déconcentrer… Tu es en plein délire…

– Non! Je ne délire pas! Je sais ce que je dis, mère indigne! Je retrouverai la pierre bleue! Laisse-moi sortir de la chambre!

– Arrête! Tu as encore trop de fièvre, mon petit! Va jouer avec tes soldats de plomb puisque tu aimes ça et que le docteur a dit que ce n'était pas dangereux!

– Non! Désormais, je serai simplement le plus grand écrivain anglo-saxon d'origine catalane!

– Tu descendras plus tard! On mange dans une heure!

– Je vais philosopher! J'aime!

… parce qu'il faut dire que du temps ancien de mes autres mamans, j'étais le plus grand général de tous les temps… J'avais une armée de soldats que je faisais manœuvrer dans ma chambre, sous les meubles ou sur les draps, suivant les impératifs de la stratégie napoléonienne. Je n'ai jamais perdu une seule bataille contre les araignées et les cafards que j'écrasais à coup de canons avec mes billes en verre et qui me permirent de vérifier dans leur intégralité tous les postulats du cher regretté Von Clausewitz. Je suis le seul à pouvoir le comprendre dans sa totale génialité intrinsèque. J'ai appris par cœur tous les postulats qui permettent de prouver indubitablement que la raison du plus fort est toujours la meilleure puisqu'il est le seul à en avoir une et que Dieu, le Droit des Peuples, la Légitimité, la Légalité, la Fraternité, l'Égalité, même la Liberté et surtout la Justice et Tutti Quanti sont toujours avec les gros bataillons contre les petits et encore plus contre les individus isolés… des individus isolés dangereux qui, non contents de lutter contre leur isolement, doivent donc en plus se battre férocement contre des tas de bataillons et n'ont aucune chance d'avoir raison devant Tutti Quanti, donc qu'en fin de compte, l'armée, quoiqu'on en dise… c'est Carl Von Clausewitz qui l'a précisé lui-même en aparté dix minutes avant sa mort… n'a pas été uniquement créée pour donner des aubades musicales sous des arcades ou manger des petits fours dans les réceptions huppées de la gentry prussienne, mais surtout, ne l'oublions pas, pour apprendre au commun des mortels à marcher au pas cadencé en rang d'oignons. Il faut inculquer dans la tête des citoyens moyens modernes, modèles brevetés responsables, la vérité première: plus l'on est armé, plus l'on fait mal, plus l'on est respecté et plus l'on a raison, l'on l'a l'on l'ère l'on l'on l'on comme dit la chanson… et plus long sera le saut et plus longue la chute… Mais c'est décidé, fini l'armée… vive l'intellectualisme moderne et bourgeois… Je quitte l'armée! En temps de paix, dans un pays qui s'est doté d'un ministre de la Culture, les généraux n'ont plus aucune chance de passer à la télévision!

N'est-ce pas, mes chers lecteurs, que je philosophe bien?

Je reviens pour écrire la suite.

La réaction de maman ne se fit pas attendre… Elle prononça d'une voix forte… Elle le prononça tout à l'heure après m'avoir pris le stylo et l'avoir jeté dans la poche de son tablier… Je m'en fous! J'en ai trouvé un autre et j'ai une mémoire excellente… Je suis écrivain en direct aussi bien qu'en différé comme les journalistes à la télé, mais je sais que mes lecteurs préfèrent le direct…

– Arrête d'écrire! crie maman dans la cuisine… Ça va t'énerver davantage! Tu restes militaire!

– Rends-moi mon stylo! Voleuse!

– Non!… Tu es militaire, reste-le jusqu'à nouvel ordre!…

– Et si je refuse?

– Tu obéiras à maman si tu veux réussir dans la vie et t'élever au plus haut de l'échelle sociale jusqu'à devenir comme mon Mitterrand… Voilà quelqu'un à admirer à la place de ton Von Clausewitz!

Est-ce que maman a bien prononcé Von Clausewitz ou est-ce que j'ai cru l'entendre? Je ne sais plus très bien! Quelquefois tout me devient flou dans l'œil autant que dans la tête! Et mes idées s'envolent. Comme des tortillons multicolores qui se collent au plafond…

– Qui c'est? que j'ai demandé tout à l'heure à maman…

– Mitterrand?

– Oui! C'est qui?

– Mitterrand!… Voilà un exemple admirable. Un homme sorti du Peuple qui par son génie va réussir à monter sur la plus haute marche du podium! Un homme admirable, un saint!

– Je ne veux pas Mitterrand à admirer!

– Imbécile! gronda ma mère… Quand je pense à ce que feraient certains pour être seulement de ses relations et toi qui pourrais, tu refuses!… Tu ne t'élèveras jamais!

– J'ai perdu mes ailes à la puberté!

– Qu'est-ce que tu racontes? grogne maman… Des insanités?… Prends tes sept pilules! Avale le verre d'eau! Va te coucher et repose-toi!

J'ai répondu:

– Je vais aller dormir parce que j'ai de drôles de bruits dans la tête. Je suis fatigué!

Il me faut toujours attendre que ces crissements s'éteignent pour pouvoir trouver le sommeil! Mais ces bourdonnements sans fin me fatiguent et m'assourdissent. Vivement que j'entre dans un monde de sourds et de muets…

J'ai retrouvé le manuscrit que maman a caché dans l'armoire et je reprends l'écriture.

Je ne devais donc me réveiller que le lendemain matin. Ce jour-là, un soleil pâle et froid brillait dans le ciel. Et je sus alors que dans ce monde-là le soleil ne chauffait plus depuis longtemps!

Puis les jours se succédèrent et j'appris à vivre avec ma nouvelle mère… Je commençais à oublier la colline aux Chimères et mes angelots qui devaient m'attendre là-bas… J'oubliais même d'écrire mon chef-d'œuvre… Oui, celui que vous tenez dans les mains… Et le berger muet… Je l'oubliais aussi… Peut-être même l'aurais-je revu en allant chercher le pain les deux fois par semaine où le boulanger ambulant venait au village… Mais maman refusait de me laisser une initiative quelconque… Elle a dû lire toutes les œuvres du baron… Le sens de la discipline me fit obéir pendant un certain temps jusqu'à ce que l'envie me vint de parler aux autres, même si maman n'aimait pas… Le temps qui nous emporte tous vers une éternité d'oubli dont on ne revient pas. La vie, un accident sans conséquence, une brusque faille temporelle quelque part, unique et imprévisible dans le continuum de quelque infini sans début, la rencontre d'un fœtus et d'un hasard. C'est ma tête qui m'énerve avec ce bruit continu et lancinant dans mes oreilles. N'est-ce pas que je philosophe bien?

Moi, j'aime ma maman.

J'aime ma maman parce que, aujourd'hui, pour mon anniversaire, car elle a décidé que j'aurais un anniversaire même si personne ne connaît ma date de naissance à part moi, elle m'a acheté une rame de papier pour poursuivre mon livre. Parce que je suis un grand écrivain!… Je le sais… J'ai décidé de devenir un grand écrivain pour vous expliquer…

Elle a téléphoné la nouvelle au docteur, son ami…

– Il veut être écrivain maintenant!

…tandis que je tendais mon oreille vers l'écouteur malgré le bras de maman…. et il a répondu:

– Bah!… Pourquoi pas?

Et j'ai ajouté:

– D'ailleurs, si je veux me voir à la télé, il faut que je devienne un grand écrivain. Je vais écrire un livre sur moi. Évidemment, on prétend que le moi est haïssable!… Peut-être pour vous mes chers lecteurs, mais pas pour moi!… Vous avez vos préjugés de civilisés! Enfin ce que vous appelez vos préjugés de civilisés et qui ne sont que des préjugés de bourgeois repus et satisfaits! Moi, je suis le barbare, l'iconoclaste, celui qui détruit les idoles et les idées toutes faites… Non, si je veux réussir et devenir un écrivain célèbre, il faut que je sois un civilisé comme vous et les autres qui me lisez… Je ne suis plus un barbare, mais un civilisé!… Je vais donc écrire un grand chef-d'œuvre civilisé sur moi et la télé parce que toute votre civilisation est basée sur l'image, que tout passe par la télé, que nous devons passer par la télé, que pour réussir une grande carrière il faut passer à la télé. Nous vivons le monde du spectacle. Seul compte la mise en scène. Fini la Créativité. Madame la Régente, Sa Majesté la Créativité se meurt, Sa Majesté est morte! Vive Sa Majesté Carnaval, vive Sa Majesté la Mise en Scène. Adieu Bizet, vive Carmen à la chaîne… Vous verrez qu'un metteur en scène de génie nous montrera une Carmen adaptée aux temps qui courent, en train de danser à poil la séguedille-reggae avec un douanier belge au-dessus des chutes du Niagara… et aphone à cause des courants d'air… Bof!… Vive la grande bourgeoisie intellectuelle!… Elle est la plus vicieuse et c'est pourquoi elle condamne elle-même la bourgeoisie dans son ensemble et dans ses écrits. Mais elle est écoutée… Je vais devenir moi aussi un intellectuel parisien bourgeois et je réussirai mieux que tous les autres. N'est-ce pas que c'est génial ce que j'écris?

D'abord, donc, que je me présente. Je m'appelle évidemment Albert, comme Einstein… J'avais été, autrefois, dans un autre monde, il y a bien longtemps, un enseignant, un maître d'école. J'avais été mis à la retraite avant l'âge légal. Des supérieurs n'appréciaient pas que j'amène en classe un magnifique clairon. Pourtant les gosses aimaient. Ça les faisait rire. J'aime les enfants. Ils savent entrer dans l'imaginaire… Ils adoraient lorsque je leur jouais un air… Je leur laissais le clairon et ils en tiraient des couacs merveilleux. Certains même arrivaient à placer quelques notes.

"Le règlement est le règlement comme c'est marqué dans le Bulletin Officiel de l'Éducation Nationale… Seuls sont autorisés comme instruments de musique les sifflets à roulettes dûment calibrés!"…

Ah!… La discipline, la force principale de l'abrutissement collectif, de l'armée et des fonctionnaires! Est-ce un crime de vouloir remplacer les vieilles cloches que les autres utilisent par un clairon flambant neuf? … Heureusement, je me suis évadé de leur monde insipide et je me suis muré dans une caverne, une caverne à moi, bien à moi, rien qu'à moi… Et j'y serais resté bien au chaud si des cons de fonctionnaires administratifs ne m'avaient pas recalé à l'examen de claironnade et ne m'avaient pas expédié un blâme non motivé! Si! Je serais resté dans ma caverne. Mais je ne sais plus où diable elle se trouvait… Tout est flou maintenant dans ma pauvre tête… Et j'ai tout oublié jusqu'à ce que je me trouve une nouvelle mère parce que l'ancienne, je ne sais plus où je l'ai mise. C'est con quand même de perdre ses mères les unes après les autres… Il faut être ordonné dans la vie…

Quittons le passé et puisque j'ai décidé d'écrire, autant que ce soit un chef-d'œuvre! J'espère que vous, mes lecteurs, vous êtes d'accord! Aujourd'hui, c'est les vacances d'été et je suis content d'être au village parce que j'aime les arbres, mais pas les gens qui rient lorsque je passe sur la place au bras de maman. Maman a dit que c'étaient des imbéciles… Maman a bien raison, ils sont stupides. D'ailleurs, lorsqu'on passe à côté, ils ricanent et elle me dit chaque fois de ne pas tourner la tête. Un jour, je me retournerai sans que maman s'en aperçoive et je leur tirerai la langue… Ce sera bien fait pour eux!… Mais je n'ose pas parce que si maman me voyait… Je suis content et je vais écrire sur le papier tout ce qui passera par ma tête… parce que je pense tout le temps et quelquefois si fort que ça me fait mal là… là où j'ai le doigt. Alors tout tourne et je m'arrête de penser…

Enfin, je vais devenir un grand romancier et on me verra à la télé. Pour ceux qui l'ignorent "télé" est l'abréviation de "télévision". J'aurai le prix Goncourt du meilleur écrivain. J'ai lu dans un magazine qu'ils ont un joli habit vert tout chamarré de feuilles d'olivier… Il y avait la photographie d'un habit vert et d'un quidam inconnu à l'intérieur… Et ils sont quarante. Avec moi, ils seront quarante et un. Je les inviterai à venir chercher des diamants bleus dans ma caverne… Malheureusement, je ne sais plus où elle se trouve… J'ai même perdu la colline aux Chimères! Elle a dû disparaître de l'emplacement où elle était autrefois, il y a si longtemps…

Maman entre dans ma chambre et veut lire ce que j'ai écrit, mais moi, je ne veux pas. Elle a insisté, mais j'ai crié fort. Alors, elle a ouvert de grands yeux et battu précipitamment en retraite. Elle n'aime pas le scandale à cause des voisins qui nous observent à longueur d'année. C'est que, maintenant, je suis un grand écrivain, il ne faudrait quand même pas qu'elle l'oublie… J'ai des droits, je vais passer à la télé. Je suis content, je suis content et j'ignore pourquoi. C'est la fête malgré le vacarme dans mes oreilles!…

J'aime quand même ma nouvelle maman…

J'arrête ce chapitre parce que je n'ai plus rien à dire. Et puis, il est trois heures du matin et il faut que j'aille manger un morceau et boire un verre de vin en cachette à la santé de mes futurs lecteurs. Honnêtement, je pense qu'ils le méritent! Non, que vous le méritez!

 

 …

 

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