La mort de l'amiral Reilk
Ernest Rougé
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
Format 21x15 – De luxe – 610 pages – 8 heures de lecture
En Amérique latine, sous une dictature en perdition, l'ascension et la vie sentimentale agitées d'un officier pas comme les autres, alors que le pays va s'enfoncer dans la guerre civile.
Roman
***
Chapitre I
A l'instant où la porte du bureau du Président-Général Federico Llanos se referma sans bruit dans son dos, l'amiral Hans Reilk n'avait plus que sept minutes à vivre. Sept minutes pour entrer dans la légende de l'Histoire. Sept minutes avant que le pays ne s'enfonce dans la tragédie la plus totale…
C'était le mercredi 4 janvier. Les cloches de la cathédrale Santa Monica l'accueillirent à l'air libre, portées par le vent du désert de Chuba, martelant la première heure du chaud après-midi estival de la capitale San Pedro. Celui qu'on appelait l'éminence grise du "Costa Carena", ce petit pays resté l'une des dernières dictatures sud-américaines, dressa son imposante silhouette dans la pénombre entre les colonnades, en haut des marches de porphyre. Le perron du Palais donnait sur les jardins de la Présidence.
Instinctivement, la garde d'honneur rectifia la position. Rutilante sous l'uniforme de blanc immaculé aux parements de pourpre et d'or, fourragère écarlate sur l'épaule, avec le casque surmonté de l'aigle des cavaliers de la mort du Kaiser flamboyants sous l'ardeur du soleil… souvenir des surplus militaires d'après la première guerre mondiale. Un jeune lieutenant s'immobilisa dans un claquement de bottes et un salut tout en raideur.
L'amiral Reilk vissa sur son front la casquette sombre d'officier général du "Servicio de Seguridad Militar", parée des trois étoiles au-dessus du galon brodé de feuilles d'or de lauriers, surmonté de l'écusson du fameux régiment "Erizo" de triste mémoire. Au-dessus des rangs multicolores des décorations, l'écusson de la flotte, deux ancres en croix, rappelait l'origine de l'arme de l'officier, juste sous la tête de mort des troupes d'élite du régime. Il descendit les marches avec cette espèce de détachement et de lenteur calculée qui n'appartiennent qu'aux habitués des allées du pouvoir, renifla, huma l'air un court instant comme en équilibre sur une marche avant de sortir du cône d'ombre que laissait un angle de la bâtisse sur l'escalier monumental. Son imposante silhouette prise dans le grand dolman opale d'apparat gicla sous la lumière crue, accompagnée par celle plus svelte de son officier d'ordonnance et adjoint, le colonel de cavalerie Alonzo Ruiz, sanglé dans un uniforme gris plus simple. Un homme toujours aussi sec, aussi sinistre, toujours un pas en arrière de l'amiral et toujours accompagné de son éternelle serviette de cuir fauve sous le bras. Le soleil flamboya sur les ors.
L'amiral prit le temps de glisser une main moite dans un gant immaculé et rendit d'un geste imperceptible son salut à la garde qui présentait les armes sur un ordre bref du lieutenant, au même instant où les quatre motards de l'escorte spéciale de la police de l'armée saluaient comme un seul homme dans un garde-à-vous impeccable. L'ancien commandant en chef de la marine, membre de la Junte, l'âme damnée du complot qui avait renversé la République de Madera, devenu chef des services secrets de l'armée… "El Servicio de la Seguridad Militar"… c'est-à-dire des services d'Espionnage, de Contre-Espionnage, des Renseignements et de Police Politique, descendit les dernières marches en direction de la puissante berline, la fameuse Mercedes noire blindée qui, dans un dernier crissement des pneus sur le sable de l'allée, s'immobilisait devant la dernière marche.
Le lieutenant commandant le détachement de la garde croisa un bref instant le regard gris de ce personnage dont on disait qu'il était le véritable maître du pays. L'amiral ne lui prêta pas plus d'attention qu'à un mendiant et le lieutenant osa détailler l'homme.
L'amiral Reilk avait largement passé la soixantaine mais ce sportif avait gardé un corps d'athlète. Grand, il mesurait près d'un mètre quatre-vingt dix. Bien bâti. C'étaient les épaules fortes qu'on remarquait en premier dans la silhouette générale, tellement carrées qu'elles parvenaient avec l'aide du dolman à cacher un léger début d'embonpoint. Seul, le visage légèrement épaissi où transparaissaient la dureté de l'homme et cette impassibilité qu'affichent certaines personnes au faîte du pouvoir, portait les marques de l'âge. Un visage buriné, alourdi, comme taillé à la serpe, avec une mâchoire carrée qui laissait deviner l'arrogance du personnage et une commissure de lèvres pour marquer le dédain. Un homme beau, par ailleurs, surtout par ce regard gris pâle, peu commun dans cette partie du monde, et qui avait fasciné et fascinait encore tant de femmes. L'amiral se tourna vers le colonel Ruiz. Il avait son franc-parler de vieux militaire.
– Ce con de Llanos… notre cher Président-Général… se fait donc du souci pour cette saleté d'affaire. Ces salopards de journalistes!…
Le ton légèrement guttural se voulait humoristique mais marquait plutôt l'irritation.
Le colonel ne répondit rien, trop habitué à ne pas interrompre son chef. Ce n'était pas pour rien qu'on l'avait surnommé "Sombra muda", ombre muette.
– Faire ressortir le passé. Ils n'ont que ça à foutre! Et les services américains commenceraient à s'agiter! Faux! Je suis trop bien placé pour le savoir!
– M'est avis que l'affaire se calmera! suggéra enfin le colonel…
– Ces cons de journalistes américains! Ils n'ont rien dans leur dossier! Et en supposant que ce soit vrai que j'ai été officier SS!… J'avais vingt ans à l'époque!
L'amiral se renfrogna. Il était bien là, le secret de sa vie… lui, l'ancien lieutenant SS Karl Brunner… un passé qu'il avait cru enterré à jamais, enfoui seulement au plus profond de ses souvenirs nébuleux… et voilà qu'il resurgissait par la magie de la plume de quelques écrivassiers prêts à le traîner dans la boue pour une réussite dans leurs carrières…
– … une campagne de presse de ces cons de journalistes occidentaux, reprit-il… des calomnies de salauds… Brinton s'est renseigné…
Michaël Brinton était le patron régional de la CIA, la Centrale des services de Renseignements américains, celui avec qui il travaillait en étroite collaboration, "son antenne sur la planète" comme il disait.
– … des journalistes véreux… encore des juifs… s'ils étaient ici… monologua l'amiral en s'engouffrant dans la limousine garée à l'ombre du Palais…
L'aide de camp fit rapidement le tour du véhicule et disparut à son tour à l'intérieur pendant que les quatre motards, avec un ensemble presque parfait, se dressaient sur les machines.
L'explosion des moteurs secoua un instant la torpeur et la poussière des jardins du Palais présidentiel, puis avec une cohésion de spectacle rôdé, le véhicule prit la courbe, encadré par les motocyclistes, emprunta l'allée centrale, croisa une unité motorisée de la garde présidentielle, s'engouffra sous le porche qui donnait sur la "Gran Calle Del Sol".
La rue totalement vide, c'était l'heure de la sieste, absorba la Mercedes et l'escorte dans sa fournaise. Une rue large, bordée de vieilles maisons de l'époque lointaine de la conquête espagnole, reconnaissables aux fenêtres alignées, hautes et ouvragées, protégées par des grilles de fer forgé, trouant des murs austères qui régurgitaient une lumière crue, vibrante, immatérielle et pourtant pesante. Avec quelques petits magasins qui trouaient quelques rez-de-chaussée. L'amiral, surpris, cligna des yeux un instant puis détourna le regard…
– Oui, Llanos, le cher Président-Général de notre bon peuple, se fait donc du souci pour cette minable affaire sur ma personne… Il s'inquiète à mon sujet! Moi, je m'en fais plus avec ses idées de rapprochement économique avec Cuba et Fidel Castro! Sans compter ces grèves perlées des mineurs et des étudiants qui n'arrêtent pas! Ces cons, noyautés par les communistes, veulent la démocratie! Voilà ce qui pourrait être plus grave pour le pays!
– Je suis entièrement de votre avis! acquiesça derrière ses lunettes de myope le colonel Ruiz, aussi impassible et raide qu'un officier de la garde protocolaire recevant le grand cordon de commandeur de la Cruz Azul…
– Cette histoire de village polonais entièrement rasé en 44! Sortie on ne sait d'où! Comme s'il n'y avait eu qu'un village rasé!… Les cons!… Et le bombardement de Dresde?… Pourquoi aurais-je donc d'excellentes relations avec les services secrets israéliens si j'étais un criminel de guerre en cavale! Et c'est moi qui ai eu l'idée de collaborer avec les Israéliens pour lutter contre les Cuncheros…
– Vous avez parfaitement raison!
L'amiral Reilk jeta un coup d'œil amusé sur son second. Le colonel Ruiz faisait parti de ces hommes qui montent le respect de la hiérarchie jusqu'aux sommets les plus hauts. Un officier admirable pour ses supérieurs!… Obéissance au doigt et à l'œil et manque total de toute initiative! Pourtant, au plus profond de lui, l'amiral n'avait que mépris pour son collaborateur, cet officier qui passait le plus clair de son temps à dépenser sa paye dans les bordels de luxe de la capitale, tandis que son épouse se tuait à économiser pour élever les enfants qu'il lui avait donnés…
– Ruiz, merde! ne put s'empêcher de grogner l'amiral. Arrête donc d'approuver tout ce que je dis! Je préfère ne pas t'entendre!
L'autre se le tint pour dit et s'apprêta à ne plus ouvrir la bouche jusqu'à l'arrivée à la caserne Milan, siège du SSM, le "Servicio de la Seguridad Militar".
La caserne Milan se trouvait bâtie sur la colline du même nom qui s'élevait en pente douce au nord de la capitale. Elle surplombait admirablement la ville et, de chacun des miradors d'angle, on pouvait apercevoir les ocres des terrasses qui variaient suivant les heures de la journée, troués çà et là par quelques palmiers squelettiques, quelques magnolias ou les colonnes vert sombre de palmiers agités par l'air surchauffé. Au loin, on devinait la flèche typique de style rococo espagnol de la cathédrale Santa Monica qui cachait en partie l'une des façades du Palais présidentiel et la totalité du Palais des Congrès. La caserne Milan se trouvait à quelque huit kilomètres du Palais présidentiel.
– Oui! Cette idée saugrenue de rapprochement avec Cuba va nous mettre le gouvernement américain sur le dos!… Après tout ce qu'ils ont fait pour notre pays et notre armée, je ne crois pas qu'ils apprécieront… Qui a bien pu foutre ces idées dans la tête de Federico! Ce con de Montanero?
Montanero était le tout-puissant ministre de l'Intérieur. Reilk détestait cet ancien ministre de la République de Madera, devenu à force de compromissions politiques le bras droit du dictateur.
Il y eut un silence. L'amiral Reilk jeta un nouveau coup d'œil sur le colonel mais l'autre demeura de marbre…
– Tout ça pour ce pétrole qu'on vient de découvrir au large de nos côtes, ce fameux pétrole "off shore" comme disent les techniciens! Du pétrole à cinq kilomètres de nos côtes et la découverte d'un gisement soi-disant énorme! La nationalisation du Consortium "UPI" "United Petroleum Incorporated", c'est une idée totalement saugrenue!… Les grandes compagnies américaines n'apprécieront pas non plus… Surtout si nous choisissons une compagnie française pour l'exploitation!… Qu'en pensez-vous, Ruiz?
L'amiral aimait bien ennuyer le colonel par ses questions. C'était le moment qu'il employait toujours pour vouvoyer son second.
– Bien entendu! se contenta de grogner le colonel en ouvrant machinalement la serviette posée sur ses genoux.
Comme pour chercher un réconfort dans la paperasse et les flots de tampons…
– Brinton m'a déjà fait connaître… tu le sais, je te l'ai déjà dit l'autre jour… le département des affaires étrangères américain fait la grimace!…
– C'est compréhensible! osa juger le colonel Ruiz…
– Fini les aides financières désintéressées des banques et de leur administration! monologuait l'amiral en admirant une silhouette féminine sur un trottoir… Les Américains risquent de nous lâcher… de lâcher Llanos…
– Ce qui revient au même!… prononça le colonel.
L'amiral sourit.
– Sans compter que le rapprochement avec Cuba va encourager les derniers Cuncheros à rançonner davantage les petits propriétaires terriens des campagnes et à implanter leur mouvement dans les zones urbaines! Ce con de Montanero manœuvre Llanos et l'autre n'y voit que du feu!
– Bien évidemment!
– Les Cuncheros, c'est pas grand-chose en fin de compte… des nostalgiques de la révolution marxiste. Des héritiers attardés de Che Guevara… quelques intellectuels débiles et quelques têtes brûlées pour ne pas dire voyous… C'est Cuba qui les arme mais au compte-gouttes! Si ces révolutionnaires de pacotille reprennent le maquis, c'est excellent pour Montanero! Il en profitera pour étendre son influence!…
– Bien entendu!
– A propos! Tu m'as dit ce matin qu'une enquête signalait une menace d'attentat urbain?… Ce serait bien le premier! ricana l'amiral… A part attaquer quelques péons égarés ou quelques bureaux de poste de villages, ils n'ont pas fait grand-chose…
– Oui, amiral!
– Ils nous servent aussi en fin de compte puisqu'ils justifient en partie les dépenses militaires et la nécessité d'existence d'une armée!…. ricana Reilk… Et puis nous les connaissons assez pour savoir qu'ils n'ont pas les moyens d'un attentat important! Nous avons toujours entretenu d'excellentes relations avec Fidel Castro et puisqu'elles vont même en s'améliorant… A propos, qu'est-ce que c'est ce rapport que nous avons reçu hier?
– Un rapport de nos services spéciaux, en provenance d'un de nos agents qui a infiltré les milieux étudiants gauchistes… le bruit court qu'un attentat serait en préparation… mais ce n'est qu'un bruit… nos agents essaient d'obtenir des précisions…
– Quelle sorte d'attentat? Contre des biens? Contre des personnes?
– On n'en sait trop rien encore! admit le colonel… Il semble que ce soit contre une personnalité du régime!!
– Comme à chaque fausse alerte!
– Comme à chaque fausse alerte comme vous dites, amiral!
– Nos agents!… grogna l'amiral… Nos agents, c'est Paco Fernandez, un point c'est tout! Il est le seul à avoir une tête d'intellectuel dans tous les services de la "Seguridad". Maigre, sale et même pouilleux!
– Effectivement! Le seul à pouvoir infiltrer certains milieux gauchistes révolutionnaires!
L'amiral ricana une nouvelle fois.
– Révolutionnaires?… Des fils de bourgeois arrivés! Ils sont aussi révolutionnaires et communistes que toi! Ils ne se cachent même pas! Il suffit d'entrer dans un bar proche d'une Faculté pour entendre leurs théories! Toute la police sait ce qu'ils disent! Et il suffit d'avoir les cheveux longs et de nager dans la crasse pour entrer dans le mouvement sans même le demander!
– Absolument!
– Mais si je comprends bien, cette fois tu prends cette piste d'attentat un peu plus au sérieux?
– Je crois à une rumeur sans fondements! Un attentat contre une personnalité importante du régime, paraît invraisemblable. Ce sont les mots même entendus et rapportés par Paco Fernandez! Une personnalité importante du régime… Ce qui le trouble, c'est qu'il n'arrive pas à connaître l'origine de ces rumeurs, ni le nom de la personnalité importante du régime…
– Ça ne nous dit pas grand-chose tout ça!
– Effectivement!
– Mais, tu crois vraiment à une possibilité d'attentat? interrogea l'amiral.
Comme à l'habitude, le colonel donna la réponse que son chef devait attendre.
– Absolument pas!… Notre agent à Cuba est bien placé pour rapporter les rumeurs fondées!… Qui dit attentat dit armes!… Donc, pas d'armes, pas d'attentat! Encore une rumeur que laisse courir un gauchiste en overdose et tout le pays emboîte le pas!
– Et qu'est-ce qu'il raconte notre agent? Pas le moindre indice de l'origine de ce bruit?
– Rien. Il n'a entendu parler de rien! C'est pourquoi cette histoire d'attentat paraît tout à fait invraisemblable!
– En effet! Si quelque chose devait se préparer, Cuba aurait donné son feu vert! Et tous les renseignements concordent depuis des mois… En plus, Cuba n'a aucun avantage à nous flanquer des bâtons dans les roues… Surtout maintenant que Llanos veut lui vendre du pétrole bon marché!
– C'est ce que je pense! acquiesça le colonel toujours aussi raide.
– Sans compter, renchérit l'amiral, que Castro lui-même mise à l'heure actuelle sur un rapprochement de nos deux pays! Nous éloigner des Américains, quel rêve pour La Havane! La seule hypothèse serait… si l'attentat avait lieu… qu'il aurait été monté par des dissidents de la pensée du lider maximo Castro! Ça paraît impossible!
– Castro trouve que le pétrole des Russes lui coûte trop cher! Il est possible que les Soviétiques essaient, par l'entreprise de Cubains haut placés, de désamorcer coûte que coûte le rapprochement entre nos deux pays!
– C'est vrai! Castro veut plutôt se délivrer au moins partiellement de la mainmise des Soviétiques sur ses approvisionnements énergétiques. Il est possible que les Russes voient toutes ces manœuvres d'un mauvais œil…
– Absolument!
– Ils devraient quand même nous préférer tous aux Américains!… A moins que l'attentat soit le fait de la CIA… pour couler le rapprochement avec Cuba. Ce serait Montanero qui serait la cible privilégiée…
Cette idée amusa l'amiral et il se dérida en considérant le visage toujours aussi sévère du colonel…
La conversation aurait pu rouler davantage mais une exclamation du chauffeur l'interrompit.
– Mais qu'est-ce que fout ce con?
La puissante Mercedes blindée, toujours encadrée des quatre motards, venait de quitter la "Gran calle Del Sol" dans un virage à angle droit pour déboucher sur la calle "San Isidro de Sevilla", une rue étroite, toute en longueur, toute droite, bordée de petites maisons populaires, qui débouchait un kilomètre plus loin, à la sortie de la ville, sur la route Trenta y Tres, laquelle menait à la caserne Milan, siège de la "Seguridad".
Un camion de déménagement d'un jaune criard venait de déboucher d'une ruelle, une centaine de mètres devant, brûlant le panneau STOP de signalisation et coupant la route jusqu'à occuper le milieu de la chaussée…
Un coup de sifflet retentit et le sergent Cadeon, chef de la section des motards, accéléra son engin brutalement, doubla l'énorme camion et fit signe au chauffeur de freiner et de se rabattre à droite. Un second motard enclencha une sirène de police et la lourde Mercedes blindée doubla sans aucune difficulté.
– Il faudra que le ministre des Transports revoie les modalités d'obtention des permis de conduire… A propos, vous le connaissez?, demanda le chef de la "Seguridad Militar".
– Qui ça?
– Notre ministre des Transports?
– Un civil?
L'amiral Reilk ne put s'empêcher de sourire…
Une nouvelle exclamation du chauffeur détourna son attention…
– Encore des travaux!
La Mercedes toujours encadrée par les quatre motards ralentissait. Des travaux à hauteur d'un carrefour sans importance, signalés non seulement par l'habituelle camionnette bleue du service de voirie à l'arrêt, mais par une forêt de panneaux triangulaires et un feu clignotant, rétrécissaient la chaussée. Un signe du sergent Cadeon suivi d'un coup de sirène de sa motocyclette et l'ensemble ralentit davantage tandis que le motocycliste prenait la tête du convoi..
– Il faudra que le ministre de la Voirie revoit…
Il n'en dit pas plus. A cet instant précis, un camion grue de dépannage, sans peinture et sans âge, sortait de la ruelle de droite, la "calle Florencia", s'immobilisant brutalement en plein milieu de la rue "San Isidro de Sevilla", barrant totalement le passage. Surpris, le sergent Cadeon venait la percuter de plein fouet dans une explosion. Le second motocycliste qui le suivait à une dizaine de mètres, un brigadier du nom de Portera, freina à mort, se renversa et dérapa sur des gravats dans une gerbe d'étincelles, puis l'équipage de chair et de métal se sépara dans un glissement sans fin, motocyclette d'un côté et conducteur de l'autre. Et tout ça dans la même seconde. L'amiral hurla à l'adresse du chauffeur.
– Freine! Nom de Dieu! C'est pour nous!…
Des ombres fantomatiques dans la poussière soulevée par l'accident, sortaient de la camionnette bleue du service de voirie et des claquements secs d'armes automatiques déchirèrent le silence paisible de la rue dans le même ton de stridulation que les hurlements des pneus bloqués de la berline. L'amiral Reilk et son aide de camp virent le second motocycliste continuer sa glissade sans fin pour finir par percuter un réverbère et s'enrouler autour comme un pantin désarticulé.
– Recule! hurla l'amiral à l'adresse du chauffeur debout sur la pédale de frein tandis qu'un choc arrière ébranlait la lourde voiture blindée. Un des deux motocyclistes de l'escorte venait de s'écraser contre la Mercedes pour retomber le visage ensanglanté sur le coffre arrière de la voiture. L'amiral Reilk et le colonel de cavalerie Ruiz n'eurent pas le temps de se demander où se trouvait le dernier motocycliste. Fauché par une rafale, il percutait avec son engin un des panneaux de signalisation des travaux et, désarçonné, s'empalait littéralement sur un grillage de protection tandis que sa motocyclette disparaissait dans une tranchée. Devant, le sergent Cadeon se soulevait péniblement dans le nuage de poussière de plus en plus épais lorsqu'une ombre bondit dans sa direction en tendant un pistolet. Personne n'entendit l'explosion dans le vacarme mais le corps du sergent sauta d'un coup brutal sur le côté opposé et s'abattit en battant stupidement des bras. Des ombres indistinctes s'agitaient et le staccato d'un fusil-mitrailleur tout proche s'amplifia en même temps que le pare-brise et les vitres blindées du véhicule se constellaient d'étoiles irisées.
– J'écrase le motard? interrogea stupidement le chauffeur en tournant un visage dégoulinant de sueur tandis qu'il enclenchait la marche arrière.
– Recule, nom de Dieu! hurla une nouvelle fois l'amiral… C'est un guet-apens! Recule ou nous allons tous y rester!
Il n'eut pas le temps d'ajouter un autre mot. Le regard déjà effrayé du chauffeur retourné se dilatait sous l'effet de la terreur tandis qu'un bruit énorme montait à l'assaut. L'amiral et le colonel se tournèrent d'un même mouvement vers la lunette arrière. Le camion jaune de déménagement leur fonçait dessus. Le moteur énorme, effrayant avec la calandre et les phares qui lui donnaient une gueule de bête métallique vorace se ruait sur eux dans un bruit de tonnerre. Un choc énorme souleva le lourd véhicule blindé dans un craquement de ferraille torturée. Les occupants, le souffle coupé, ressentirent le choc jusqu'aux tréfonds de leurs squelettes, tandis que la Mercedes poussée comme un fétu de paille encastrait son moteur sous le camion qui barrait la route à l'avant. Le second choc fut tel qu'il manqua basculer le lourd camion grue pendant que les occupants étaient projetés avec une force inouïe à l'avant. Et le silence retomba d'un coup. Un silence plus lourd, un de ces silences qui couvrent un court instant l'immédiat des grandes catastrophes avant les cris de détresse et les hurlements des blessés à l'agonie.
Plus rien ne bougeait. Le pare-brise blindé rosissait lentement à l'avant du véhicule. Des rigoles larges qui rayonnaient dans toutes les directions pour dessiner une carte d'une terre inconnue, une mer intérieure d'un monde où l'eau serait pourpre. Le crâne du chauffeur avait explosé dessus comme une meringue trop mûre et le corps sans vie s'était affalé sur le volant.
L'amiral Reilk examina froidement la situation.
– Le véhicule a tenu… Les secours ne vont pas tarder! grogna-t-il en direction du colonel Ruiz qui le regardait sans mot dire, le regard hébété… L'attentat! C'était le nôtre!
Ruiz demeura dans un silence passif.
– Les secours ne vont pas tarder! reprit le chef des services de Sécurité avec plus de force, tandis que le colonel hochait la tête d'un air quand même pas trop convaincu.
– Ça va? ajouta-t-il en secouant son second perdu dans une torpeur de mauvais augure.
Une nouvelle rafale très proche mit fin à la conversation et les vitres se constellèrent une nouvelle fois d'étoiles opaques pendant que des chocs sourds ébranlaient les restes de la berline. La Mercedes blindée tenait bon. Des ombres approchaient derrière les vitres même plus transparentes à certains endroits.
L'amiral Reilk sortit son revolver de son étui par pur réflexe et attendit, tandis que le colonel s'empressait de chercher son arme à son tour. Il inclina la tête pour mieux voir à travers un coin encore clair de la vitre blindée. Une silhouette approchait, une silhouette de femme et l'amiral fut si surpris qu'il oublia une fraction de seconde le danger de sa position. Il demeura pétrifié et croisa distinctement le regard bleu d'une jeune fille d'environ vingt-cinq ans. Et leurs prunelles se rencontrèrent pour se traverser jusqu'au plus profond du cerveau, avec cette acuité hors du temps qu'ont les regards du chasseur et de la victime surprise lorsqu'ils se croisent avant le destin…
– Ils ne prennent même pas la peine de se masquer! songea l'éminence grise du dictateur… Nous nous retrouverons, ma belle!
Une fraction de seconde, le temps d'une image de mémoire, d'une de ces images qu'on garde à force de les avoir vues de l'intérieur, la vision de deux yeux d'une jeune polonaise terrorisée lui remontèrent du gouffre du passé. D'un coup brutal. Deux yeux aussi terrifiés que suppliants. Elle était cachée à l'angle d'un tas de bûches humides empilées et d'un mauvais mur en torchis mouillé de vieille écurie, recroquevillée sous une chemise sale, belle encore sous les flocons de l'hiver 44 qui accrochaient la chevelure hirsute et délavée de blonde cendrée. Elle serrait un être sans défense contre son sein… c'étaient les pleurs de l'enfant qui l'avaient trahie… et il avait levé l'arme sans un mot, sans même un simple regret dans son attitude, au milieu de ce village perdu dans la neige sale de la guerre des barbares.
Car, à cet âge-là, à l'âge de vingt ans, on n'a pas de regrets, on n'a que des certitudes. Le Parti l'avait armé, bien armé, pour la lutte impitoyable, pour le combat pour la vie. Les remords n'appartenaient qu'aux faibles, pas aux races des seigneurs de la guerre! Comme elles étaient belles les grandes messes noires chantées sous les oriflammes flamboyants frappés de la croix gammée, sous les chants spartiates qui gonflaient la poitrine et les cœurs d'une jeunesse troublée par l'ivresse de la peur qu'elle inspirait aux bourgeois nantis, sous les cris gutturaux et les clameurs qui vous frappaient le ventre de frissons indicibles, qui vous transportaient, vous transfiguraient, vous apprenaient la beauté de la mort devant la pourriture de la porcherie humaine de toutes les autres sociétés… Le mythe de la pureté, du Dieu Unique enfin réalisé, du monde parfait, dans sa nouvelle organisation de la pensée…
Elle avait supplié d'un dernier regard de bête déjà sous les griffes de la mort et tendu l'enfant d'un geste bref, plus par réflexe que par espérance. Le dernier espoir, le don de la progéniture, du sacré de la vie… L'éclat bleu du fer l'avait hachée d'un coup, elle et la vie en espérance qu'elle tendait encore. Et le dernier regard de cette femme lui était resté planté dans l'âme, pour la vie, comme le fer rouge laisse sa marque indélébile sur le cuir des taureaux d'Andalousie. Elle était là, la vision de ces maudites prunelles délavées, dilatées de petite paysanne polonaise qui l'avait poursuivi si longtemps après, hanté ses rêves et ses cauchemars. Comme l'œil de Caïn. Il lui avait fallu longtemps pour s'en débarrasser. Combien lui avait-il fallu de regards de femmes renversées sous son corps, de ces regards révulsés qu'elles négligent de cacher lorsque, enfin prises sous leurs propres gémissements, elles en oublient toute leur séduction et toutes ces arrière-pensées qu'elles gardent pour conquérir à travers les hommes les bribes de leur pouvoir. De ce pouvoir qu'il leur reste encore! Combien en avait-il vu de ces regards-là pour oublier? Combien avait-il fallu qu'il avilisse ses conquêtes dans des déchaînements lubriques pour effacer un remords perdu au coin d'une âme?
Et puis le vertige des jours écoulés avait tout emporté comme le vent arrache le sable. Les nuages de la jeunesse s'en étaient allés à jamais. S'étaient égrenées les perles du temps de la vie comme coule l'eau sous les ponts. Les ans durcissent les artères et le cœur. Il avait oublié et tout avait resurgi en une fraction de seconde, là! Tout était ressorti de l'éternité de la mémoire.
Il avait fallu que la femme détourne le regard pour qu'il revienne à la réalité des choses. Le temps de la voir sourire d'une joie féroce et jeter un objet sous la berline immobilisée puis se retirer en courant.
Une explosion sourde mais puissante souleva un court instant le lourd véhicule et une gerbe de feu encercla les vitres blindées. Le colonel Ruiz hurla dans un râle de terreur:
– Une bombe incendiaire! Nous allons griller!
L'amiral Reilk eut une réflexion stupide comme on peut en avoir dans un instant aussi crucial que le passage de vie à trépas.
– Je ne vais quand même pas me faire tuer par une femme! C'est impossible!
Comme si une telle éventualité était impensable. Se faire tuer par un de ces étranges animaux assez égocentriques pour ramener l'essentiel de la vie à se peinturlurer le visage ou à lire les horoscopes… Impossible! Ni Dieu ni même le Hasard ne pouvaient tolérer une telle incongruité!
Le colonel Ruiz eut une quinte de toux. La voiture avait trop souffert et par plusieurs interstices, sous le plancher, une fumée âcre pénétrait lentement en petites volutes bleuies.
– Il faut attendre! intima l'amiral Reilk. Si nous sortons, ils vont nous abattre comme des lapins…
Une rage énorme lui envahissait la tête! Le désir d'en sortir vivant pour attraper les coupables!
– Vous croyez? demanda le colonel entre deux nouvelles quintes…
Comme pour donner raison à l'amiral, une pétarade de moteurs se fit entendre et les deux officiers distinguèrent vaguement à travers les flammes, des ombres qui fuyaient accrochées à de petites motocyclettes japonaises.
– Ça va colonel? plaisanta l'amiral.
– Il faut attendre les secours! argua son compagnon d'une voix de plus en plus aiguë… Il faut attendre les secours! Ils ne peuvent pas tarder! Les pompiers ne peuvent pas tarder.
Une nouvelle quinte l'arrêta. L'amiral toussa:
– Pas la peine! Les services de sécurité civile fonctionnent trop mal pour cela! Même les pompiers!
– Vous croyez?
– Absolument! Il nous faut sortir d'ici coûte que coûte! Et vite! Tant pis pour les dégâts! Il faut traverser la fournaise sinon nous risquons de sauter avec l'explosion du réservoir d'essence! Attention à l'appel d'air, je vais ouvrir de mon côté!
Tout demeurait maintenant dans un silence étrange que rien ne coupait, mis à part le sinistre chuintement des flammes avivées qui léchaient les parois et, en sourdine, l'air stupide de la Bamba sortant de la radio du véhicule que le malheureux chauffeur avait laissée en veilleuse.
Joignant le geste à la parole, l'amiral saisit la poignée intérieure de la portière et hurla un juron allemand. La poignée de métal était brûlante et restait collée à la peau. D'un coup, il se dégagea et chercha un gant. La situation devenait critique au fur et à mesure que les secondes égrenaient leur compte à rebours! Des fumerolles de plus en plus épaisses balançaient leurs colonnes sages tandis qu'une odeur de roussi imprégnait tout l'habitacle et que des flammes tournoyantes rougissaient les pare-brise.
– Nous allons sauter! pronostiqua le colonel d'une voix brisée. Le réservoir va exploser!
– Ta gueule! Il faut y aller! Attention! Tu me suis!
C'était un ordre et le colonel se tint prêt dans toute la mesure du possible à imiter le chef. Une pensée aussi idiote que celle de l'amiral au sujet de la femme, lui traversa l'esprit.
– Avec l'amiral, rien à craindre! Il est trop fort. Il me sortira de là avec lui!
L'espoir insensé de survivre lui revint d'un coup.
– Attention! J'ouvre! annonça posément l'amiral en collant le gant à la poignée.
Reilk hurla un nouveau juron. La porte était coincée, vraisemblablement tordue par la série de chocs ou la dernière explosion! L'amiral fit un effort effrayant pour tourner la poignée bloquée. La température augmenta d'un coup et l'air devint totalement irrespirable. Les yeux des deux hommes devinrent de feu et des larmes ruisselèrent sur la sueur de leurs faces bouillantes. Leur peau à nu, surtout celle du visage totalement trempé commençait à enregistrer les morsures brutales de la chaleur déchaînée et la souffrance déforma leur rictus. Affolé devant l'idée de mourir carbonisé, le colonel Ruiz perdit d'un coup son self-control et se mit à hurler en se précipitant d'un seul geste sur la poignée de la porte de son côté. Il demeura collé contre elle en poussant de tout son corps dans un cri sans fin qui ne s'arrêterait plus jusqu'à la délivrance ou la mort. Rien n'y fit, la seconde porte paraissait aussi soudée que l'autre au reste de la machine, comme un couvercle de cercueil vissé sur une bière.
Le colonel hurla sans que personne ne l'entendit, pas même son voisin. Puis, asphyxié par les gaz, il s'effondra contre la porte blindée, le corps encore soulevé par une quinte sans limite, le front roussi par la vitre que léchaient les flammes à l'extérieur. Une odeur âcre de chair brûlée emplit le lieu. C'était la fin pour le colonel qui agonisait.
De son côté l'amiral cramoisi à force de retenir encore sa respiration, le cœur accélérant et cognant une sarabande du diable dans toute la poitrine, fit un nouvel et dernier effort gigantesque pour débloquer la poignée. L'amiral Reilk était, malgré son grand âge, une force de la nature. La pensée de la mort lui donnait une dernière raison de lutter jusqu'au bout de la souffrance et il libéra dans un dernier élan toute l'énergie du désespoir dans les muscles tordus des bras. D'un coup, la poignée enclencha le mécanisme grippé et, sous la poussée de l'homme, la portière pivota brutalement. Happées par l'appel d'air et le basculement du corps de l'amiral déséquilibré par la poussée, les flammes se ruèrent, enveloppèrent le visage et détruisirent les yeux dans une souffrance telle que, surpris, à bout de souffle, l'amiral Reilk dans un simple réflexe, ouvrit grand la bouche pour sa dernière inspiration, brûlant ses poumons dans un océan de feu. La douleur monta en un paroxysme jusqu'à un dernier hurlement de bête tombant dans un bain de lave et le cœur, vaincu, à la limite brute de fréquence, asphyxié, lâcha, abandonnant le combat, alors que la moitié supérieure de ce qui avait été l'amiral Reilk heurtait le goudron de la route en fusion.
Au loin, une première sirène d'un véhicule de pompiers retentit.
L'amiral Reilk était mort. Sa disparition allait être, indirectement, à l'origine de la tragédie de sang qui devait plus tard emporter le pays dans l'horreur.
Chapitre II
La caserne Milan, comme toutes les casernes du monde, du monde militaire sans imagination qui domine les pays pauvres, dits en voie de développement, était avant tout une série de bâtisses aussi strictes que propres et laides. Rangées d'équerre, comme à la parade, posées sur un sol aride de terre poussiéreuse constituant des séries de cours intérieures, hormis la cour d'entrée qui possédait le luxe de trois arbres rachitiques, le tout entouré d'un mur couronné d'un fil de fer barbelé, ces constructions restaient les seuls objets qui attiraient invariablement le regard à cause de leurs similitudes. Un mur d'enceinte, gris, sans âme, entourait l'ensemble. Une seule ouverture dans cette palissade de pierres. Remplacé par une barrière amovible de bois entourée de deux guérites aux couleurs criardes, le mur se cassait sous un portique d'entrée surélevé sur lequel s'affichait encore l'inscription aussi fanée que caduque: "Cuartel del Secundo Regimiento de Artillera de la Primera Region", l'ancien régiment d'artillerie ayant été déplacé à une frontière pour n'avoir pas soutenu assez activement le Pronunciamiento de la Junte lors du coup d'état qui avait renversé la République et porté le général Llanos à une Présidence à vie pour le plus grand bien du pays. On attendait depuis vingt ans le changement de l'inscription mais comme la caserne ne se trouvait pas sur un lieu de passage de civils mais dans un endroit retiré, on attendait toujours.
Une seule différence pour cette caserne par rapport à ses sœurs. Elle possédait une cour bien entretenue devant le dernier bâtiment un peu plus cossu que les autres. Un bâtiment d'un blanc éclatant alors que les autres étaient gris. Celui de la Sécurité Militaire. La cour attenante servait de place d'armes. Une cour, elle sans poussière, avec des arbustes un peu rabougris mais aussi avec quelques pins et magnolias majestueux qui paraissaient presque donner un peu d'ombre et d'humanité à l'endroit.
Le lieu était donc partagé. Pour sa plus grande partie, par le bataillon du Régiment d'élite de l'armée de terre répondant au doux nom de "Regimiento Erizo" ("Régiment Hérisson") en l'honneur de leur spécialité supposée à mater toute insurrection à la baïonnette depuis l'écrasement au siècle dernier d'une révolte de descamisados des anciennes mines de cuivre. Le "Regimiento Erizo" comprenait deux bataillons de fantassins tirailleurs plus un bataillon mécanisé de transport de troupes qui occupaient presque tous les bâtiments, mis à part le dernier tenu par le service de la Sécurité Militaire "Servicio de la Seguridad Militar", le fameux bâtiment blanc, "El Edificio Blanco de la Seguridad" dont le porche donnait sur la cour. Celle-ci possédait en son centre une espèce de monticule de pelouse fleurie encerclant un mât blanc en haut duquel flottaient les couleurs rouge et or du drapeau national, deux bandes égales à l'horizontale, avec, en dessous, l'oriflamme jaune bordé de noir du service de Sécurité et enfin l'oriflamme rouge bordé d'or du régiment d'élite. Un mirador placé là, à quelques dizaines de mètres, juste à l'angle de la caserne, permettait d'avoir une vue aussi exceptionnelle que splendide sur la capitale San Pedro.
Par tradition autant que par ancienneté, le commandement général de la caserne revenait sinon au commandant en chef des services de Sécurité tout au moins à un officier général du même commandement, mais était effectivement tenu par le colonel commandant de "Regimiento Erizo" pour ce qui concernait en tout cas les problèmes d'intendance.
De la place d'armes, par une trouée entre deux hangars, on découvrait une cour désertique et, tout au fond, un petit bâtiment bas, tout en longueur, rapiécé, aux murs fissurés: le mess des sous-officiers, lieu à répétition de beuveries et de rixes journalières. Les hommes qui vivaient dans ce monde clos n'étaient pas des angelots et il arrivait que les bagarres finissent mal entre les individus de sac et de corde qui composaient une bonne partie du régiment Erizo et des services de la Sécurité Militaire. D'ailleurs, le service de police interne était musclé et armé de magnifiques gourdins d'un blanc resplendissant.
Ce même 4 janvier, peu avant l'appel de treize heures, le bruit était intenable, dans le mess. Le sergent Alonzo Perez, toujours ivre, comme à l'habitude, braillait une chanson de corps de garde. C'était une espèce d'hidalgo en miniature, d'une cinquantaine d'années, aux tempes grises et à la moustache conquérante, aussi sec qu'une trique et aussi intelligent qu'un scorpion, qui avait passé sa vie dans l'armée à trimer quelques années pour accrocher un nouveau galon à sa vareuse, galon qu'il perdait régulièrement en cinq minutes d'altercations brutales et voies de fait sur un supérieur hiérarchique quelconque. Ce qui le ramenait inlassablement à la prison militaire pour indiscipline et au grade de simple soldat. Accompagné dans son couplet par le sergent Juan Ucachea, aussi saoul que son compère, et qui cognait pour l'instant de ses larges poings sur une chaise renversée transformée en batterie. Un colosse simple d'esprit, d'un caractère débonnaire, qui ne devait son galon qu'à l'ancienneté. Plus jeune d'une dizaine d'années que son compagnon, large d'épaules et de taille, victime d'une calvitie prononcée qui accentuait la forme étrange du crâne minuscule par opposition aux larges oreilles, il admirait son aîné et passait le plus clair de son temps à lui éviter les ennuis d'une nouvelle disgrâce due à quelque coup de poing incongru sur un quelconque sous-officier subalterne.
Les simples soldats les avaient évidemment baptisés Stan Laurel et Oliver Hardy. Sur un dernier refrain à l'emporte-pièce repris par l'ensemble des sous-officiers, Juan Ucachea Hardy, dressé par vingt ans d'obéissance stricte au règlement et malgré les brumes d'alcool qui obscurcissaient un raisonnement pourtant simpliste, eut la force de grogner:
– Faudrait quand même aller maintenant au rapport de treize heures!
Alonzo Perez Laurel éructa aussitôt:
– On a le temps, trouillard!… Encore dix minutes avant l'appel!
Il n'avait aucune considération pour son ami mais l'autre ne répondait jamais à ses insultes, par cette condescendance qu'ont certains géants pour les nains versatiles.
La pendule du mess marquait une heure moins cinq et Juan Ucachea l'observa en maintenant un équilibre précaire. Il prit près d'une minute au géant pour lire l'heure et ajouter enfin:
– Encore cinq minutes seulement! Il faut y aller! On arrivera juste à temps!
Pendant ce temps, Alonzo cherchait des noises à l'ensemble des sous-officiers, sous prétexte qu'ils lui laissaient payer une partie trop importante des consommations.
Au même instant, au bâtiment blanc de la Sécurité, les quatre chambrées d'une vingtaine de simples soldats affectés au "SSM", le "Servicio de Su Majestad", officiellement le "Servicio de Seguridad Militar" ou plus simplement la "Seguridad", se préparaient, enfermées comme chaque jour que Dieu fait dans chacune des chambres. Une porte s'ouvrit silencieuse et quelques rires étouffés devancèrent quelques ombres malicieuses. Le soldat Jose Bernero, le meneur et boute-en-train de la troisième chambrée se pencha au-dessus de la rampe d'escalier, sortit un sifflet d'une poche sous le regard admiratif des camarades.
Un coup de sifflet énorme roula dans tout le bâtiment, le même que devait souffler le sergent de permanence Mercado à treize heures pile. Un coup de sifflet aussi impératif que strident, et d'un même élan, la troisième chambrée dans son entier se rua derrière Jose Bernero. Le vacarme des bottes réveilla les hommes des autres sections, trop habitués à profiter jusqu'à la dernière seconde du moindre temps de liberté et de fainéantise. Des têtes étonnées passèrent les entrebâillements de porte. Des cris et des appels fusaient dans toutes les directions.
– C'est l'appel! hurlaient les gars de la troisième chambrée tout en dévalant consciencieusement les marches.
– C'est pas l'heure! beuglaient quelques voix isolées…
– C'est Mercado qui a sifflé! Démerdez-vous, tas de cons!
– C'est pas encore l'heure!
– Mercado est déjà sur le perron! C'est un exercice! Il nous prépare une connerie!
D'un coup, les derniers hésitants prirent la décision de suivre à tout hasard, la vague descendante…
– Reste si tu veux! Moi, j'y vais! Mercado est assez con pour nous emmerder!
Le vacarme redoubla lorsque l'ensemble des chambrées, c'est-à-dire la totalité des six sections de la compagnie, se lancèrent à corps perdu dans la course.
Ébahie, la tête du sergent Mercado, passa enfin la porte de la salle de service pendant que les premiers militaires sortaient déjà du bâtiment pour se ranger dans la cour d'honneur. Il n'avait pas encore totalement réalisé ce qui arrivait.
– Mais qui a sifflé? demanda-t-il stupidement d'abord en regardant presque de travers le sifflet attaché à son cou, comme si ce dernier ne pouvait être que le seul à se trouver dans le bâtiment, donc nécessairement le coupable de cet écart de conduite!
– Qui a sifflé? finit-il par aboyer au bout de quelques secondes en direction des derniers hommes qui se précipitaient vers la sortie.
Aucun ne se retourna. Dépassé par l'événement, il suivit le troupeau et se retrouva à l'extérieur, sur le second perron, à la place habituelle du sous-officier de permanence.
Les hommes étaient déjà parfaitement en rang, par section, immobiles, position de repos réglementaire, pied gauche en avant, attendant la suite des événements.
Tout paraissait normal et irréel pour le sergent. La première section de musique du "Regimiento Erizo" avançait au loin, au pas, "instruments en bandoulière". Elle avait ordre d'être l'exactitude même et arrivait toujours deux minutes avant le fameux coup de sifflet pour se mettre en place. C'était réglé comme du papier à musique!
Le sergent Mercado se dandina un instant, hésita sur la conduite à tenir, consulta sa montre – il était treize heures moins trois – et prit la seule décision qui pouvait s'imposer. C'est-à-dire de ne rien décider et de suivre le mouvement à son tour. Après tout, la section de musique et la compagnie logistique du "Servicio de la Seguridad Militar" seraient en place à l'heure. Il se planta machinalement sur ses jambes tandis qu'un subalterne lui apportait le cahier du poste de police. Il n'eut pas le temps d'y jeter un coup d'œil que déjà des rires fusaient dans les rangs. Les noms de "Laurel" et "Hardy" couraient furtivement de-ci de-là, au-dessus des bérets noirs.
Le sergent Mercado tourna la tête en direction du lointain bâtiment aplati baptisé mess des sous-officiers. Dans un nuage de poussière aussi grise que chaude, apparaissaient presque au fin fond de l'horizon, les silhouettes de deux sous-officiers suant sang et eau, lancées dans une course d'apocalypse en direction del "Edificio Blanco de la Seguridad" et du cérémonial en attente. Le sergent Mercado n'aimait pas particulièrement "Hardy" et surtout "Laurel" qui, dans une maison de passe de la capitale, lui avait cassé le nez d'un coup de poing devenu anonyme par la magie des lumières tamisées et des trous de mémoire des soldats présents. Il ricana et les hommes aussitôt emboîtèrent le pas. On perçut des encouragements chaleureux et on entendit même une proposition de pari sur l'arrivée des deux sous-officiers.
Puis, brutalement, la rumeur se tut comme par enchantement. Deux officiers, un capitaine suivi d'un commandant, sanglés dans les uniformes gris sombre parfaitement taillés, casquettes à galons d'or sur le front, lunettes noires, barres multicolores de décoration, gants blancs et airs martiaux, sortirent du bâtiment pour se visser immobiles sur le haut du perron.
– Compagnie, à mon commandement… A vos rangs, fixe! hurla le sergent Mercado.
Les hommes rectifièrent la position et demeurèrent aussi immobiles que raides, parfaitement en ligne.
Le capitaine Rafaël Antilla s'avança pour se camper mains derrière le dos à l'extrême bord du perron, face aux hommes. Puis il se tourna lentement vers le sergent Mercado qui, instinctivement, se raidit dans un garde-à-vous impeccable.
– Qu'est-ce que c'est, ce merdier? demanda d'une voix basse l'officier à l'instant où Alonzo Perez "Laurel" et Juan Ucachea "Hardy", totalement essoufflés, terminaient leur course et prenaient leurs positions respectives à l'avant de la troisième section.
– Je… C'est un coup de sifflet… commença le sergent mais devant l'œil féroce de l'officier, il enchaîna les explications sur-le-champ… Ce n'est pas moi!… Un con a sifflé dans les escaliers à moins cinq et toute la compagnie est descendue au pas de course! C'est un coup monté!
– On s'en serait douté! répondit l'officier. Puisqu'ils aiment rôtir au soleil, attendez l'heure normale! Ça leur fera les pieds.
Il y eut un silence entre les deux hommes.
– Il faudra me trouver le con au sifflet! conclut le capitaine au bout d'un moment.
Le second officier détourna la tête pour masquer un sourire et le nommé Antilla n'insista pas davantage dans le commentaire.
A vingt-sept ans, le capitaine Rafaël Antilla était un jeune officier promis à une belle carrière. Bel homme, avec le teint basané, le nez aquilin, l'œil de braise et la chevelure corbeau que peuvent donner quelques gouttes de sang indien, il possédait un visage ouvert, éclairé souvent d'un sourire qui dévoilait deux magnifiques rangées de dents immaculées. D'une vitalité débordante, il portait bien l'uniforme, avec prestance, ce qui expliquait pour beaucoup ses conquêtes féminines. Son auréole flatteuse de trousseur de jupons commençait à dépasser même les enceintes de la caserne. Issu d'une riche famille d'éleveurs de bétail, il avait laissé l'hacienda à son frère aîné et à la sœur cadette. Une propriété de quelques dizaines de milliers d'hectares. Un bon sens de l'humour et une complicité évidente avec les sous-officiers et les soldats, lui valaient une certaine estime, même s'il était assez à cheval sur les principes militaires et n'admettait l'humour que chez les supérieurs hiérarchiques. En fin de compte, à part quelques officiers ou sous-officiers mariés qui avaient toutes les raisons de le détester d'autant qu'il avait le cynisme de raconter certaines de ses bonnes fortunes, il était apprécié dans ce monde fermé des casernes des régiments d'élite où les valeurs les plus importantes sont pour la plupart celles de la soldatesque de métier c'est-à-dire l'alcool, la trivialité, le muscle, le sport, le jeu, le galon et les femmes. Les femmes considérées comme gibier avec tout le cynisme et la brutalité du mâle tueur.
Sorti dans les premiers de la "Escuela del Mando Militar", l'École de Commandement Militaire, Rafaël Antilla avait lui-même choisi son affectation dans le "Regimiento Erizo" d'abord parce qu'ambitieux. Il savait le régiment dans les bonnes grâces présidentielles. Lorsque l'opportunité de passer dans la "Seguridad" s'était présentée, il avait sauté sur l'occasion. Pensez! Côtoyer des éminences du régime militaire, en particulier l'amiral Reilk! Il pensait en tirer profit pour sa carrière. Avec juste raison puisqu'il s'était retrouvé un temps le plus jeune "capitan" de l'armée costa carénienne. Surtout, il était devenu l'officier de confiance de Reilk et encore plus de l'adjoint de l'amiral, le colonel Ruiz, qui ne jurait que par lui. Il avait réussi à étendre une influence toujours grandissante au point d'être le meilleur interlocuteur pour toutes les petites affaires ou différends qui pouvaient toucher les hommes de la "Seguridad" et du "Regimiento Erizo". Son ambition secrète était la politique. Il se voyait dans ses rêves les plus fous en personnage important de la "Junta Militar", en successeur de l'amiral Reilk. Pour lui, l'armée ne pouvait être qu'un tremplin à l'ambition politique. Dans un pays où les régiments d'élite sont plus destinés à mater les révoltes populaires qu'à protéger les frontières contre un éventuel agresseur, cela ne fait aucun doute que l'engagement dans un régiment d'élite peut devenir un gage de réussite politique.
Même du temps de la défunte "Republica del Presidente Madera" qui se voulait sociale, l'armée avait son mot à dire sur toutes les décisions proposées au "Parlamento". Une espèce de droit de censure non inscrit dans la Constitution mais qu'autorisait la menace permanente du coup d'État depuis l'origine du pays. L'armée représentait les intérêts des grandes fortunes terriennes, des banquiers et des hommes d'affaires internationaux avec une fidélité à toute épreuve. Elle passait aux yeux de la population pour l'alternative indispensable à la corruption généralisée des hauts fonctionnaires des défunts gouvernements civils et républicains, nommés plus pour leurs relations que pour leurs compétences, tous alliés des grandes familles bourgeoises. Derrière des mots d'égalitarisme, de partage des richesses et de politique sociale, il n'y avait rien pour les habitants des bidonvilles qui entouraient les principales agglomérations. Rien que des mots. Les civils en paraissaient à la longue moins aptes au gouvernement que les militaires muets par tradition. La violence cachée du peuple se retrouvait plus facilement face à la violence des militaires qu'à l'étalage béat de la richesse des représentants d'une haute bourgeoisie terrienne encore plus féroce et qui savait faire disparaître les contestataires sans que la police intervienne. L'élite issue du peuple, car il existait une élite venue le plus souvent des familles de petits commerçants, de cadres subalternes de l'armée ou même de péons exploités, n'avait que l'alternative de s'expatrier ou de se fondre dans le moule général de cette société née d'un colonialisme espagnol féroce pour les Indiens et les métis. Les révoltes avaient été matées depuis des siècles dans le sang et le peuple en avait gardé un fatalisme de la misère pour se tourner vers des paradis d'autres mondes, l'Église ou la drogue. On le comprend, il y regardait à deux fois avant de se soulever. Le désespoir et le ventre creux avaient plus de poids que les slogans révolutionnaires exportés, même s'il existait un parti communiste clandestin assez peu important et quelques groupes révolutionnaires d'extrême gauche composés en grande partie d'étudiants, plus ou moins soutenus par Cuba, les fameux Cuncheros, noyautés par des éléments de la pègre.
De ce point de vue, en fin de compte, les raisonnements et ambitions de l'homme brillant qu'était le jeune capitaine Antilla, se tenaient. Il était le représentant type des défenseurs des grandes fortunes, propriétaires des haciendas pour la plupart, mais aussi banquiers, industriels et de ce seul fait, pouvait être promis à une brillante carrière jusqu'aux plus hautes marches du pouvoir, que celui-ci soit une dictature ou une république civile intérimaire.
Son compagnon, le commandant Francisco Alberano, âgé de quarante-sept ans, vingt ans de plus que le capitaine Antilla, avait une origine sociale différente. Adopté par un adjudant de gendarmerie sans enfant qui avait engrossé la mère, une pauvre souillon qui survivait en vendant ses bras pour de menus travaux ménagers et le reste de son corps pour quelques pièces de monnaie, il avait grandi dans l'amour et le respect de la religion catholique et de l'armée, entre un adjudant un peu gâteux avec l'âge et une belle-mère acariâtre et jalouse qui l'avait cordialement détesté depuis sa plus jeune enfance. Intelligent, il s'était tout naturellement retrouvé lui aussi à la "Escuela del Mando Militar", l'École de Commandement Militaire, seule perspective honorable du point de vue de son père. Promu officier de gendarmerie, jeune lieutenant, pétri de morale catholique, mais violent contre l'injustice, il avait eu deux ans après sa sortie de l'école maille à partie avec son colonel à propos d'une injustice flagrante touchant un de ses hommes, renvoyé dans le civil pour avoir voulu intervenir dans une affaire de corruption mettant en cause le maire de la ville. Il avait fini par expédier d'un coup de poing le colonel à l'hôpital municipal. Le commandant Alberano aurait dû passer en cour martiale et être dégradé mais comme il était hors de question de remuer toute la boue qui entourait l'affaire, il avait été déplacé comme toutes les fortes têtes dans un bataillon disciplinaire puis rapidement muté au "Regimiento Erizo" où l'on parquait systématiquement les têtes brûlées pour obtenir un parfait régiment d'élite capable de mater, sans trop se poser de problèmes de conscience, toute éventuelle révolte de civils qu'ils soient ouvriers ou étudiants. Son père, le seul être qui l'aimait, était mort, foudroyé par le renvoi de son fils hors la gendarmerie et le jeune officier alors en avait conçu un sentiment de culpabilité qui l'avait définitivement refermé sur lui-même. Sa carrière était brisée et il était resté près de vingt ans lieutenant. Bel homme ténébreux, d'une timidité presque maladive, il avait réussi l'année de son arrivée au régiment Erizo, un mariage d'amour avec une adolescente américaine, une certaine Linda Gudson, grande fille platinée au sourire conquérant, fille d'un fonctionnaire de l'ambassade américaine, rencontrée par hasard à la table d'une réception de l'amiral Reilk. Contre l'avis de son père, elle l'avait voulu. Et lui avait cédé, totalement charmé par la spontanéité de cette fille du Nord. Il reprenait goût à la vie. Elle lui avait donné un enfant, une fillette, mais sa participation active à la tête d'une section au pronunciamiento qui allait amener la chute de la République Civile et la prise de pouvoir du Général Federico Llanos, l'avait détachée de lui. Elle avait la démocratie et la liberté dans le sang et elle ne pouvait plus s'accommoder du climat de ce pays déjà trop chaud pour elle. Un beau jour, elle avait laissé une courte lettre et disparu avec l'enfant… retour aux États-Unis avec le père fonctionnaire muté dans l'administration… et Francisco Alberano était demeuré une nouvelle fois orphelin. Une lettre dans laquelle elle lui faisait connaître qu'elle reviendrait lorsque la dictature finirait. Que pouvait-il y faire? L'année après, il apprenait qu'elle demandait le divorce pour se remarier avec un Américain de bonne souche. Elle lui suppliait de consentir à cette séparation et malgré son catholicismes viscéral, il avait accepté. Pour l'enfant et pour sa femme parce qu'il l'avait sincèrement aimée et l'aimerait toujours. Il était demeuré célibataire plusieurs années, se contentant de rencontres sonnantes avec ces régiments de filles qui traquent le militaire pour assurer leur subsistance, puis un beau jour avait rencontré un papillon multicolore, une petite danseuse-chanteuse de cabaret andalou qui se trémoussait allègrement sur une piste de danse. Elle s'était même installée quelques mois dans son appartement civil jusqu'au jour où elle était tombée dans les bras du capitaine Antilla alors jeune lieutenant nouvellement arrivé. Les rapports entre les deux hommes avaient été refroidis par cette histoire puis, le temps aidant, la belle s'était envolée pour un autre amour éphémère, et les deux hommes s'étaient rapprochés jusqu'à devenir une paire d'amis. Le commandant Alberano alors toujours lieutenant, avait même suivi Antilla dans la "Seguridad" lorsque ce dernier avait demandé sa mutation. Bien lui en avait pris, l'amiral Reilk lui avait permis de rattraper en partie le retard de promotion et il s'était retrouvé rapidement avec le grade de capitaine, puis de commandant. Cette dernière nomination, alors qu'Antilla avait été capitaine à une époque où Alberano, même de vingt ans son aîné, était encore lieutenant, avait déplu à ce dernier. Antilla avait eu la curieuse impression d'être trompé à son tour par son "protégé". Il lui avait battu froid comme si l'autre était responsable de cette dernière nomination, comme si elle avait été le fait de l'intéressé ou pire, une espèce de vol incongru au détriment de sa propre carrière. L'amitié des deux officiers s'était légèrement ressentie de ce nouvel état de fait mais, conscient du problème, le commandant Francisco Alberano, plus âgé que son jeune ami, avait choisi d'effacer les aspérités de la querelle et tout était rentré dans l'ordre. Alberano connaissait parfaitement l'ambition démesurée d'Antilla. Avec la philosophie propre aux désabusés, elle l'amusait plus qu'autre chose. Depuis, homme toujours renfermé, il avait bien pris garde de ne jamais s'opposer au jeune capitaine ou de donner un ordre contraire. Certainement pour sauver la seule amitié qu'il possédait en ce bas monde. C'était Antilla qui commandait!
Le capitaine Antilla consulta sa montre tandis que les sections attendaient patiemment sous le feu d'un soleil de fer chauffé à blanc, entre des colonnes de poussière blanche que soulevait quelque courant d'air de chaleur. Enfin le lieutenant Juan Pino sortit de la salle de garde pour lui annoncer:
– Ruiz vient de nous prévenir! Ils sortent à peine du Palais présidentiel. Qu'on ne les attende pas!
Antilla opina à peine de la tête et fit un léger signe au sergent Mercado et celui-ci exécuta un demi-tour impeccable.
– A mon commandement!… Fixe!… Présentez armes! hurla-t-il à l'adresse des sections.
En trois mouvements synchrones, les hommes présentèrent les armes aux officiers puis sur un nouveau signe imperceptible du sergent, la 1
ère section de musique du "Regimiento Erizo" battait l'air avec l'ensemble des cuivres, s'immobilisait un instant avant qu'éclatent les premières notes de l'hymne national du Costa Carena: "Alta la cabeza". Les officiers et sous-officiers amenèrent d'un même mouvement ample la main tendue gantée de blanc au sommet du front ou sur la visière des casquettes, tandis que leurs regards accrochaient tout en haut du mât le drapeau national et les oriflammes de régiment qu'une colonne d'air chaud soulevait d'un coup et laissait claquer de manière désordonnée sous le ciel de lumière fondue.L'hymne fini, les bras des officiers retombèrent d'un même mouvement et le sergent Mercado tonna:
– A mon commandement!… Reposez armes!… Repos!
Les sections obéirent puis attendirent l'arme au pied. Comme le voulait la tradition et les règles militaires, le salut aux couleurs avait lieu trois fois par jour de manière immuable… sept heures, treize heures, dix-neuf heures… avec salut aux couleurs, hymne national et présence d'un officier supérieur, si possible de l'officier général de plus haut grade. Après quoi, les ordres: corvées, félicitations, punitions éventuelles, étaient lus ou exécutés devant la troupe au grand complet.
Le sergent Mercado s'avança donc, réussit à extraire un papier soigneusement plié d'une poche de la vareuse lorsqu'une énorme explosion sourde et lointaine fit s'envoler trois passereaux spectateurs de la cérémonie. Instinctivement les officiers et les hommes levèrent la tête vers l'azur.
– Encore un con de pilote qui passe le mur du son! annonça le capitaine Antilla en haussant les épaules.
Le lieutenant Pino réintégra la salle de police d'"El Edificio Blanco de la Seguridad" et le sergent Mercado attendit patiemment que la section musique militaire s'éloigne dans un nouveau nuage de poussière par le même chemin qui l'avait vue arriver. Le sergent se racla enfin le gosier et se préparait à annoncer deux punitions lorsqu'un remue-ménage sourd secoua les sections, un murmure confus. Les hommes regardaient tous une même direction et même certains commentaient un événement qui devait se passer dans son dos. Le lieutenant se tourna en même temps que les deux officiers présents, pour découvrir une énorme colonne verticale de fumée noire qui partageait le ciel de la capitale.
Le capitaine Antilla, avec sa vivacité naturelle, fut le plus prompt à intervenir.
– Qu'est-ce que c'est?…
Il se tourna vers Mercado.
– Envoie un homme en haut du mirador pour dire ce qu'il voit! C'est au-dessus de la capitale!
Mercado ne se fit pas prier deux fois. Un ordre bref et un homme se détacha d'une section pour courir jusqu'au pied de l'écheveau métallique et grimper l'échelle rouillée avec une habileté de singe entraîné.
– Que vois-tu? hurla le capitaine Antilla.
– De la fumée! On dirait qu'il y a des flammes en dessous! cria l'homme… Ce doit être un incendie!
– Pas autre chose?
– Non!
– Reste en place et surveille! Si c'est un incendie important, nous pourrions être appelés à intervenir! Ce doit être une explosion de gaz que nous avons entendue tout à l'heure et non un avion qui passait le mur du son! conclut le capitaine… On reprend…
Il n'ajouta rien. Une minute s'écoula pendant que l'ensemble des hommes admiraient les volutes de fumée.
– Mercado! ordonna le capitaine Antilla… Reprenez! Nous n'allons pas rester une heure à admirer le spectacle! L'amiral va arriver et nous allons nous faire sonner les cloches si la cérémonie n'est pas terminée!
Le sergent obéit et se tourna vers la troupe…
– Silence! Reprenez vos rangs!
– On entend les sirènes des pompiers! annonça une voix.
– Silence! ordonna une nouvelle fois Mercado.
Au loin, le bruit des sirènes devenait plus précis. Une nouvelle explosion déchira l'air et les conversations reprirent de plus belle.
– Silence! ordonna le sergent une nouvelle fois.
Il fallut encore quelques secondes pour qu'un silence relatif s'établisse et Mercado s'apprêtait à envoyer deux hommes en salle de garde à vue, après lecture d'un motif de punition de deux pages expliquant les circonstances troubles d'une bagarre entre joueurs de poker dans une chambrée. Les hommes riaient encore car pour finir, c'était le caporal de service qui, en voulant séparer les joueurs, s'était retrouvé à l'hôpital. Le sergent Mercado décida alors d'aborder le problème du sifflet intempestif avec une série de menaces bien pesées lorsque le lieutenant Pino sortit hagard du bâtiment. Il tendit un feuillet au capitaine et annonça d'une voix sourde aussi stupide qu'incrédule.
– L'amiral est mort!
Une chape de plomb tomba sur les officiers et sous-officiers présents sur le perron.
– Quoi? finit par demander le commandant Alberano.
– L'amiral Reilk est mort, victime d'un attentat sur le chemin qui le ramenait ici! annonça d'une voix basse et tremblante le capitaine Antilla en lisant la dépêche transmise du Haut Commandement Militaire!
– Merde! répondit Francisco Alberano.
Le capitaine le fusilla du regard.
La sonnerie du téléphone retentit à l'intérieur du bâtiment et Pino, officier de permanence, se précipita.
Le silence fut rompu par les hommes des sections de la "Seguridad" qui commençaient à s'agiter devant le spectacle et les conciliabules à voix basse incompréhensibles des officiers et sous-officiers. Quelque chose de grave devait se passer! D'un même élan, les officiers et sous-officiers se retournèrent pour considérer la tour de fumée noire qui s'élevait toujours dans le ciel de la capitale.
– Silence! hurla le commandant Alberano… Nous venons de recevoir une dépêche annonçant la mort de l'amiral Reilk dans un attentant! Nous attendons confirmation!
Un instant de stupeur figea les hommes puis un grondement de voix excitées domina à nouveau.
– Silence! reprit le sergent Mercado.
Mais rien n'y faisait! Le bruit des voix s'amplifiait.
– Commandant! annonçait le lieutenant Pino de retour. La Présidence de la République est au téléphone.
Car même si le pays était dirigé par la dictature du général Llanos, il n'en demeurait pas moins théoriquement une République.
Le commandant ne se fit pas prier et bondit à sa suite, suivi du capitaine Antilla.
– Commandant Alberano du "Servicio de la Seguridad Militar"! annonça-t-il en prenant le combiné et en se plaçant au garde-à-vous.
Une voix sourde annonça.
– Général Fernando Sanchez!
Le commandant se tourna vers les hommes qui l'entouraient et glissa à mi-voix:
– Le chef d'état-major général des armées!
– Sanchez? interrogea Antilla.
Le commandant fit un signe affirmatif de la tête.
– Dites à vos supérieurs, le général Beaumont et le colonel Valdez, qu'ils se rendent de toute urgence au Palais présidentiel. Ils sont attendus! Une réunion avec Llanos en personne est prévue dans une demi-heure pour la conduite à tenir suite à l'attentat! Exécution!
Le claquement d'un combiné qu'on repose et l'appel continu du téléphone automatique remplacèrent la voix éraillée du vieux général et Alberano posa à son tour le combiné tel un automate.
– Qu'est-ce qu'il y a? demanda Antilla.
– "Ils" attendent Beaumont ou Valdez au Palais présidentiel pour une réunion au plus haut niveau avec le président Llanos!
– Mais Valdez est à la retraite depuis deux mois!
– Il ne reste que Beaumont!
– Bon Dieu! Pourvu que…
Alberano n'en dit pas davantage. Antilla, Pino, Mercado et les autres n'avaient pas besoin d'en entendre plus pour deviner ce que pensait le commandant.
– Fonçons! ordonna-t-il à l'adresse d'Antilla.
Les deux hommes sortirent en courant. Plus prompt, plus jeune, le capitaine se retrouva devant, courant en direction d'un bâtiment que cachait "el Edificio Blanco" et qui devait se trouver à une petite centaine de mètres. Un bâtiment de section carrée assez important, surmonté d'une série d'antennes et qui était le service du Chiffre "Servicio de la Cifra", mais qui, en fin de compte, était aussi et surtout le service général des renseignements électroniques et des ordinateurs de l'armée, l'endroit où vivait en permanence le général Beaumont.
Antilla arriva devant la sentinelle qui montait la garde devant la porte alors qu'Alberano était encore à une quarantaine de mètres. Le soldat pointa l'arme dans sa direction.
– Halte! Interdiction d'entrer! Ordre du général!
– Fous-moi la paix!… On vient d'assassiner l'amiral Reilk!
– Non?
– Oui! Laisse-moi passer!
Le soldat baissa l'arme mais intima:
– Impossible! Les ordres sont les ordres! Personne ne doit franchir la porte!
Le capitaine voulut s'avancer mais se retrouva avec le canon de l'arme sur le ventre.
Heureusement le commandant Alberano arrivait.
– Laisse-nous passer! ordonna-t-il. C'est trop grave! Le chef d'état-major des armées vient de convoquer Beaumont par téléphone!
L'homme hésita et le capitaine Antilla en profita pour saisir l'arme.
– Tu n'as pas bien compris! Reilk est mort! Regarde la colonne de fumée, grand con!
L'homme détourna la tête, regarda un instant la colonne noire qui élargissait d'énormes volutes sous le ciel de plomb. Il n'opposa plus aucune résistance. Le commandant et le capitaine pénétrèrent dans une salle de réunion, aux dimensions impressionnantes où trônaient une série de micro-ordinateurs sous la surveillance d'un civil à lunettes façon lorgnons vêtu d'une blouse grise.
Ils ouvrirent une seconde porte sur laquelle était posé en lettres de métal l'inscription "General Felipe BEAUMONT DE HENNECOURT– Entrada prohibida". Ils se trouvèrent dans une chambre où régnait une pagaille indescriptible.
Sur un lit réglementaire de camp, allongé en grand uniforme de lieutenant-général d'aviation, le dénommé Beaumont demeurait immobile, une manche relevée sur un avant-bras, une seringue posée à côté. Ce n'était un secret pour personne que le général était morphinomane au dernier degré. Et quand il n'était pas sous l'emprise de la drogue, il était totalement saoul!
– "Bagatella del culo de la santa mierda!" qu'on pourrait traduire par "Foutre cul de la sainte merde!" brailla avec une franchise toute militaire le commandant, célèbre pour la qualité esthétique de ses jurons.
– "No estamos encima! Estamos dentro!"… Nous ne sommes pas au-dessus! Nous sommes dedans! ajouta Antilla du même ton désabusé… Et jusqu'au cou!
– Merde! répéta Alberano.
– Qu'est-ce qu'on fait?
Francisco Alberano essaya de secouer l'officier général mais rien n'y fit. Le corps demeurait totalement inerte, assommé par l'excès de drogue. Un corps immense pour le lit réglementaire.
– Il faut avertir le Grand Quartier!
Les deux hommes retournèrent sur leurs pas dans une course échevelée et se retrouvèrent en nage à l'"Edificio blanco de la Seguridad". Le commandant se précipita au bureau du poste de police où attendait le lieutenant Pino, consulta une fiche épinglée à un mur, décrocha le téléphone et composa le numéro du Palais présidentiel. Un silence dramatique suivit:
– Allô! entendirent Antilba et Pino… Commandant Alberano du "Servicio de la Seguridad Militar", caserne Milan. J'ai reçu une communication, il y a quelques instants, du général Sanchez, chef d'état-major des armées… Pourrais-je lui parler, s'il vous plaît. C'est urgent!
Il y eut un silence.
– Comment en conférence? Vous êtes certain? Il faut que je lui parle à tout prix!
Nouveau silence. Les deux autres officiers retenaient leur respiration.
– Vous avez reçu des ordres! Je veux bien vous croire! Mais c'est extrêmement important! Faites-lui savoir que je suis au bout du fil… Oui. Le commandant Alberano… N'oubliez pas… du "Servicio de Seguridad Militar"… Caserne Milan, c'est exact!
Le commandant jeta un coup d'œil sur Antilla et Pino toujours attentifs et finit par lever un regard désespéré en direction du plafond.
– Comment? reprit-il… Impossible de le joindre. Il est avec le Président-Général! O.K.!
Le commandant reposa le combiné d'un geste rageur et ajouta:
– Il ne manquait plus que ça!
– Qu'allons-nous faire? interrogea Antilla.
– Il faut que j'y aille, sinon Beaumont va passer en cour martiale et les services vont être entièrement remaniés de fond en comble! décida brusquement Alberano.
Il avait un caractère impulsif et pouvait prendre des décisions à l'emporte-pièce si nécessaire. Dans les cas où l'urgence était relative, il étudiait avec une rigueur mathématique toutes les conséquences possibles, quitte à modifier son jugement sur la question débattue. Mais une fois la décision prise, il ne revenait plus en arrière. Il réfléchit encore un court instant. Il n'y avait rien d'autre à faire!
– Antilla! ordonna-t-il. Tu gardes la "Seguridad" pendant que je fonce au Palais. Tu es responsable jusqu'à ce que Beaumont se réveille, s'il se réveille! La situation est catastrophique mais pas encore tout à fait désespérée! Je fonce prendre une douche puis direction le Palais. Je ne sais pas ce que je vais y foutre mais il vaut certainement mieux que j'y sois! Je vais essayer d'avoir le général Sanchez pour arrondir les angles! Fais-moi préparer une jeep en marche devant la porte avant cinq minutes!
– O.K.! se contenta de répondre le capitaine Antilla.
– Si l'état-major ou Sanchez téléphone, dis-leur que je suis en route et qu'ils me trouveront au Palais!
– Peut-être vaudrait-il mieux que tu restes et que ce soit moi qui me rende au Palais! osa avancer le capitaine Antilla.
La réponse fut catégorique:
– Non!
Le capitaine Antilla fronça les sourcils. Encore une occasion de devenir important, de lier connaissance avec les huiles de l'état-major qui lui échappait par la faute de cet imbécile de commandant qu'il avait lui-même amené à ce service!
– Merde! Je disais ça parce que ce serait plus logique que tu…
– Exécution! ordonna simplement Alberano en s'éloignant rapidement. Il avait cette fois trop d'ennuis en perspective pour éviter de froisser son ami.
Le téléphone sonna et le lieutenant Pino décrocha puis se raidit dans un garde-à-vous impeccable.
– Bien, mon général! Je vous passe le commandant!
– Le chef d'état-major des armées! annonça-t-il à demi-voix.
Alberano revint en courant et prit le combiné téléphonique des mains du lieutenant.
– Allô! Mon général! Commandant…
– Vous vouliez me parler? interrogea la même voix sourde…
– C'est-à-dire mon général…
– Quoi?
– C'est qu'il y a un problème!
– Tiens donc! C'est le moment!
– Le général Beaumont est dans l'impossibilité de venir!
– Dans l'impossibilité de venir?… Mais tonnerre de Dieu, ce n'est pas possible! Où est-il?
– Ici mon général! Enfin au service du Chiffre…
– Et vous dites qu'il est dans l'impossibilité de venir! Mais j'ordonne qu'il soit là. Sa présence est indispensable, bordel à couilles!
La politesse et le bon goût légendaire des officiers généraux de l'armée lorsqu'ils s'adressent à des subalternes.
– Malheureusement, il est dans l'impossibilité effective de venir! reprit le commandant.
Il y eut un silence et Alberano entendit vaguement au fond de l'écouteur le bruit d'un conciliabule entre le général et un autre personnage.
– Bon, je vois! finit par dire le général Sanchez… Et Valdez? Le colonel Valdez? Il est hors course lui aussi?
– Mon général, bredouilla le commandant… Le colonel Valdez a pris sa retraite, il y a deux mois!
Alberano faillit ajouter que son interlocuteur était même présent à la cérémonie d'adieu aux armes qui s'était déroulée ici même.
– Son remplaçant alors? reprit la voix de moins en moins sourde.
– Nous attendons toujours sa nomination!
– Foutre cul de bordel de merde! s'emporta le chef d'état-major Général… suivi tout aussitôt d'un … excusez-moi Monsieur le Président-Général… Bien, vous êtes qui?
– Le commandant Francisco Alberano… A vos ordres, mon général!
– Le commandant Alberano lui-même?
La question aurait pu paraître saugrenue, mais le commandant ne remarqua même pas…
– Lui-même, mon général!
– Bien, il faut que je vous vois! Rendez-vous à l'endroit où a eu lieu l'attentat. J'y serai dans cinq minutes! Je dois vous y rencontrer! Vous m'avez compris, commandant! Dans cinq minutes! Ensuite vous me suivrez au Palais présidentiel pour la réunion. Elle vient d'être ajournée et reportée en fin d'après-midi… Exécution!
– Bien, mon général. A vos ordres, mon général!
– Dans cinq minutes! Pas une de plus!
Le commandant ne répondit rien. La communication avait été coupée à l'autre bout de la ligne.
C'est à ce seul moment que le commandant Alberano se rendit compte qu'il ignorait l'endroit exact de l'attentat.
Il sortit en courant en lançant un nouveau chapelet de ses jurons favoris. La colonne de fumée noire s'était maintenant évanouie, ne laissant dans le ciel de la capitale qu'un voile sombre et diffus qui n'occultait en rien la lumière du soleil et n'indiquait plus le lieu où l'amiral Reilk avait trouvé une fin brutale.
– Plus que quatre minutes! Où a eu lieu l'attentat?
– Au carrefour de la calle "San Isidro de Sevilla" et de la calle "Florencia"! hurlait le lieutenant Pino… Je tiens le renseignement des pompiers… entendit à peine le commandant Alberano à l'instant où il bondissait dans la jeep que lui amenait Antilla.
Chapitre III
La jeep déboula de la route treinta-y-tres et s'engagea dans les faubourgs. Un virage encore et le véhicule emprunterait enfin la rue "San Isidro de Sevilla". Le commandant Francisco Alberano consulta d'un œil rapide le cadran de sa montre-bracelet.
– J'aurai au moins trois minutes de retard! Sanchez va me découper en rondelles!
Un coup de frein et la jeep s'immobilisa au milieu d'un groupe de badauds devant un véhicule de la "Guardia Civil" reconnaissable au gyrophare orange. Il cachait les silhouettes de deux camions rouges des services de lutte d'incendie, sagement rangés contre un trottoir. Une odeur âcre, acide, de pétrole brûlé, de scories et de viande trop grillée frappa les narines d'Alberano. Le commandant bondit de la jeep et se fraya difficilement un passage jusqu'à un sergent qui commandait un peloton de la Guardia placé en cordon, visiblement chargé d'écarter les curieux. Il n'y avait peut-être pas une demi-heure que l'attentat avait eu lieu.
Le sergent salua et l'invita à franchir la barrière d'hommes tandis qu'une colonne de camions militaires bâchés s'arrêtait net derrière la jeep du commandant. Alberano aperçut vaguement les silhouettes de plusieurs sections d'assaut du régiment "Erizo" en tenue légère de combat, reconnaissables à leur béret noir et à l'écharpe rouge.
Derrière le véhicule de gendarmerie, la puanteur des lieux devenait plus pénétrante, plus chaude. Mais, plus que l'odeur, ce qui frappa le commandant fut l'incroyable désordre des lieux. Une pagaille indescriptible! Le chantier avec son trou béant, la chaussée couverte de débris de toutes sortes et de restes de motocyclettes, figés dans des rigoles de mousses brunes, les palissades éventrées, les trois carcasses des véhicules qui avaient fini par brûler de concert. En réalité, les deux camions, le camion grue et le camion de déménagement n'avaient brûlé que partiellement et quelques plaques des peintures originelles apparaissaient encore à certains endroits. Par contre la Mercedes blindée n'était plus qu'une épave totalement calcinée. Même les vitres blindées n'avaient pu résister à l'explosion du réservoir et à la fureur des flammes.
Un journaliste filmait grâce à une caméra portable, tandis que son compagnon enregistrait les réponses du capitaine des sapeurs-pompiers sur un magnétophone. Dès qu'ils aperçurent l'habit de commandant, ils bondirent dans sa direction tels deux canards sur une reinette. Le commandant fit un signe négatif et ils n'insistèrent pas. Il continua d'approcher avec précaution en pataugeant dans une mare de boue noire et d'assez loin aperçut d'abord la silhouette carbonisée du chauffeur de la limousine blindée, tête posée sur le volant. Deux pompiers s'affairaient déjà à accrocher un câble tracteur à l'arrière du camion de déménagement. En approchant encore, Alberano distingua une espèce de paquet totalement noirci écroulé entre la porte arrière et le sol. Il lui fallut un certain temps et un hoquet de dégoût pour comprendre qu'il s'agissait d'un cadavre calciné et que c'était, vu la corpulence et l'endroit, celui de l'amiral Reilk figé dans la position où la mort l'avait attrapé. Cet homme qu'il avait vu aussi vivant qu'indestructible quelques deux heures auparavant! Tout lui parut irréel, comme sorti d'un cauchemar. Un malaise le gagna et il se força à exécuter le tour de l'ensemble des véhicules enchevêtrés pour distinguer contre l'autre porte arrière demeurée fermée le dernier cadavre, celui du colonel Ruiz, totalement soudé à la porte fondue.
Silencieux, il revint enfin sur ses pas. Le sergent, en grande discussion avec le colonel Santos, commandant du régiment "Erizo" et le capitaine des pompiers, l'attendait à quelques mètres, sur une partie de chaussée sèche, entre les restes de la voiture blindée et le chantier. Alberano salua le colonel et se tourna vers le sergent.
– Où se trouve le chef d'état-major général des armées? interrogea-t-il en se demandant si ce dernier n'était pas déjà reparti, vu qu'il avait plus de trois minutes de retard.
Le capitaine des pompiers répondit pour le sergent.
– Vous êtes le premier officier arrivé sur les lieux! Nous n'avons pas vu de général dans les parages depuis notre arrivée!
Alberano salua puis repartit sans un dernier regard sur l'amas de ferraille.
– Il n'y aura pas beaucoup de renseignements à tirer des restes! conclut-il en son for intérieur.
Il arriva sous les regards attentifs de spectateurs jusqu'à la jeep. C'était un véhicule de commandement et elle était munie d'un poste récepteur émetteur. Il tourna deux boutons et appuya sur le commutateur.
– Allô! interrogea-t-il en compulsant le recueil des fréquences des émetteurs militaires…. Allô! L'état-major des armées? Commandant Francisco Alberano! Je me trouve sur les lieux de l'attentat contre l'amiral Reilk! Pourriez-vous me demander en urgence la communication avec le chef d'état-major général des armées?
La foule, maintenue à quelques mètres par un nouveau cordon de soldats du régiment "Erizo" écoutait avec ravissement, consciente de vivre en direct un événement historique.
La réponse ne se fit pas attendre dans le haut-parleur de l'appareil.
– Nous ignorons où se trouve le général pour l'instant… Ne quittez pas.
Alberano attendit que la voix reprenne.
– Il a signalé un rendez-vous pour trois heures au Palais présidentiel… Le rendez-vous avait d'abord été fixé à deux heures puis remis tard dans la soirée. Maintenant il aurait lieu à trois heures!
– Essayez de joindre le chef d'état-major! Appelez-moi s'il vous plait sur le canal 435…
– C'est le foutoir! pensa le commandant. Tout est improvisé et ce qui était vrai cinq minutes avant ne l'est plus cinq minutes après!
Il leva les yeux et aperçut le colonel Santos qui se précipitait dans sa direction.
– Sanchez est là! Il vient d'arriver! Il veut vous voir!
Alberano reposa le combiné et se retrouva devant l'amas de tôles calcinées. Il aperçut vaguement des blouses blanches penchées sur les restes carbonisés des victimes et quatre nouvelles équipes de journalistes qui piétinaient dans la boue noire autour du drame. Assez loin, sur le trottoir, le vieux général attendait. Alberano s'approcha et salua dans un garde-à-vous impeccable. Le vieillard bedonnant sous la casquette à sept étoiles de chef d'état-major des trois armes, éternellement sérieux et triste, toujours mal fagoté dans son uniforme trop large, le Général Fernando Sanchez, soixante-dix neuf printemps et toujours en activité, ne daigna même pas rendre l'esquisse d'un salut. La lèvre pendante comme à l'habitude, au bord de l'apoplexie, il paraissait continuellement à la recherche d'un rythme perdu de respiration. Il devait sortir de table….
– Comment se fait-il que vous soyez l'officier de plus haut rang du "Servicio de Seguridad" disponible à l'heure actuelle? éructa avec quelque difficulté le général.
Comme si c'était la faute du commandant!
– Le général Beaumont a eu un empêchement!
– Il a de la chance d'être considéré par certains comme un héros!… De toute façon, il aura à rendre compte, tout général qu'il soit! Ça pue ici! Je suis le chef d'état-major, nom de Dieu! Et je n'admets pas qu'on n'obéisse pas aux ordres que je donne! Ce que ça pue, nom de Dieu! Et quel est votre nom?
Il n'attendit même pas la réponse et poursuivit du même ton éraillé et presque inaudible.
– Comment se fait-il qu'il n'y ait pas de colonel sous les ordres du général… rappelez-moi son nom…
– Le général Beaumont, mon général!
– Vous avez vu ce qu'ils ont fait, les salauds… Et ça pue! Il faudra désinfecter nos habits!… Avec les microbes qui pullulent dans les rues de la capitale! Vous êtes d'accord?… Vous avez vu ce tas d'immondices qu'on trouve dans les poubelles du coin!… La discipline se relâche dans le pays! Bon Dieu, ce que ça pue! On dirait du cochon grillé!… Vous ne trouvez pas?
Toujours au garde-à-vous, Francisco Alberano bien que décontenancé par le discours incohérent du général parvint à répondre sans l'ombre d'une hésitation:
– Mais bien sûr, mon général!
– Et où se trouve le colonel?
– Quel colonel?
– Votre colonel? Les règlements sont formels. Tout général responsable d'un service a sous ses ordres directs un colonel. On n'a pas fait d'exception!
– Je m'excuse mon général mais je vous ai déjà dit tout à l'heure au téléphone qu'il a pris sa retraite.
Le vieillard bomba son torse, ou plutôt son ventre, et demanda de manière péremptoire sur un ton presque aussi monocorde:
– Vous en êtes vraiment certain?…
– Qu'il a pris la retraite?
– Non! De me l'avoir dit au téléphone? Je n'en ai aucun souvenir! Et je voudrais bien savoir pourquoi vous m'auriez dit ça au téléphone!
Alberano ne sut que répondre et demeura muet.
– Votre attitude paraît suspecte! reprit le chef d'état-major général… Pourquoi mentir?… Depuis quand un capitaine se permet d'avancer des mensonges à un chef d'état-major des armées! Vous avez une drôle de conception de la hiérarchie militaire!
Au seul mot de capitaine, le commandant ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil sur les galons qu'il portait aux épaulettes. C'étaient bien les quatre galons de commandant! La situation devenait grotesque. Toute l'armée savait que le chef d'état-major était atteint d'un début assez avancé de sénilité et qu'il demeurait uniquement en place pour ne pas compromettre le fragile équilibre entre les diverses tendances représentées au sein de la Junte et du Grand Conseil Révolutionnaire National que présidait Llanos. On le savait totalement fidèle au Président-Général et cela suffisait pour qu'on ne lui trouve aucun remplaçant digne de son poste.
Un colonel d'ordonnance fit un signe discret à Alberano, puis se permit d'interrompre le discours du plus haut personnage de l'armée juste après le Président Federico Llanos.
– Mon général! J'ouvrirais une enquête si j'étais vous!… Si vous voulez, je la prends en main!
– Ah! Très bien, colonel! Exactement ce que j'allais proposer…
– En attendant, il faudrait peut-être que le commandant se rende à la réunion prévue au Palais présidentiel puisqu'il serait susceptible de donner des informations sur le "Servicio de la Seguridad Militar"!
– Pourquoi donc? grogna le chef d'état-major général.
– Mon général, vous avez dit tout à l'heure que le Président Llanos en personne avait exigé la présence d'un officier de la "Seguridad"!
– Ah! Bien, bien!… J'ai dit ça? C'est bien! Je le verrais tout à l'heure, alors… Je dirai quand même deux mots de ce regrettable incident au Président-Général.
– Mais bien entendu, mon général!
– Je sais ce que j'entends!
– Il serait temps que nous retournions au Palais! reprit le colonel.
– J'allais le proposer.
Le général tourna les talons sans autre mot et l'aide de camp s'approcha d'Alberano:
– Ne faites pas trop attention! Il a des trous de mémoire… surtout après les repas qu'il arrose un peu trop au Xeres! Vous verrez… dans un quart d'heure, il aura oublié vous avoir vu ici…
Alberano esquissa l'ombre d'un salut mais l'autre lui fit un clin d'oeil.
– Oh! Ça va comme ça! Foncez au Palais présidentiel! Les colères du Président-Général sont plus dangereuses que les trous de mémoire du chef d'état-major. Moi, je ramène Sanchez! Vous voulez monter avec nous?
– J'ai ma jeep!
L'interlocuteur du commandant Alberano consulta sa montre-bracelet.
– La réunion est à trois heures! Vous avez juste le temps!
Le commandant demeura sur place pendant que le colonel rejoignait son supérieur.
– Il y a quelque chose de pourri en haut lieu! finit par penser Alberano. Quelque chose de pourri à laisser un vieillard débile à la tête de l'ensemble des armées!
Puis il se raisonna.
– Après tout, puisque l'armée du pays n'a pas en charge de se battre contre un pays ennemi et que, de toute manière, en cas de conflit aigu, toutes les décisions seraient prises par Llanos… Après tout, pourquoi pas?
Il retourna sur ses pas, pensif, parvint jusqu'à la jeep gardée par quelques hommes de la Guardia..
– Et si un coup dur arrivait vraiment, à l'improviste?
Une section du "régiment Erizo" se fit un devoir d'ouvrir un passage à travers une foule de plus en plus dense et le véhicule piloté par Alberano parvint à s'extirper pour se ruer en direction du Palais présidentiel.
– Trois heures moins huit! Cela va être juste!
Lorsque le commandant arrêta sa jeep sur la Plaza del Palacio, trois heures sonnaient sur le clocher de la cathédrale Santa Monica et la nouvelle de la fin tragique de l'amiral Reilk tombait à l'instant sur les téléscripteurs du monde entier. Des milliers de journalistes se ruaient vers les agences de presse et les téléphones. Rien ne paraissait encore troubler ce début d'après-midi torride et quelques passants vagabondaient au milieu de quelques rares automobiles. Seules, deux sections de la "Guardia Civil" stationnaient sur le trottoir donnant sur l'escalier de marbre du Palais, dans leurs uniformes et leurs képis d'intervention bleu foncé.
Chose inhabituelle, un escadron de la garde protocolaire impassible et immobile se tenait au centre de la Plaza, casque de type allemand de la dernière guerre enfoncé jusqu'aux yeux et fusil pour les soldats, casquette chamarrée et épée pour le lieutenant arborant fièrement épaulette cramoisie et fourragère d'or de régiment d'élite, en l'occurrence du deuxième régiment de la Garde.
Le Palais présidentiel était, vu de ce côté, une vaste façade trouée de longues fenêtres espacées et séparées par des semi-colonnes torsadées fondues dans un mur de brique rose supportant, au-dessus d'un large fronton de bas-reliefs, une armée de statues à la gloire des célébrités nationales, la plupart représentant des généraux des siècles derniers en grand uniforme et grand panache hurlant des mots historiques perdus, dressés sur les étriers de chevaux pétrifiés caracolant vers les nuages dans un mélange de style Sixtine de Michel-Ange mal dégrossi et de rococo de conquête d'Amérique espagnole. Au centre, un escalier à base rectangulaire menait jusqu'à un perron de marbre qui donnait sur la porte monumentale simplement défendue par deux guérites. Quatre hommes du premier régiment de la garde protocolaire, en grand uniforme d'apparat, demeuraient immobiles, comme figés par quelque Dieu indien disparu, transformés en statues de chair. Quatre hommes en uniforme de cuirassier prussien du dix-huitième siècle, veste serrée doublée de brandebourgs d'or, casque à aigle sur la tête, jugulaire sous le nez et fourragère chamarrée d'or et de rubis.
Le commandant traversa la place au pas de course alors que les badauds admiraient la relève immuable de la garde aux trois heures sonnantes. Quatre hommes aussi droits et raides que les statues de pierre, engoncés dans le même uniforme de cuirassier prussien du dix-huitième siècle. Ils sortaient comme chaque jour d'une porte dérobée, exactement à l'instant où les cloches de la cathédrale Santa Monica se réveillaient pour annoncer les trois heures de l'après-midi, exécutant en un parfait synchronisme leur célèbre pas de l'oie d'une lenteur calculée, rythmé par le balancement saccadé des gants immaculés qui accrochaient la lumière de feu qui emplissait l'azur.
Ils pivotèrent d'une manière impeccable pour faire face aux gardes de service et à l'officier commandant la manœuvre à l'instant même où Francisco Alberano franchissait le porche principal du Palais présidentiel.
Un jeune lieutenant de la garde exécuta à sa vue un salut réglementaire, gant immaculé sous le bec de l'aigle et l'aborda:
– Votre ordre de mission, commandant!
– Je n'en ai pas mais le général Sanchez, chef d'état-major général des armées, m'a demandé d'être présent.
Le lieutenant fit un signe et un garde en grand uniforme sortit sur le perron du Palais présidentiel.
– Vous êtes…?
– Commandant Francisco Alberano…
– C'est bien ça!… Suivez le garde, il sait où il doit vous amener!
Le commandant obtempéra et emboîta le pas lent de l'homme qui pivotait déjà pour exécuter un demi-tour parfait. Alberano consulta sa montre-bracelet et grimpa quatre à quatre un escalier intérieur monumental, suivit un couloir aussi large qu'une rue du vieux quartier central de San Pedro ou du vieux port corsaire de Punta Carena et se retrouva devant une porte en chêne sombre et massif qui aurait pu passer pour une porte de château fort si elle n'avait été ouvragée et ciselée de caissons et de pointes de diamant. Deux gardes, immobiles, attendaient et, sur un signe de l'accompagnateur, les deux hommes poussèrent chaque battant. Alberano se retrouva à l'entrée d'une salle immense par les proportions, à plafond haut fait de larges caissons de chêne ciselés. Le parquet de bois crissait sous ses bottes. Les meubles riches avaient ce style particulier du XVIII° siècle latino-américain qu'un ébéniste français aurait pu traiter de Louis XV emplumé, avec des torsades dorées sans fin sur tous les angles, écrasant les soies et les bois d'acajou plaqués. Les murs supportaient des tentures espagnoles où se retrouvait l'influence du dessin inca. Elles encerclaient les hautes fenêtres qui donnaient sur les feuillages lustrés des arbres centenaires du patio intérieur. Au centre, une table, une énorme dalle ronde de marbre reposant sur trois Grâces altières de bronze, éclipsait la majesté d'une série de buffets de bois sculptés et la largeur impressionnante d'une bibliothèque de style anglais aux vitres biseautées, remplie d'ouvrages sagement alignés. Au-dessus de la table, un énorme lustre de verroteries en cristal de bohème, digne d'une église orthodoxe byzantine, renvoyait des étincelles d'arc-en-ciel sur les murs surchargés des tentures tarabiscotées.
Le commandant Alberano ne prêta aucune attention aux objets qui l'entouraient mais porta tout son intérêt sur les quelques personnages présents. Il reconnut le chef d'état-major général des armées, salua aussitôt, mais l'autre lui fit à peine un signe de reconnaissance avant de franchir une porte de la même espèce que celle par laquelle il venait d'entrer. Il tourna son regard et reconnut les chefs d'état-major des trois armes en grande discussion.
Le général Alonzo Garcia-Fuentes, la soixantaine sur un visage étriqué et fin aux yeux éternellement cachés par des lunettes noires, ancien colonel du deuxième régiment de blindés qui avait déclenché le pronunciamiento et la chute de la République, aussi maigre que raide dans son uniforme toujours impeccable, chef d'état-major des armées de Terre dont Reilk avait l'habitude de dire qu'il était un homme trop brillant et trop ambitieux pour ne pas vouloir briguer un jour la succession du Président-Général Llanos.
Le général Luis Terragones, un peu plus jeune, général d'aviation, un proche du général Beaumont qu'Alberano avait quelquefois salué à la caserne Milan. Il passait pour le plus modéré des membres de la Junte et Reilk et d'autres étaient allés à une époque jusqu'à prétendre en public que même s'il avait entraîné l'aviation dans le coup d'État en se ralliant tardivement, il était républicain. Si cela restait à démontrer, tout le pays savait que l'aviation demeurait le foyer principal des jeunes officiers partisans de l'apolitisme de l'armée et du retour à la démocratie. Même si le général n'avait jamais tenu une allégation dans ce sens, il s'était fait remarquer pour avoir toujours soutenu ou protégé les quelques jeunes officiers qui s'étaient laissés aller à quelques déclarations contre la Junte ou bien à porter des jugements peu flatteurs sur la politique du Président-Général.
L'amiral Gaetano Menoz, dans son uniforme blanc immaculé de marin, qui approchait soixante-dix ans et était connu comme l'un des hommes les plus proches de Llanos, même si la marine n'avait guère participé à la chute de la République de Madera. Il était surtout considéré par beaucoup comme un inconditionnel du ministre de l'Intérieur, "el señor Ministro Ramon Montanero", le seul civil à posséder une influence prépondérante au sein du Gouvernement et par là même pour passer comme l'adversaire le plus acharné du défunt amiral Reilk au sein de la Junte.
Le général d'aviation Terragones répondit au salut d'Alberano puis ajouta un sourire et un petit signe amical. Les deux autres officiers généraux se retournèrent et le commandant demeura au garde-à-vous, main rigide sur la visière de la casquette. Le chef d'état-major de l'armée de terre, le général Garcia-Fuentes, approcha et Alberano demeura immobile.
– Qu'est-ce que vous faites ici? interrogea la voix monocorde et hautaine du personnage.
Alberano croisa le regard glacé du général derrière les verres sombres et se raidit pour répondre:
– J'obéis aux ordres du chef d'état-major des armées…
– Très bien! Attendez ici! Si on a besoin de vous, on vous fera appeler!
Le général pivota sur le parquet ciré, rejoignit les deux autres officiers qui assistaient à la scène. Alberano le vit consulter l'heure sur une pendule de style américain placée sur une colonne et l'entendit dire à l'adresse de ses compagnons.
– Entrons dans la salle du Conseil. Llanos ne va plus tarder maintenant!
Les trois hommes prirent la porte déjà franchie par le chef d'état-major des armées et le commandant demeura seul dans un angle de la pièce. Un étrange malaise le saisit.
– Qu'est-ce que je fous ici! J'aurais mieux fait d'envoyer Antilla! Il aurait plus apprécié que moi!… Mais qu'est-ce que je suis venu foutre ici! pensa-t-il.
Il était là, sans rien connaître des rouages subtils des services de la "Seguridad", uniquement par la faute de la mort de Reilk et de son adjoint Ruiz, par l'incapacité d'un général drogué à se réveiller, par le non-remplacement d'un colonel parti à la retraite. Lui, un simple commandant encore capitaine il y avait quelques mois.
– Et qu'est-ce que je vais bien pouvoir répondre si on me pose des questions sur l'attentat ou la "Seguridad"?
Il maugréa avec le vocabulaire propre aux militaires.
– Bordel de merde! Si je pouvais foutre le camp!
Il se vit sortant du Palais par où il était venu et prenant son temps d'allumer une cigarette sur la Plaza del Palacio!
Le temps s'écoulait, tout était silencieux. Aucun son ne traversait les lourds vantaux. Le commandant se décida enfin à quitter l'angle de la pièce où il était réfugié. Il se dirigea d'un pas souple vers une fenêtre, histoire de se donner une contenance, et le crissement des lattes anciennes du parquet sous ses bottes l'énerva davantage. Il jeta un œil sur le patio intérieur et découvrit la large silhouette de madame la Présidente qui surveillait les deux derniers de ses six enfants avec l'aide d'une dame de compagnie. Il se recula comme responsable d'une indiscrétion et se tourna dos contre la vitre.
La lourde porte par laquelle il était entré s'ouvrit enfin. Apparurent ensemble le ministre de l'Intérieur et sa femme. El señor Ministro Ramon Montanero était considéré aussi comme un personnage extrêmement influent du régime, le seul civil à posséder auprès de Llanos autant sinon plus d'influence que l'ensemble de tous les généraux de la Junte. Jeune avocat ambitieux, politicien très tôt, il avait été secrétaire d'État auprès du ministre de la Défense de la République de Madera avant qu'elle s'effondre. Très vite rallié aux militaires, il avait gravi rapidement tous les échelons de la carrière politique, certainement quelque peu aidé par son mariage avec Ines Ramiza, une femme superbe, ancienne strip-teaseuse de cabaret, devenue un temps la maîtresse attitrée du Président-Général alors au faîte de la gloire. Comme Llanos avait besoin d'une certaine caution des civils, l'homme s'était retrouvé conseiller personnel du dictateur puis était devenu l'inamovible ministre de l'Intérieur de la dictature, se taillant au fil des ans un pouvoir sans partage sur la police civile et les rouages des administrations. Poste de confiance s'il en était. Avec le temps, son influence n'avait cessé de grandir, tant du côté des militaires que des civils. Beaucoup de gens avertis pensaient qu'il serait peut-être le seul à pouvoir s'opposer le jour venu aux ambitions non déguisées du chef d'état-major de l'armée de terre, Garcia-Fuentes, celui-là même qui avait demandé quelques minutes auparavant à Alberano d'attendre dans la pièce.
Ramon Montanero était un petit homme d'une soixantaine d'années, avec un crâne chauve qu'encerclaient quelques cheveux d'argent, le visage extrêmement fin, peu ridé par l'âge, toujours cerclé de lunettes à fine monture d'or. Mis à part les lueurs d'intelligence d'un regard bleu franc pétillant, il n'avait rien de remarquable dans son maintien. Il portait avec une élégance raffinée, presque efféminée, un éternel nœud papillon sous des cols de chemises de prix. Toujours habillé très strict d'un complet veston de coupe et de tissu anglais, il avait toute l'aisance d'un gentleman de Wall Street. Des mauvaises langues prétendaient évidemment qu'il avait quelquefois une vague odeur de naphtaline qui le suivait.
Ines Ramiza, devenue son épouse, de plus d'un quart de siècle sa cadette, était ce qu'on pourrait appeler une femme splendide. Venue d'Europe, on ne sait trop quand ni comment, d'origine juive mais assistant aux messes catholiques puisqu'il le fallait, elle prétendait avoir perdu ses parents et été recueillie par un vague cousin de son père. Plus grande que son mari d'une demi-tête, élégante en diable dans un bijou de robe mauve en froufrou romantique, au décolleté sinon provoquant du moins aguicheur, elle aurait rivalisé avec les mannequins de la haute couture parisienne. Un œil de velours charmeur émeraude à reflets d'ocre sous une cascade de cheveux cuivrés, la bouche à peine sensuelle sous le nez mutin, le corps sculpté autour d'une taille de guêpe, la jambe fine et le mollet aguicheur, cette ancienne danseuse strip-teaseuse avait toutes les armes de la séduction pour que les hommes se retrouvent à ses pieds. On racontait dans tout le pays qu'elle avait dû faire carrière de son corps comme d'autres font carrière de leur intelligence ou de leur arrière-fond de commerce. D'abord maîtresse connue d'un jeune banquier fort bien de sa personne, elle avait quitté sans le moindre brin de remords la danse et ce jeune homme élancé et riche pour les bras plus rassurants d'un militaire déjà un peu rondouillard sur les bords, devenu chef de la Junte et de l'État, troquant ainsi un amour tiroir-caisse de jeunesse pour une entrée fracassante dans la haute société. Elle s'était alors découvert les yeux de Chimène pour tout ce qui approchait de près ou de loin le nouveau maître du pays. Ines s'était ainsi introduite du jour au lendemain dans toutes les réceptions de la société bien pensante, jusque dans les réceptions de la Haute Hiérarchie de l'Église. Son intelligence brillante et sa séduction avaient eu raison des quelques barrières trouvées sur son chemin et lui avaient permis de cultiver des amitiés, d'autres diraient des relations d'influence un peu partout.
Nullement décontenancée par le départ imprévu de Federico Llanos, lorsque celui-ci, amateur d'art éclairé comme peut l'être un militaire, avait jeté son dévolu sur une chanteuse italienne d'opéra en tournée dans le pays, Ines avait alors épousé malgré la différence d'âge Ramon Montanero déjà conseiller en vue du Président-Général. Elle n'avait pas vingt-sept ans. Ce fut plus qu'un mariage de raison, ce fut un mariage d'amour entre deux ambitions, un modèle du genre.
Depuis, on chuchotait que le couple ne s'entendait plus, qu'elle collectionnait les aventures comme d'autres les papillons. Certains avaient même affirmé qu'elle était redevenue un temps la maîtresse du Président-Général lorsque la soprano italienne, dénichée fortuitement par le maître du pays en grand uniforme, entre un air d'opéra et un petit four, s'était envolée avec une basse bulgare sans crier gare mezza-voce. Mais, à d'autres, cela paraissait assez improbable puisque le dictateur avait aussitôt cultivé une nouvelle liaison avec une jeune paysanne aguichante… passant du chant des sirènes aux champs de luzerne… une espèce de Lolita villageoise pétante de santé, bien plus ronde qu'intelligente, qui rêvait d'une carrière artistique lucrative et plus proche de ses aspirations secrètes que le ramassage des radis ou la culture du maïs. On racontait aussi que l'épouse du ministre de l'Intérieur avait été à une époque… et c'était même certain puisqu'il avait eu la faiblesse de le faire connaître assez bruyamment… la maîtresse de l'amiral Reilk… et de bien d'autres… mais allez donc vérifier les bruits qui courent…
A leur entrée, le commandant Alberano se figea et demeura immobile. Il salua le ministre et celui-ci lui rendit un petit sourire amusé. Il croisa en même temps le regard de la señora Ines, un de ces regards naturels de certaines femmes qui ont toujours l'air de dire à n'importe quel homme "– Pourquoi pas après tout?".
– Je vais dire un bonjour à la Présidente et prendre des nouvelles de son dernier. Il avait un peu de fièvre hier soir! lança-t-elle en direction du mari.
Après quoi, le couple se sépara sans un mot. Le ministre entra dans la salle de Conférence dont la porte un instant ouverte laissa passer quelques bribes de conversations animées et l'ancienne danseuse nue se dirigea vers une autre sortie, une petite porte dérobée qui devait mener aux appartements privés du Président.
Pas pour longtemps car la curiosité féminine la ramena sur ses pas et elle se dirigea d'une démarche féline droit sur Alberano en sortant une cigarette d'un étui. Le commandant rectifia à nouveau la position et se raidit. Comme bon nombre de personnes violentes, il avait un naturel assez timide et un premier abord plutôt difficile avec les inconnus. Il admira l'ancienne starlette et c'est vrai qu'elle possédait à son âge cette beauté épanouie qui est l'apanage de la trentaine chez certaines femmes.
– Vous n'auriez pas du feu, s'il vous plaît? demanda-t-elle d'une voix suave, en lui lançant un sourire un tantinet pervers à vous damner un pape centenaire.
– Mais bien sûr, madame! répondit-il d'une voix terne d'agent de police donnant un renseignement à un quidam.
Elle plongea son regard sur la flamme tremblante du briquet puis au fond des prunelles du commandant. Le timide se sentit tout bizarre. Il remarqua en même temps le frémissement de la narine, le parfum subtil de la jeune femme, le battement imperceptible de l'œil, la paupière de velours, le corsage tendu et même ce je ne sais quoi de bizarre qui accompagne certaines personnes, d'aucuns diraient l'aura.
– Et qu'est-ce que vous attendez, ici? ajouta-t-elle, en accentuant imperceptiblement son sourire de grande séductrice.
Au rapport, le commandant! Il s'exécuta sans détour mais il dut faire un effort pour que sa voix ne tremble pas.
– J'ai été convoqué par le chef d'état-major général des armées!
– Tiens donc! Et en quel honneur?
– Je suis officier à la Seguridad.
– A cause de la mort de l'amiral Reilk? en déduisit-elle, en demandant la confirmation.
– Je pense madame! répondit-il d'une manière évasive.
En silence, elle observa l'officier d'un œil perplexe et tira une bouffée de la cigarette.
– Aimiez-vous l'amiral? interrogea-t-elle brusquement.
Devant la mine perplexe du commandant Alberano, elle s'empressa d'ajouter.
–… enfin, je veux dire… les hommes qui étaient sous ses ordres avaient-ils de l'affection… le respectaient-ils?
L'officier découvrit brutalement qu'il ne s'était jamais posé ce genre de question pourtant simple. Pour ce qui était du respect, il n'y avait aucun problème… l'amiral savait être respecté par tous… Lui-même avait-il uniquement de l'admiration pour cet homme si distant, ou seulement ce lien subtil du genre filial qui peut exister entre des officiers et leurs supérieurs hiérarchiques, ou encore la seule idée d'appartenance à une communauté hors du monde qui touche n'importe quelle caserne et vous scelle définitivement l'esprit dans l'idéal fermé de caste?
Il répondit sans détour à la femme avec la franchise stupide des hommes pris en défaut.
– Je ne sais pas du tout! L'amiral Reilk était un homme distant et froid!
Elle le considéra d'un œil amusé et il fronça le sourcil un peu énervé d'être détaillé et observé par l'œil expert de cette catin de luxe… l'homme avait des principes stricts de morale catholique et des idées bien arrêtées sur ce type de demi-mondaines ambitieuses qui hantent les allées des pouvoirs… Ils se mesurèrent du regard, elle amusée, lui crispé, sans se douter tous deux que plus tard la tragédie les opposerait l'un à l'autre avec toute la violence de leurs deux caractères…
– Dieu! Qu'elle est belle, cette salope! pensa crûment l'officier en considérant le visage angélique de l'épouse du ministre de l'Intérieur, le regard émeraude pailleté d'or de chatte féroce, "le" nacre de la lèvre qui dessinait la moquerie.
– Un petit con bourré de principes! jugea-t-elle, en examinant le visage fermé et la morgue affichée de l'officier…
Elle connaissait assez les hommes pour porter des jugements sévères et assez précis sur eux… Celui-là, avec son œil noir de ténébreux violent, lui paraissait le type même de ce genre d'individus assez complexés et assez dangereux pour barricader leurs frustrations derrière des certitudes religieuses ou morales qui donnent ensuite des Savonarole ou des Torquemada, des illuminés ou des inquisiteurs. Le fait qu'il porte les armes du trop célèbre régiment "Erizo", régiment de sac et de corde, ne pouvait que la renforcer dans ces idées. Elle le jugea bel homme, certaine si elle le décidait de le plier à son entière volonté, de remplacer par la vertu de son corps toutes les vertus des principes intangibles ou des idées folles qui devaient lui traverser la tête! Mais un homme avec un monde intérieur, peut-être un monde effrayant.
– Il doit manquer une femme à cet imbécile prétentieux! s'amusa-t-elle à penser.
Sans qu'elle s'en doute, son jugement, même assez approximatif sur certains points, approchait l'homme dans sa généralité. Complexé, timide, refoulé, vivant un monde intérieur effrayant par la puissance des sentiments et des idées, le commandant Alberano était un individu qui pouvait basculer dans la sainteté comme dans la folie meurtrière au hasard des événements. Ce qu'elle ignorait, c'est qu'il se trouvait aux limites mal définies de la schizophrénie, en équilibre instable sur la corniche qui dissocie le monde dit normal à la disrupture de cohésion de pensée caractéristique de la maladie.
Elle pivota brusquement lorsque les battants de la porte par où ils étaient entrés, se séparèrent en grand sous la poussée de deux gardes. Et le Président-Général Llanos entra, toujours aussi rondouillard dans son uniforme immaculé de grand amiral de la Flotte qu'il affectionnait particulièrement… le blanc rehaussait le basané de sa peau… ceint du grand cordon bleu et or de Commandeur de la Cruz Azul, ventre en avant, petite moustache plus repliée sous l'abri d'un nez un peu fort que conquérante, poitrine bardée de médailles. Le commandant nota que le Président-Général n'avait pas une haute stature malgré des souliers à talons renforcés. L'officier claqua des talons, porta la main à la visière et demeura aussi raide qu'un poteau télégraphique. Il se trouvait ainsi devant l'homme qu'il admirait le plus! Le chef vénéré du pays, le sauveur de la Patrie contre le péril communiste, contre la chienlit gauchiste! L'homme providentiel qui avait sauvé la nation après les scandales de l'ancienne République qui avaient sali l'honneur du Costa Carena!
Federico Llanos se précipita dans leur direction. Ines Montanero lui lança, d'un seul mouvement, un sourire et une main qu'il s'empressa de baiser prestement, puis il l'embrassa plus cordialement sur les deux joues. Il se recula brusquement comme si ces embrassades étaient hors de mise devant un petit officier subalterne.
– Vous savez l'atroce nouvelle, ma chère?
– Oui. Mon mari m'a appris…
– Ce pauvre Reilk! Dieu ait son âme!…
– Espérons qu'il n'a pas trop souffert! répondit-elle sans trop de conviction.
– Espérons! reprit le Président-Général.
– Savez-vous quelque chose sur les responsables de l'attentat?
Alberano, toujours la main raide crispée sur la visière de la casquette, prêta l'oreille à la question et attendit la réponse avec intérêt.
– Certainement un coup des Cuncheros! confia Llanos… Nous avons des renseignements qui laissent à penser qu'ils sont bien les responsables…
Puis la conversation roula sur un autre registre. L'amiral était déjà oublié, remisé au rang des simples faits divers que la vie nous oblige à supporter. Les allées du pouvoir ne portent guère à cultiver les sentiments.
– Vous êtes toujours la plus élégante et vous rajeunissez!
– Oh! Président! Vous me flattez! minauda-t-elle d'un air entendu comme si, malgré le plaisir d'entendre des compliments sur sa personne, elle n'était pas dupe qu'il s'agissait uniquement de propos de convenance.
– Et que faites-vous ici?
– Je viens voir Juanita! répondit l'ancienne maîtresse au mari.
– Vous savez que le petit a la rubéole?
– Non! J'ignorais! Hier, Juanita m'a téléphoné…
– Je sais! Deux heures au téléphone!…
Le commandant nota qu'ils étaient aussi bavards l'un que l'autre et n'arrêtaient pas de se couper la parole.
– … On n'a pas l'occasion de se voir tous les jours!
– … C'est ce matin que le docteur des enfants est venu!…
– La rubéole, ce n'est pas grave!
– Je l'avais prédit… Demandez à Juanita! J'avais dit avant-hier alors que le docteur n'expliquait pas encore la fièvre…
Toujours la paranoïa des hommes de pouvoir. Ils doivent toujours passer avant les autres!
Et toujours deux monologues qui s'entrecroisaient…
– Votre docteur n'est pas le meilleur! Moi, je…
– J'avais déjà pronostiqué la rubéole!
– Non? Vous auriez fait un parfait docteur!
La conversation traînait et le commandant toujours au garde-à-vous commençait à s'impatienter. Il se permit de bouger légèrement et comme les statues demeurant immobiles dans les pays civilisés, il attira une fraction de seconde l'œil et l'attention du chef de l'État sur sa personne.
Le Président-Général demanda sur un ton aussi goguenard que confidentiel à l'ancienne strip-teaseuse:
– Tu promènes tes dernières conquêtes maintenant?
– Oh! Qu'est-ce que tu crois? répliqua-t-elle d'un ton faussement offusqué… Tu me connais assez pour savoir que je cache toujours mes nouvelles amours! Celui-là ne m'appartient pas!
Elle lança un grand rire clair et un œil diabolique sur le commandant…
– Ah! S'il ne t'appartient pas! Excuse-moi, ma belle!… s'empressa de murmurer d'une voix trop sérieuse le Président.
– Peut-être un jour! Qui sait! Il n'est pas mal fait de sa personne et surtout il n'est pas du genre bavard comme d'autres que j'ai connus…
Le commandant Alberano, toujours au garde-à-vous, rosit légèrement et le Président-Général éclata de rire… Cette "salope" osait se payer sa tête devant le chef de l'État!… Il la détesta sur l'instant!
– Bon! Ce n'est pas tout de bavarder! J'ai une réunion du Grand Conseil à propos de Reilk… Tu m'excuses?
Elle répondit par un sourire pendant que le commandant, reprenant enfin son souffle et ses esprits, se permettait de porter un jugement quelque peu acerbe sur la désinvolture des deux interlocuteurs à son égard!
La femme tourna alors vers le commandant un sourire si merveilleux et si clair qu'il lui pardonna tout, comme il pardonnait déjà au chef de l'État. Elle prit congé et il demeura seul, figé face à Llanos qui le considérait avec une certaine attention.
– Repos, mon brave! intima le Président. Que faites-vous ici?
– J'ai été convoqué par le Général Sanchez, chef d'état-major des armées!
– On ne vous a jamais dit que vous deviez vous présenter avant toute chose? claironna la voix du Président-Général sur les quatre murs de la pièce.
Pour la deuxième fois, le commandant rougit mais cette fois jusqu'au cramoisi.
– Commandant Francisco Alberano du "Servicio de Seguridad Militar"!
– Ah! Vous êtes le seul officier de la "Seguridad" que nous ayons pu trouver… Je me souviens du coup de téléphone de Fernando… du général Sanchez…
Le Président Llanos parut réfléchir…
– Alberano… Alberano… Dites donc, vous n'êtes pas celui qui avait envoyé son colonel à l'hôpital, il y a quelques années de ça?
– Parfaitement, Monsieur le Président-Général!
– J'étais intervenu à l'époque car vos états de service faisaient ressortir votre participation au Pronunciamiento et votre attachement à ma personne…. Je me souviens…
Le visage du dictateur s'éclairait…
– Vous n'avez pas changé, j'espère? ajouta-t-il dans un demi-rire, avec l'assurance de connaître déjà la réponse.
Le commandant rayonnait.
– Bien sûr que non, "mon" Président! Vous êtes l'homme que j'ai toujours admiré et que j'admire le plus!
Presque une déclaration d'amour! Llanos sourit davantage et se permit de donner une petite tape amicale sur l'épaule de l'officier.
– Vous n'avez eu aucune sanction, n'est-ce pas?
– Sur le jugement, non! J'ai été acquitté par le tribunal militaire, mais j'ai été sanctionné ensuite dans mes promotions. Je suis resté près de vingt ans au grade de capitaine!
Ce n'était pas une plainte ou une quelconque réparation que demandait le commandant. Non, c'était simplement rapporter les faits tels qu'ils avaient été, la vérité sans fard, d'ailleurs acceptée depuis longtemps.
– Tiens donc! Je n'étais pas au courant! Vous auriez dû m'écrire!
Le commandant n'osa pas répondre qu'il avait effectivement écrit plusieurs lettres, mais qu'il n'avait même pas eu un seul accusé de réception.
– Suivez-moi dans la salle du Conseil! ordonna le Président-Général. Nous aurons besoin de renseignements que vous pourrez peut-être nous fournir!
– Mais je dois vous faire observer, Monsieur le Président-Général, que le chef d'état-major de l'armée de terre m'a demandé de rester dans cette pièce…
– Suivez-moi! se contenta de rappeler le maître du Costa Carena sans même se retourner.
Alberano emboîta le pas, tout en se demandant dans quel guêpier le Dieu hasard l'avait fourré.
Chapitre IV
Le commandant Alberano se retrouva dans une salle de style moderne, donc vide par rapport à la précédente, mais différente, mis à part le parquet toujours de bois. Une salle toute en longueur, avec, centrée sur le mur de face, une seule immense fenêtre qui donnait sur le patio intérieur. Une pièce violemment éclairée par une batterie de néons et quelques spots blancs qui sortaient des ombres le vert uni criard des murs, du plafond et du dessus feutré de l'immense table, elle aussi toute en longueur. Une couronne de chaises hautes au dossier pointu encerclaient cette table, dominée à une extrémité par une chaise à accoudoirs plus imposante, celle du Président-Général.
Lorsque Alberano avait suivi Llanos dans la salle, une dizaine de personnes attendaient, en grandes discussion dans la fumée des cigares et cigarettes, et le silence s'était aussitôt établi. Sans un mot, le Président-Général s'était dirigé vers son siège et d'un simple signe avait montré l'autre bout de la table au commandant… L'officier avait hésité.
– Allez vous asseoir! avait confirmé Llanos, tandis que les autres personnages présents se dirigeaient à leurs places habituelles dans un retour de brouhaha.
Alberano se retrouva à l'opposé du dictateur, parvint à s'asseoir et demeura fasciné par les ors rutilants des casquettes posées sur les tables où se détachaient les étoiles de commandement. Il faut savoir que si l'armée costa carénienne avait hérité des oripeaux et breloques de l'ancienne armée allemande, elle avait par contre pratiquement hérité des galons de l'armée française, sauf pour les officiers généraux. Vu la taille peu importante du pays et de l'armée, il n'existait en réalité que trois grades d'officiers généraux. Le grade de lieutenant-général: une seule étoile, suivi de capitaine-général: deux étoiles et major-général qui correspondait au grade de général de division de l'armée française: trois étoiles… et était le grade le plus élevé. C'était tout! Les étoiles ajoutées n'étaient plus qu'honorifiques et correspondaient aux nominations aux postes de chefs des états-majors. Cinq étoiles et même sept pour le chef d'état-major général des trois armes.
– Messieurs! annonça d'une voix péremptoire le dictateur… Vous savez que nous venons de perdre dans des circonstances atroces un de nos compagnons de route… Je vais vous demander une minute de silence en sa mémoire!
Tous les présents se dressèrent d'un même mouvement et demeurèrent immobiles. Lorsque Llanos décida enfin de s'asseoir, le reste de l'assemblée fit de même. Il y eut quelques instants de répit, le temps que le vieux chef d'état-major des armées Fernando Sanchez parvienne à retrouver son siège et soit certain de bien poser son derrière. Après quoi, il se mit aussitôt à somnoler, vaincu par la chaleur et la fatigue.
Alberano en profita pour détailler l'assemblée. Les casquettes des militaires étaient toutes posées sur la table et il posa lui-même la sienne. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle détonnait avec ses seuls quatre petits galons ridicules de commandant par opposition à la largeur des bandes de lauriers et aux nombre d'étoiles qui constellaient les autres couvre-chefs. Autour de Llanos, à sa gauche, le chef d'état-major général qui sommeillait déjà, puis le général Alonzo Garcia-Fuentes, chef d'état-major de l'armée de terre, l'amiral Gaetano Menoz, chef d'état-major de la marine et enfin le premier civil, le ministre de l'Industrie Ricardo Ramirez, un ancien professeur, recteur général de l'Université, homme grand au visage austère d'intellectuel froid parvenu au faîte de la réussite que peut espérer un universitaire. De l'autre côté du dictateur, à droite, se trouvaient le ministre de l'Intérieur Ramon Montanero dont l'épouse avait fait si forte impression au commandant, puis le général Luis Terragones, chef d'état-major de l'armée de l'air et enfin, dans son uniforme noir, le capitaine-général de la "Guardia Civil" Enrique Cineoni, petit homme raide derrière ses célèbres moustaches noires retroussées à la Kaiser, que ses hommes avaient évidemment baptisé Cinemaoni. Plus proche du commandant, se trouvaient le ministre de l'Extérieur, Juan-Luis Irigoyen, ancien ambassadeur aux États-Unis, un homme charmant en apparence, au visage doux sous une calvitie presque totale et aux manières fines, très recherchées, avec cette espèce de politesse aussi naturelle que glacée que donne la carrière diplomatique et qu'on disait un proche du défunt amiral Reilk, et le ministre de l'Économie, Carlos Cedromontes, visage au regard bleu froid sous une chevelure de neige fournie, un banquier, ami fidèle de Llanos, passé à la politique le lendemain du coup d'État.
Llanos posa une paire de lunettes sur son nez et saisit une feuille…
– Messieurs! annonça avec quelque solennité le Président-Général… nous voilà réunis pour décider de la conduite à suivre après l'attentat qui a coûté la vie à Reilk et à son aide de camp, le colonel Ruiz… Nous avons à répondre à plusieurs questions… Ah! Auparavant, une mauvaise nouvelle qui n'a rien à voir avec ce qui nous intéresse. Il y aurait eu des échauffourées entre forces de police et grévistes des mines de cuivre. Vous avez des renseignements à ce propos, Cineoni?
L'intéressé, chef de la "Guardia Civil", répondit dans un claquement de talons.
– D'après les dernières nouvelles, tout est rentré dans l'ordre!
– Alors tout est très bien! conclut calmement le Président-Général… Reprenons le cours de la réunion! Voyons donc les questions auxquelles nous devons apporter une réponse…
Silence. Llanos apparut aux yeux du commandant comme le maître incontesté de cette assemblée extraordinaire du Grand Conseil Révolutionnaire National, une espèce de Conseil suprême inventé par Reilk, dont le dictateur tenait sa légitimité, qui regroupait les officiers membres de la Junte et les principaux ministres civils. Ce qui l'étonnait le plus en fin de compte, c'était de voir le dictateur avec une paire de lunettes sur le nez! Le commandant découvrait que l'image de marque des chefs d'État est telle qu'il faut cacher jusqu'aux défauts de l'âge communs aux autres mortels et que Llanos n'avait jamais porté ces lunettes une seule fois en public et encore moins devant les caméras de télévision.
– Premièrement, la nomination d'un remplaçant à la tête de la "Seguridad" ainsi d'ailleurs que la nomination d'un adjoint en remplacement du colonel Ruiz… Deuxièmement, la mise en place rapide de l'enquête sur l'attentat et la nomination d'un responsable chargé de la coordination des recherches… Troisièmement, la réhabilitation de l'image de marque de l'amiral Reilk passablement affectée par la campagne de dénigrement lancée aux États-Unis et en Europe… j'y tiens… et quatrièmement, la cérémonie d'enterrement que je veux solennelle!
Un nouveau silence accompagna cette dernière déclaration et après un coup d'œil sur l'assemblée, le Président-Général sourit et remarqua:
– Nous aborderons ces sujets dans l'ordre inverse où je les ai présentés, en laissant les plus difficiles pour la fin…
– Commençons donc par la cérémonie… Je veux pour Reilk, mort au champ d'honneur dans le service de la Patrie… je veux l'enterrement réservé au chef d'État…
Quelques sourires fugitifs errèrent sur les visages des présents. Tout le monde savait que l'"enterrement réservé au chef d'État" était en fait l'enterrement en grande pompe réservé à Llanos, mis au point par la mégalomanie du dictateur. Quel chef d'État, possédant tout le pouvoir, ne rêve pas un jour d'assister à ses propres futures funérailles? Llanos allait profiter de l'occasion inespérée et pouvoir savourer ce plaisir auguste que peuvent seuls se payer les maîtres des hommes!
– Je pense que cette question est réglée!… Quelqu'un a-t-il quelque chose à ajouter.
Personne ne se permit de prendre la parole. On laissait son hochet au dictateur!
– La réhabilitation de l'image de marque de l'amiral Reilk… un tissu de calomnies monté de toutes pièces par les ennemis de notre patrie!… C'est bien entendu, n'est-ce pas?… Monsieur le ministre de l'Extérieur et monsieur le ministre de l'Intérieur chargé de la propagande, je compte sur tout votre dévouement pour laisser passer ce message dans le pays comme à l'extérieur… surtout aux États-Unis où une campagne de presse malveillante se développe contre nous!… on réclame la démocratie pour notre Pays… vous le savez… comme si notre bon peuple était vraiment malheureux et était privé de toute liberté, alors que tous les indices économiques montrent que nous serons bientôt un pays en pleine expansion!… Je compte donc sur une campagne d'explications à partir de l'impact et de l'intérêt que vont susciter dans le monde entier l'assassinat de notre ami et la cérémonie d'enterrement qui suivra. L'amiral Reilk ne doit pas être mort pour rien!
C'était dit crûment mais les politiques ne s'embarrassent pas de sentiments. Tout est bon pour consolider le pouvoir en place!
– Est-ce que l'un d'entre vous veut dire quelque chose? interrogea le dictateur en relevant ses lunettes et en jetant un coup d'œil sur l'ensemble de l'assemblée.
– Il sera fait selon votre désir! se permit de répondre Irigoyen, le ministre de l'Extérieur, tandis que Ramon Montanero se contentait de hocher la tête d'un air entendu.
– Passons maintenant à la mise en place de l'enquête et… j'y tiens… à la nomination d'un responsable qui pourra coordonner tous les renseignements… J'attends vos suggestions! continua le Président-Général.
Ramon Montanero, ministre de l'Intérieur, prit aussitôt la parole.
– Je pense qu'il m'appartient, en tant que ministre de l'Intérieur, de mener l'enquête… Nous devons…
Il n'en dit pas plus, brutalement coupé par le général Garcia-Fuentes. le chef d'état-major de l'armée de terre:
– Il s'agit d'un attentat terroriste contre un militaire, donc l'enquête doit être confiée aux militaires!
– Peut-être, mais vu l'état actuel du "Servicio de Seguridad Militar"… reprit le ministre d'une voix toujours mesurée… Le service est décapité!
Le général Terragones, chef d'état-major de l'armée de l'air, piqué au vif, intervint aussitôt:
– Vous oubliez Beaumont!…
– Ne me parlez pas de Beaumont! Vous savez très bien que le lieutenant-général est totalement incapable de quoi que ce soit…
– Je ne vous permets pas d'affirmer une chose pareille! reprit le général d'aviation.
– Demandons au commandant! intervint le général Garcia-Fuentes d'une voix curieusement monocorde, sans une ombre de sentiment.
Alberano sursauta et demeura muet, le cerveau en ébullition. Que pouvait-il répondre coincé entre un général d'aviation qui défendait Beaumont et un ministre de l'Intérieur et le chef d'état-major des armées, tous deux dauphins présumés de Llanos, qui paraissaient décidés à attaquer ou même abattre son supérieur.
– Alors, commandant… reprit Garcia-Fuentes d'une voix toujours monotone… Pouvons-nous être certains que, disons gentiment l'état de santé du général Beaumont, lui permettrait de prendre en main une enquête qui s'annonce certainement ardue…
– Il m'est difficile de répondre, mon général…
– Très bien! coupa Garcia-Fuentes… votre réponse me suffit! Elle est un aveu!
Alberano demeura comme un élève accusé à tort d'avoir copié sur le voisin. Il voulut se défendre…
– Mais je n'ai pas dit…
– C'est tout à votre honneur, coupa le ministre de l'Intérieur d'un ton trop suave… votre discrétion vous honore mais nous sommes au courant de l'état… je devrais dire des états de santé journaliers de votre supérieur…
– Une mise à la retraite s'imposerait d'ailleurs! jugea l'amiral Menoz.
L'affaire était entendue et Alberano comprit vite que son opinion sur l'état de santé du général n'avait aucune valeur même si elle était sollicitée et qu'il aurait mauvaise grâce à insister et émettre une opinion. Il eut même la certitude que cela pourrait seulement porter tort au lieutenant-général.
– Allons, messieurs… Calmons-nous et examinons la situation sans nous énerver!… commanda le Président-Général en jetant un œil amusé sur la tête qu'affichait le commandant Alberano.
– Je pense qu'il appartient donc à mon ministère de mener l'enquête… reprit le ministre de l'Intérieur.
Le chef d'état-major de l'armée de terre confirma son refus d'un ton cassant:
– Je répète qu'il s'agit d'un attentat terroriste et que la lutte contre le terrorisme doit être confiée aux militaires!
– Vous venez de convenir vous-même que l'état actuel du "Servicio de Seguridad Militar" ne permettait pas de lui confier l'enquête… Le service est dans l'incapacité sûre et certaine de fonctionner. Un lieutenant-général drogué ou saoul… Pas un seul colonel en place!… Soyons réalistes!
– Mais je suis réaliste! convint le chef d'état-major de l'armée de terre. Je pense qu'avant de nommer un responsable de l'enquête et de la confier à la "Seguridad", il conviendrait d'abord de remettre le service sur les rails. Pour cette raison, je propose qu'on nomme immédiatement les remplaçants de Reilk et de Ruiz et que ce soient eux qui prennent l'enquête en main.
Le raisonnement se tenait et Alberano perçut comme un frémissement autour de la table.
– Ce n'est pas sérieux! rétorqua le ministre de l'Intérieur… Vos nouveaux promus ne seront au courant de rien, ne sauront pas comment fonctionne le service. Il faut quand même un certain temps…
– Absolument pas! répondit Garcia-Fuentes.
– Allons, réfléchissez!
– Pourquoi ne pas confier l'enquête aux forces de la "Guardia Civil"? avança le capitaine-général Cineoni…
– Pourquoi pas aux gardes municipaux qui veillent sur la sécurité des villages tant que vous y êtes? ricana l'amiral… Vos hommes ne sont pas capables de mener sérieusement une enquête!
– Je ne vous permets pas… grogna la réplique en miniature du Kaiser, toutes moustaches gonflées par un vent de tempête.
– A part manier la matraque, je ne vois pas vos hommes des bois…
– Je ne permettrai pas qu'on insulte la Guardia Civil! tonna le capitaine-général en se tournant vers le dictateur.
– Du calme, Enrique… L'amiral plaisante… intervint le Président Llanos.
– Je n'apprécie pas ce genre de plaisanterie!
– Je ne plaisante pas!
– La "Guardia Civil" insultée par un amiral dont aucun des navires de guerre ne serait capable de couler un bateau de pêche!
L'amiral prit une couleur de homard ébouillanté sous l'insulte. C'était vrai! La marine était la mal-aimée des trois armes! Tout le monde était au courant! Elle ne disposait que de vieux rafiots plus ou moins rafistolés, rachetés à l'Argentine après la guerre des Malouines, tout justes capables de polluer régulièrement l'embouchure du rio Calavir avec leurs fuites de mazout. L'amiral espérait beaucoup depuis la découverte du gisement de pétrole que les royalties et la protection militaire des futures stations "off shore" permettraient l'achat d'un croiseur d'occasion mais assez récent pour devenir l'orgueil de la marine et son futur bâtiment amiral. Comme il n'était pas un homme de répartie, il se contenta de hurler:
– Peut-être! Mais le Président Llanos est ici dans son uniforme de grand amiral de la Flotte pour bien montrer tout l'attachement qu'il porte à notre marine de Guerre!
Le Président Llanos ne démentit pas. Il n'allait pas dire au marin que s'il portait si souvent l'uniforme blanc immaculé de grand amiral, c'était uniquement pour mettre en valeur le basané de son teint!
– Allons, messieurs! Du calme! ordonna d'une voix plus forte le dictateur.
Alberano remarqua le sourire goguenard du ministre de l'Intérieur. Le patron des services de la Police paraissait beaucoup s'amuser devant le spectacle…
– Très bien! Alors passons à la nomination des remplaçants de Reilk et Ruiz à la tête de la "Seguridad"! reprit le général Garcia-Fuentes qui paraissait poursuivre une idée à laquelle il tenait… Nous aviserons ensuite…
– Je rappelle que le commandant en chef du "Servicio de Seguridad Militar" est membre de droit de la Junte! rappela Llanos.
Un silence suivit, chacun attendant que l'autre tire le premier.
– Je propose que Beaumont, malgré sa maladie, soit nommé chef du service! attaqua le général d'aviation Terragones.
– Il n'est que lieutenant-général! avança l'amiral.
– Son état de santé interdit cette nomination! reprit Garcia-Fuentes.
– Disons que ses mauvaises habitudes interdisent totalement cette nomination à ce poste! conclut Ramon Montanero.
– Il est le seul à connaître parfaitement tous les rouages du service!
– N'insiste pas, Luis! trancha Llanos… Beaumont ne peut pas être nommé à ce poste…
– On pourrait le nommer et lui donner un adjoint qui effectuerait le véritable travail!
– Non! coupa définitivement le Président.
Le commandant Alberano découvrait la lutte d'influence meurtrière derrière cette recherche du remplaçant de Reilk. Il devinait confusément l'importance de l'enjeu. La maîtrise du service de Sécurité de l'armée pouvait s'avérer déterminante pour la prise de contrôle ultérieure de la Junte ou de l'éventuelle succession du dictateur en cas de crise. Les ministres civils, à part le ministre de l'Intérieur, ne participaient pas à la discussion, comme si leur pouvoir ne leur permettait même pas d'intervenir, n'était qu'un semblant de pouvoir aimablement confié par les militaires, les véritables maîtres du pays.
– Je pense, annonça l'amiral Menoz, qu'il serait bon qu'un marin soit remplacé par un marin!…
– Ah! Pardon! Ce ne peut être une habitude! Le chef du service était un marin, son second est encore un aviateur. Il serait normal que le poste revienne quand même à un officier général de l'armée de terre!
Il apparaissait à Alberano que le chef d'état-major de l'armée de terre était l'homme le plus puissant après Llanos depuis la mort de Reilk. Dans cette affaire de la succession de l'amiral, il avançait ses pions, n'avait rien à perdre et tenait des arguments valables. Personne, même pas Llanos, ne pouvait indéfiniment écarter l'armée de terre du haut commandement de la "Seguridad". Sinon, c'était le risque d'afficher au grand jour une lutte ouverte d'influence au sein de la Junte et assister à un divorce entre la partie la plus forte de l'armée et le Gouvernement de l'État. Le chef d'état-major de l'armée de terre tenait sa puissance des milliers d'hommes qu'il commandait dans les garnisons, prêts à intervenir dans les moindres recoins du Pays. L'aviation et la marine ne disposaient pas d'un tel pouvoir. Seul Llanos avait assez d'autorité pour s'opposer à Garcia-Fuentes. Mais pourquoi prendre un tel risque? Il avait besoin du général comme l'autre avait besoin de lui.
– Ruiz appartenait à l'armée de terre! argua l'amiral… Vous aviez quand même quelqu'un à la "Seguridad"!
– Je veux ce poste pour l'armée de terre! Je l'exige! Il nous revient de droit!
– Parfaitement! conclut le capitaine-général Cineoni… Le général a raison…
– Absolument! se permit d'ajouter même le ministre de l'Économie d'une voix si fluette que les militaires se permirent d'examiner l'ancien intellectuel avec un zeste de considération.
Les ralliements affluaient. Nul n'avait intérêt à s'opposer à Garcia-Fuentes puisqu'il était certain qu'il allait obtenir ce qu'il exigeait.
– Je crois que la cause est entendue! prévint Llanos. Le prochain officier général nommé à la tête du "Servicio de Seguridad Militar" appartiendra aux armées de Terre. Ce n'est que justice! Tu as quelqu'un en vue, Alonzo?
– Le capitaine-général Julio Cabre! répondit l'officier en dissimulant mal sa satisfaction.
– Julio Cabre?… Je crois le connaître! Il est bien jeune… répliqua le Président.
– Quarante-neuf ans, si mes souvenirs sont exacts!… Ancien chef des commandos spéciaux et ancien colonel commandant le 2
ème Régiment de blindés…Les commandos spéciaux étaient des unités d'élite calquées sur les diverses forces spéciales existant dans la plupart des pays et destinées à la lutte directe contre des actions terroristes d'envergure.
– Bien jeune! reprit le ministre de l'Intérieur qui, visiblement, ne désarmait pas pour contrecarrer l'influence du chef d'état-major de l'armée de terre.
Le général Garcia-Fuentes répliqua brutalement:
– Nous devons mettre le plus rapidement en place dans l'armée les structures de demain. Il faut des hommes jeunes aux postes de responsabilité…
– Vous avez peut-être raison mais je m'oppose à ce que votre général devienne immédiatement membre de la Junte.
Les deux autres chefs d'état-major acquiescèrent. Visiblement l'influence du général n'inquiétait pas seulement le ministre Ramon Montanero.
– Je ne vois pas en quoi cela pourrait vous gêner!
– Allons, messieurs! Du calme! intervint une nouvelle fois le dictateur. Je propose que Cabre soit nommé au commandement du "Servicio de Seguridad Militar". Il est effectivement un peu jeune pour devenir membre de droit de la Junte! Attendons qu'il soit nommé major-général ou que la Junte accepte sa nomination en son sein! A ce moment-là, il sera le successeur à part entière de Reilk!
– Il sera effectivement membre de droit de la Junte dès la prochaine réunion! avertit l'amiral Menoz à regret en se tournant vers le dictateur.
Le général Garcia-Fuentes acquiesça dans un sourire amusé. De toute manière, à plus ou moins long terme, il était évident qu'il était gagnant. Son influence ne pouvait que croître davantage. La prise de contrôle immédiate du "Service de Sécurité" et de ses renseignements confidentiels et, à plus ou moins long terme, au sein de la Junte des Officiers Généraux le remplacement de son plus vieil adversaire le général Reilk par un homme entièrement dévoué à sa cause, ne pouvaient qu'amener à cette conclusion. Fort de sa nouvelle position, le général commit l'erreur de pousser le bouchon un peu trop loin. L'amiral Gaetano Menoz prenait la parole pour demander qu'un marin puisse être nommé comme adjoint au nouveau général promu. Il s'entendit répliquer par Garcia-Fuentes:
– Si nous voulons une bonne équipe soudée, homogène, il faut nommer un colonel issu des proches de Cabre!
– Ah! Non! répliqua l'amiral. On n'éliminera pas la marine! La mort de Reilk suffit!
– Reilk n'appartenait plus à la marine depuis qu'il était le chef suprême de la "Seguridad"!
– Ce n'est pas une raison valable! Tout officier transféré aux services de sécurité ne dépend plus de son arme d'origine, mais ce n'est pas une raison…
– Il faut chercher l'efficacité! Et l'efficacité, c'est la constitution d'équipes homogènes…
– Je regrette! coupa une nouvelle fois Llanos… Tu ne peux pas tout avoir! Malheureusement, la nomination d'un marin comme second ou en tout cas comme officier supérieur dans le service paraît aléatoire, vu les effectifs déjà insuffisants des officiers de la marine! Aussi, je propose la nomination du commandant Alberano ici présent comme second de votre Cabre!
– Il n'est que commandant! s'indigna presque en s'étranglant le général Sanchez qui ouvrait un œil, réveillé un court instant par la hauteur du ton et l'atroce incongruité d'une telle demande… un commandant nommé à un poste réservé à un colonel! Il en avait oublié que c'était le dictateur bien-aimé qui l'avait formulée. Un coup de coude de Llanos le réveilla et il reprit…
– Mais bien sûr! Pourquoi pas, après tout!… Si nous manquons de colonels!…
Le dictateur sourit…
– C'est bien pour cette raison que je viens de décider de nommer notre ami lieutenant-colonel! Il a été sanctionné pendant vingt ans et interdit de promotion. Mais là n'est pas le plus important! Il connaît les rouages de la maison!
Le commandant Alberano mit un certain temps à bien réaliser ce qui lui arrivait. Llanos l'avait à la bonne depuis qu'il avait fait la connaissance de cet impétueux officier dont il n'avait retenu qu'une seule chose. Cet officier-là était en admiration devant lui. Or, s'il ne pouvait lui-même éviter la nomination d'un homme de Garcia-Fuentes à la tête du service de la Sécurité, il pouvait chercher à y placer un second qui lui soit dévoué et puisse surveiller de près les agissements de Cabre. Et puis la vanité de ceux qui accèdent aux plus hautes fonctions est bien connue! Lire l'admiration dans les yeux! Savoir que celui que vous avez interpellé par hasard, vous est, pour l'instant, d'une fidélité à toute épreuve, n'est-ce pas la but ultime de ceux qui briguent les pouvoirs?
– En fin de compte, il sera le successeur de Ruiz! ajouta le dictateur.
Un frisson désagréable descendit le long des vertèbres d'Alberano.
– Vous êtes officier issu de quelle arme? demanda Garcia-Fuentes.
– De la "Guardia Civil", mon général, puis j'ai été muté au régiment "Erizo"…
– Aviez-vous accès au Chiffre?
La question paraissait saugrenue à première vue pour un observateur étranger mais en y réfléchissant bien, il aurait pu en deviner le pourquoi. Le Chiffre, c'était non seulement le code proprement dit de chiffrage des documents secrets, mais surtout l'ensemble des codes d'accès aux informations dites confidentielles en possession de la "Seguridad".
– Non, mon général! Seul l'amiral Reilk, le général Beaumont et le colonel Ruiz avaient accès au Chiffre.
– Eh bien, c'est parfait, comme ça! condescendit le chef d'état-major de l'armée de terre. Il ne désespérait pas "récupérer" un jour l'officier par l'entremise du capitaine-général Cabre, nouveau promu à la tête de la "Seguridad" et d'autre part, extrêmement important, l'officier n'avait pas eu accès jusqu'à présent à des dossiers classés confidentiels, en particulier le sien ou celui des divers ministres et officiers qui siégeaient là.
Un silence s'installa un court instant à peine coupé par le léger ronflement du Général Fernando Sanchez. Le chef d'état-major général des armées, le seul à porter la casquette à sept étoiles, somnolait à nouveau, indifférent aux luttes d'influence qui se déroulaient sous son nez.
Llanos décrocha le téléphone posé devant lui.
– Apportez-moi un ordre de nomination en blanc… exigea-t-il.
Une porte s'ouvrit presque aussitôt, laissant passer un jeune capitaine. L'officier avança d'une démarche de robot mal huilé jusqu'au dictateur, claqua des talons, posa une feuille sur la table, fit un demi-tour superbe sans grincer et repartit de la même manière qu'il était venu. Tout ce ballet avait quelque chose d'irréel, jusqu'à rappeler les étranges parcours de ces statues métalliques qui sortent chaque quart d'heure des beffrois des cathédrales allemandes, avancent imperturbables sur un rail invisible, exécutent un demi-tour parfait, tapent un coup de marteau sur une cloche, pivotent à nouveau pour repartir en sens inverse.
– Garcia-Fuentes, soyez gentil! Réveillez-moi Fernando. C'est lui qui doit signer…
Incrédule, Francisco Alberano vit le dictateur écrire quelques mots, signer la feuille et la tendre au vieux général que secouait encore allègrement le général Garcia-Fuentes.
– Signez! ordonna enfin ce dernier en cessant d'agiter le vieillard.
– Où?
– Ici!
Le vieux général apposa sa signature d'une main tremblante et Garcia-Fuentes prit le papier.
– Lieutenant-colonel! C'est pour vous!
Le chef d'état-major de l'armée de terre tendait le papier dans sa direction et Alberano se leva, aussi raide lui aussi qu'une statue métallique montée sur ressorts et parcourut les quelques mètres qui le séparaient de la feuille de nomination. Les regards froids des deux hommes, vides de tout sentiment, se croisèrent pour la deuxième fois de la journée. Le nouveau promu prit la feuille sans sourciller, exécuta un demi-tour impeccable et rejoignit sa place après avoir marmonné un remerciement de circonstance. Le général le suivit des yeux.
– Peut-être un élément intéressant! pensa-t-il simplement.
De retour à sa place, Alberano jeta un coup d'œil sur la feuille. L'ordre de nomination au grade de lieutenant-colonel était en blanc. L'idée lui vint qu'il pourrait mettre n'importe quel nom. Une farce, pourquoi pas? Le nom d'Antilla par exemple… Il sourit et leva la tête. Le débat reprenait…
– Abordons maintenant le problème crucial de l'enquête! annonçait Llanos… Comme je l'ai dit tout à l'heure, je tiens à ce qu'un responsable soit nommé, ne serait-ce que pour coordonner les renseignements… Qu'en pensez-vous et quel sera le responsable?
Il semblait que le Président avait sa petite idée sur la chose!
Ramon Montanero, ministre de l'Intérieur, reprit l'offensive interrompue…
– Je pense qu'en tant que ministre de l'Intérieur, il m'appartient d'être responsable de l'enquête…
Le chef d'état-major de l'armée de terre lui coupa net une nouvelle fois la parole pour rappeler…
– Il s'agit d'un attentat mené par des terroristes connus sous le nom de Cuncheros dont tout le monde, ici, a entendu parler… à part notre ministre de l'Intérieur!…
La réplique cinglante tomba:
– Tiens donc! Notre chef d'état-major des armées connaîtrait les coupables avant le début de l'enquête!… A quoi bon une enquête policière honnête dans ces conditions!
– Et qui voulez-vous que ce soit qui ait fait le coup?
– Je ne nie pas qu'il existe de fortes présomptions qu'ils soient coupables mais nous n'avons encore aucune certitude avant enquête!
– Avant enquête! Avant enquête! Vous allez voir comme la "Seguridad" et le régiment "Erizo" vont vous mener l'enquête!… Ce sera vite fait! Le capitaine-général Cabre doit être chargé de l'enquête!
– Cabre? rétorqua le ministre de l'Intérieur dans un silence général… Comment voulez-vous qu'il mène correctement un travail qui lui est totalement inconnu! Tout juste nommé à la tête d'un service qui n'est ni habilité, ni capable à l'heure actuelle, désorganisé qu'il est par les disparitions de Reilk et Ruiz, de mener une enquête aussi bien que l'exécuteraient les forces de police! Comment voulez-vous qu'il trouve les coupables?
– Nous connaissons des méthodes pour faire dire n'importe quoi à n'importe qui! lança férocement le général comme s'il était prêt à extorquer n'importe quel aveu au ministre de l'Intérieur et à toute la police avec ce genre de technique judiciaire!
Une déclaration digne d'un bourreau à qui l'on vient de marcher sur un orteil!
– Une belle propagande pour nos ennemis! Vous ne vous cacheriez même pas d'employer la torture pour obtenir de faux aveux! Je vois d'ici les démocraties et leurs sempiternels pleurnichards attitrés… le genre Amnesty International et consorts… nous traîner dans la boue et permettre aux communistes de fomenter des troubles!
– Vous n'êtes qu'un con, Montanero! beugla le général avec le franc-parler des militaires. L'important c'est d'avoir des aveux!
Alberano demeura stupéfait. Le nouveau lieutenant-colonel, s'il était partisan dévoué corps et âme à la dictature, possédait encore un sens inné de la dignité humaine et de la justice pour condamner de tels propos. S'il voulait bien être impitoyable avec les assassins de Reilk et de Ruiz, il ne lui viendrait jamais à l'idée d'arracher de force de faux aveux à de pauvres bougres innocents… Peut-être lui manquait-il depuis longtemps cette ambition qui aveugle les hommes au point qu'ils renient les principes les plus simples et les plus imprescriptibles qui devraient mener les rapports humains? Peut-être lui manquait-il l'exercice du pouvoir qui n'apprend que le cynisme à ceux qui le détiennent! Peut-être avait-il au plus profond de lui cette espèce de code d'honneur qui interdit à la force de se substituer au droit et d'écraser ce qui est faible! Il fut à deux doigts d'intervenir mais le général Terragones le devança. Le chef d'état-major de l'armée de l'air passait pour le plus modéré des officiers généraux de la Junte.
– Alonzo! Tu dis des conneries!… Tu t'emportes et tu dis des conneries!
Le dictateur approuva dans un sourire…
– Mais jamais de la vie… se défendit Garcia-Fuentes…
– Messieurs! Du calme!… proposa enfin le Président-Général…
Mais les protagonistes de la discussion ne l'entendaient plus…
– Écoute-moi! Merde! reprit le capitaine-général Cineoni, patron de la "Guardia Civil"… Si je te donne raison quand tu déclares que l'armée doit être chargée de l'enquête… donc le "Servicio de Seguridad Militar"… là, je suis d'accord… par contre, je ne peux plus te suivre… et personne ici ne te suivra… lorsque tu avances qu'il nous faut uniquement des aveux obtenus par la torture et que cela seul compte! Il nous faut les véritables assassins!
– … Non! Je n'ai pas dit ça, "burdel de mierda"! rétorqua Garcia-Fuentes. Mais je prétends qu'avec ce genre de méthodes… oui, je prétends qu'on trouve les coupables et qu'on calme les esprits les plus échauffés! C'est tout!
– Pas prouvé! se contenta de reprendre le ministre de l'Intérieur…
– L'Histoire montre que lorsqu'on veut gagner les guerres…
– Moi, je crois… reprit le capitaine-général Cineoni… qu'il nous faut arrêter les coupables pour connaître les véritables instigateurs de l'attentat! C'est la seule manière de protéger l'État, la Constitution et le Pays!
– J'approuve ce que vient de dire Enrique! C'est lui qui a raison! décida Llanos brusquement.
– Très bien! Donc le capitaine-général Cabre doit être chargé de la responsabilité de l'enquête! conclut hâtivement Garcia-Fuentes.
– Non! trancha Llanos. Il aura assez à faire pour prendre la tête de la "Seguridad" et la place de l'amiral Reilk… Non! Je pense que l'enquête doit être confiée à un autre officier. Comme Beaumont se trouve dans l'impossibilité de tenir ce rôle, il ne nous reste que notre ami ici présent.
Alberano sursauta. Il s'attendait à tout mais pas à ça. L'effet fut brutal et définitif! L'enquête sur l'assassinat de Reilk ne l'enchantait pas et cela se lisait sur son visage.
– Merde! pensa-t-il sincèrement. J'aurais dû laisser venir Antilla à ma place… Lui qui ne rêve que promotions et honneurs!
Tous les yeux se tournèrent dans sa direction et le dévisagèrent avec attention, sauf ceux de Sanchez. Le chef d'état-major général des armées était tranquille dans les bras de Morphée.
– Je suppose, continua Llanos en l'observant, que notre nouveau lieutenant-colonel de fraîche date est enthousiasmé par ma proposition!
Alberano répondit par une grimace.
– Je ne sais pas si je serai qualifié… s'entendit-il prononcer d'une voix crispée.
– Mais si, mais si! continuait le dictateur dans un sourire… Vous êtes l'homme qu'il nous faut pour se charger de l'enquête!
C'était dit d'un ton sans réplique possible, et personne, ni le ministre civil Montanero, ni Garcia-Fuentes, ni aucun autre n'osèrent désavouer le fait du Prince. Llanos était encore le patron. Cela ne devait laisser aucun doute! Et lorsque c'était nécessaire, il savait le montrer! Une bonne leçon pour quelques-uns des généraux de la Junte et des ministres!
Cela signifiait aussi que ce petit lieutenant-colonel devenait, après bien d'autres, la nouvelle "coqueluche" du maître.
– Je ferai de mon mieux! bafouilla Alberano, la gorge sèche…
– J'en suis tout à fait certain! Si vous me découvrez les assassins de Reilk, vous aurez une nouvelle promotion… Parole de Federico Llanos…Vous serez colonel, vous m'entendez?
– Au diable les galons! pensait l'intéressé écrasé par la responsabilité qui lui tombait sur le crâne…
– Je suis certain que vous réussirez! Je saurai vous récompenser! ajouta Llanos.
Le dictateur était visiblement heureux et satisfait. Garcia-Fuentes avait réussi à placer son ami Cabre à la tête de la "Seguridad". Décemment, il n'avait pu refuser. Mais lui, Llanos, était assez malin pour placer un officier dévoué juste en dessous de ce Cabre trop à la solde de Garcia-Fuentes. Demain n'était pas encore le jour où l'on pourrait le manœuvrer! En fin de compte, tout était pour le mieux. Reilk, qui était contre sa nouvelle politique de rapprochement avec Cuba et d'éloignement des USA, avait disparu à propos, remplacé par un petit capitaine-général qu'il serait toujours temps d'extirper des griffes de Garcia-Fuentes! Et il s'était adjoint les services d'un nouvel officier tout dévoué à sa personne et certainement tout prêt à surveiller ce Cabre et les manigances à venir de Garcia-Fuentes!
– Alonzo! ordonna Llanos à Garcia-Fuentes… Réveillez Fernando Sanchez! Ou appelez un officier d'ordonnance pour qu'il aille le coucher!… La séance est levée.
Le Président-Général prit sa casquette sur la table et se leva brusquement pour sortir et laisser les présents surpris.
Dès la sortie du dictateur, le ministre de l'Industrie se pencha vers celui de l'Économie et annonça à voix haute:
– Il est parti comme un lapin. Il va rejoindre sa Carmen Castera en frôlant les tentures pour que la présidente ne l'aperçoive pas!
Quelques hommes éclatèrent de rire, d'autres sourirent. Seul Alberano demeura impassible. Il n'admettait pas ce genre de moquerie gratuite de la part d'hommes qui devaient tout à Llanos. Si ce dernier avait une maîtresse, c'était une affaire qui ne regardait que le dictateur! De toute manière, ce genre de ragots de la part d'un homme qui était ministre de l'État était incongru pour ne pas dire insultant. Alberano se contenta de foudroyer du regard l'ancien recteur général de l'Université.
Lorsque, après avoir salué l'ensemble de l'assistance, main raidie sur la visière de la casquette, Alberano quitta la pièce de son pas toujours pressé, le ministre se trouva à hauteur de Garcia-Fuentes.
– Vous avez vu le regard que m'a lancé ce petit con de nouveau colonel lorsque j'ai dit que son idole allait rejoindre sa maîtresse!
– J'ai vu!
– Et vous avez vu sa sortie? Vous aurez de sérieux problèmes avec un abruti pareil! conclut le ministre.
– Je vous remercie, mon cher! Mais dans notre armée comme dans toutes les armées du monde, on a d'abord besoin de cons pliés à la discipline! Le reste, on s'en fout!
Au même instant, sans se douter de ce que disait Ramirez sur son compte, Alberano s'était arrêté devant l'une des fenêtres de la salle de cérémonie et cherchait d'un regard l'épouse du ministre de l'Intérieur. Elle était là, toujours aussi resplendissante, comme une grande corolle de fleur mauve posée sur la pelouse. Ines Montanero, autrefois Ines Ramiza, était à bavarder avec la présidente. Elle leva son regard, comme avertie par quelque force invisible, et aperçut la silhouette de l'officier. Elle afficha aussitôt un vague sourire discret à son intention en penchant légèrement la tête et il recula comme frappé par une flèche empoisonnée.
– Je suis idiot de penser à cette femme! jugea-t-il. Elle ne m'accordera rien parce que je ne suis rien pour elle et que je n'appartiendrai jamais à ce monde!
Soucieux, il sortit du palais sous un soleil toujours radieux qui lui aussi penchait vers l'horizon chargé de nuages rouges. Comme si un incendie proche menaçait le Costa Carena. Il préféra penser à son nouveau galon… puis sa mine se renfrogna à la seule idée qu'il allait mener l'enquête. Tout le poids des investigations et des résultats reposerait sur ses épaules. Il n'y avait pas de quoi rire!
…
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