Nouvelles d'autour la Méditerranée

 

 Ernest Rougé

 

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

 

Format 21x15 – De luxe – 226 pages – 3 heures de lecture 

 

Recueil de nouvelles dans le temps et dans l'espace. 

  

Nen……. ………..7

Une erreur judiciaire oubliée 18

Le canard 27

Abdul….. …………………40

L’anarchiste et l’enfant. 50

Les échecs du duc 61

Gigi……. 76

Les chats d’Idriss 84

La liste corse. 93

Petit Pierre 96

La fille de la mahométane. 114

Mélanie et le rire de papa. 127

La voiture. 131

Le discours de Pythagore. 148

Hommage à Augustin Bouille. 158

Le match de rugby. 164

Salomon et le corbeau. 179

Justice est faite ! 191

Le scribe et le fils de la sœur. 215

 

 

 

 

 

 

 

 

***

  

Nen

C’était la nuit du solstice d’été, la nuit la plus courte. Nen l’orpheline était malheureuse... Dans ses haillons, le corps presque nu, elle s’assit sur les bords du Nil, les pieds dans la vase. Pas à l’endroit où les barques de roseaux des pêcheurs dansaient mollement au rythme des frissons de l’eau du fleuve, non... mais dans son endroit secret... la petite île qu’elle seule connaissait, au bout lointain du village, dans l’enchevêtrement des roseaux sauvages qui s’agitaient sous la caresse du vent...

Elle était malheureuse parce que Japha, le grand prêtre lui avait encore interdit l’entrée du Temple d’Isis. Elle détestait Japha.

– Tu n’as pas de parents... Tu n’appartiens pas au village... et en plus, tu es une orpheline trouvée sur le bord du Nil... Comprends bien... Si tu avais été une fille née au village, nous t’aurions acceptée puisque tu as sept ans pleins. Si tu avais été un garçon même sans parents, peut-être t’aurions-nous accepté.. Mais toi, non... Comprends... Non, tu ne viendras pas à la grande fête... Isis n’aimerait pas que son Temple soit souillé par ce qui est impur...

C’est cette dernière phrase qui lui avait fait le plus honte. Une larme roula sur sa joue tandis que la nuit tombait. Mélancolique, un ongle de lune se levait à l’orient avec son reflet tremblant sur le fleuve, entre les roseaux, et Nen frissonna... Elle tendit une main vers l’eau, juste à ses pieds, et s’éclaboussa le visage. L’image du croissant sur le Nil vivant frissonna plus loin, vers l’autre rive du fleuve, se stabilisa un instant puis frissonna à nouveau, encore et encore... sans fin... jusqu’à ce qu’une ombre de nuage voile l’image de lumière... un nuage qui passait peut-être ou un Dieu de la nuit...

Nen sursauta... les eaux se brouillaient davantage... Une ombre sinistre naissait de la vase... inéluctable... se dressait avec une lenteur effrayante... sortait de l’eau avec un bruit de succion... se tenait immobile puis avançait lentement sous l’oeil terrifié de Nen... une ombre qui avançait toujours, de plus en plus proche, toute proche... Nen se dressa lentement, le souffle coupé par une terreur sans nom...

La lune cachée par un nuage réapparut et Nen, pétrifiée, la vit... L’ombre s’était transformée en une femme qui lui souriait. La femme la plus belle que Nen eût jamais pu contempler... Un visage parfait, clair et régulier, des yeux en amande d’un vert éblouissant sous un casque de cheveux d’un noir profond coupés à l’égyptienne. Une robe de tissu diaphane, barrée de quelques lamelles de cuir sombre, dessinait les formes sculpturales d’un corps svelte sous les parements de colliers et de ceintures d’or. Nen remarqua les gouttes d’eau accrochées comme des perles au tissu blême de la tunique et qui reflétaient, toutes, l’éclat de la serpe. C’était à n’en pas douter la fille du Pharaon de Thèbes ou peut-être l’épouse ou, en tout cas, une grande dame de la Cour qui lui souriait maintenant.

L’orpheline s’agenouilla dans la vase et baissa la tête...

– Relève-toi et n’aie pas peur... Je suis Isis et je viens visiter mon Temple. Mène-moi à lui et fais-moi entrer... murmura une voix douce et pâle.

Les longs doigts des palmiers et les feuilles vivantes des acacias sacrés vibrèrent sous la caresse de la brise légère qui agitait le Nil et le cœur de Nen bondit dans la petite poitrine. Elle s’affaissa davantage... Isis sortie des eaux, était là et elle, Nen, demeurait pétrifiée, n’osant pas bouger d’un iota...

– Relève-toi et réponds! insista l’ombre... Mène-moi au Temple d’Isis!

Nen obéit presque à contrecœur et s’entendit marmonner d’une voix minuscule et étranglée...

– C’est que les prêtres ne veulent pas que j’entre parce que je ne suis rien et que je ne sais rien...

– Laisse les prêtres divaguer... C’est mon Temple et les prêtres n’en sont que les gardiens toujours trop zélés par petit intérêt. Mon Temple comme tous les temples de tous les Dieux et de toutes les Raisons, dans le passé comme dans le futur, doit appartenir à tous les hommes et à toutes les femmes. Il ne devrait souffrir aucune exception à cette simple règle si les hommes étaient à peine sages! Mais ils sont bien fous pour laisser des interdits sur les routes qui mènent leurs semblables aux connaissances sacrées et aux connaissances raisonnables !

Nen inclina la tête au discours qu’elle ne comprenait pas dans son entier mais elle obéit, non sans jeter un regard éperdu d’amour en direction de la déesse. Elle se tourna et remarqua l’ombre lunaire qui était déjà toute proche, juste derrière la sienne.

 

Nen marchait, courait presque maintenant dans la rue principale du village mais toujours sans oser se retourner. Le temple se dressait, juste en face, au centre de la sombre place. L’enfant sortait de l’ombre et du silence... Les torches éclairaient les six lourdes colonnes jusqu’au portique, laissaient tomber quelques pâles reflets sur les robes pourpres éclatantes des prêtres et sur la foule anonyme des pêcheurs et des femmes qui se pressait sur le parvis. La cérémonie allait commencer. Nen huma l’odeur âcre de l’encens et contempla un instant le bas-relief sur le frontispice, l’emblème du Temple, unique, venu du fond des âges, le serpent sacré qui s’enroulait autour du pentagramme et se mordait la queue dans un cercle parfait pour emprisonner et protéger les lois géométriques de la Nature et la Connaissance Passée et Future des Hommes...

– Halte-là! gronda une voix...

C’était le grand prêtre Japha qui la fixait d’un oeil toujours féroce. Terrorisée, Nen fit aussitôt demi-tour et s’éloigna le plus rapidement possible. Une main se posa sur son épaule et elle se retourna vivement... Une jeune fille, une adolescente certainement du village lui souriait... une jeune fille commune, comme n’importe quelle fille de pêcheur, belle cependant, le corps drapé d’un sarrau commun et le visage à peine caché sous l’ombre du voile rituel... mais les yeux en amande avaient gardé leur terrifiante lueur émeraude et cette fixité étrange qui n’appartient qu’au regard lointain des Dieux et des Déesses...

– Entre dans le Temple sans moi... murmura à peine la paysanne avant de disparaître dans la foule...

Nen hésita... Le grand prêtre lui inspirait une crainte sans nom mais il fallait obéir à l’adolescente... Était-elle Isis ou une fille de pêcheur ? ... Nen avait-elle rêvé ou vivait-elle une réalité qui appartenait à tous?

Elle s’avança sur le parvis, passa au milieu d’un groupe de prêtresses qui caquetaient haut et fort pour être remarquées, se faufila entre plusieurs groupes de personnes et buta enfin, juste devant l’entrée du Temple, sur quelques prêtres qui, en attendant l’heure de la cérémonie, racontaient au milieu de rires gras des histoires bizarres sur les hommes et les femmes en général. Des histoires si bizarres et si malsaines que Nen qui avait à peine perçu quelques mots en rougit jusqu’aux oreilles. Elle se détourna toute honteuse d’avoir surpris la conversation et demeura figée. La jeune fille si belle était là qui avait dû entendre, elle aussi, mais ses yeux d’amande lançaient des flammes vertes de fureur, avec une telle férocité et son visage était si défiguré par la colère divine, les sourcils arqués, le nez pincé, la grimace de la bouche hideuse, que Nen, les jambes flageolantes, manqua s’évanouir de terreur. Mais à l’instant même où leurs regards se croisaient, le visage redevint serein, s’éclaira, la jeune fille lui sourit et les yeux lumineux si énigmatiques se firent d’ange.

– Va sans moi au sein de mon Temple... Va, gentille Nen... murmura la fille de pêcheur avec une voix d’une douceur extraordinaire...

Nen rendit un sourire un peu crispé mais obéit et regarda un court instant la silhouette de la jeune fille. La déesse, car c’était elle, disparaissait derrière toute une rangée de jeunes prêtres qui lui lançaient des œillades en riant... L’orpheline ferma les yeux et revit un court instant la férocité du visage puis fit demi-tour et se dirigea avec toute la population droit vers la porte du Temple que le Très Grand Prêtre Kesaüs venait juste d’ouvrir à la foule. Elle avançait, cœur battant la chamade, mais toute contente. Elle allait enfin connaître le Temple d’Isis, connaître la vérité cachée du monde qui l’avait vue naître, être initiée. Elle était tout heureuse, si heureuse qu’elle sourit à la foule des adultes qui ne la voyaient même pas. Mais son sourire se figea d’un coup.

Le grand prêtre Japha, maître des cérémonies, était sous le porche et la regardait fixement tandis qu’elle essayait de se glisser entre deux vieux pêcheurs qui allaient, courbés par le poids des ans et le travail d’une vie... Elle demeura atterrée, stupide, au milieu du passage tandis que le grand prêtre avançait dans sa direction en se frayant un chemin à travers la foule. La voix énorme, basse, presque caverneuse, gronda et la fit sursauter.

– Je t’ai déjà dit, petit souillon, que le Temple t’est interdit! Va, passe ton chemin, enfant étrangère... rejoins la cabane où tu vis seule! Et obéis sinon j’ordonnerai aux pêcheurs de ne plus te donner quelques restes de leur pêche ou, pire, je te ferai chasser du village!

Nen était malheureuse... encore malheureuse, toujours malheureuse... et comme le prêtre approchait toujours menaçant, terrorisée, l’orpheline fit demi-tour d’un coup, pour s’enfuir, et buta presque aussitôt sur une personne qui devait la suivre juste derrière. Elle leva les yeux et reconnut sous le voile le visage effrayant de la même jeune fille, la fureur de métal liquide au plus profond du regard, la bouche déformée par le rictus, la respiration violente, la colère divine à l’état pur... elle fut terrorisée par cette vision mais aussi soudainement le visage était délicieux, la bouche purpurine et riante, l’oeil émeraude de flammes malicieuses... La main douce se posa sur le front de Nen...

– Va donc vers le Nil puisqu’ils ne veulent de toi et laisse-le te prendre. Enfonce-toi dans les eaux et tu y rencontreras mon fils... Fais ce que je dis....

Nen eut la force de rendre un sourire apeuré et la douce main lui caressa un court instant le front et les cheveux bouclés... comme l’aurait fait un souffle de la brise qui agite les roseaux, les palmiers et les acacias qui bordent le grand fleuve...

– Va ma douce enfant et que la vérité, lumière du monde, éclaire cette dernière nuit si éphémère! Entre dans les eaux du Nil divin et ne crains rien.

Nen courait maintenant dans la nuit, sous cette froide poussière de diamants qu’est la sombre voûte du firmament et sous la courte lumière du croissant de Lune qui déjà s’élevait un peu plus haut pour fuir l’horizon sacré. Oui, elle allait entrer dans le Nil. Le Nil la prendrait, ouvrirait son cœur comme une caverne sans fin, pour l’engloutir, pour la délivrer... Elle courait, courait de toute la force de ses petites jambes nues et les pieds crissaient à peine sur le sable. Elle connaissait le chemin par cœur et instinctivement, même dans la nuit profonde, ses pas évitaient les trous invisibles et les ornières.

Elle arriva dans la petite île cachée au milieu des ajoncs. Le Nil était toujours là, toujours dense, toujours immuable... L’eau était plus sombre et les reflets de l’astre de la nuit plus argentés, plus scintillants... Nen demeura longtemps, longtemps, à contempler l’ongle de lune qui s’élevait et éclairait la terre de pharaon et les berges du grand fleuve, à regarder le reflet de son visage à peine visible sur le miroir tremblant de l’eau. Puis elle admira un instant la poudre scintillante, comme vivante, de tous ces éclats de diamants qui palpitaient là-haut, au-dessus, dans ce monde et ces mystères qui ne devaient appartenir qu’aux Dieux. Et toutes ces lumières impalpables et froides se reflétaient sur l’eau. Enfin, après ce qui lui parut une éternité, elle se décida... Oui, elle allait s’enfoncer et se donner au grand fleuve sacré. Nen se leva, frissonna encore et avança vers le calme des eaux nourricières. Elle devina l’eau qui montait au fur et à mesure qu’elle s’éloignait maintenant de la berge. Elle tremblait de plus en plus, de peur autant que de froid. Ses pieds s’enfonçaient dans la vase. La brise éternelle lui caressait le front.

Lorsque l’eau arriva à la ceinture, la lune se voila à l’instant derrière un lourd nuage et elle entendit un bruit effrayant. Toute proche, une ombre immense naissait devant elle de la boue du fleuve et elle s’arrêta interdite. L’ombre se dressa énorme. La faux de lune glissa au bout de son nuage et Nen demeura stupéfaite, toute prête à hurler de terreur. Mais rien ne sortait de sa bouche entrouverte, hormis une respiration oppressée. Le fils d’Isis et d’Osiris, immense, majestueux, plus grand que le Grand Prêtre Kesaüs, se dressait devant elle. Horus, c’était Horus. Horus qui dressait sa tête de faucon, celui qui régnait sur le ciel lumineux, celui dont les pharaons portaient seuls le nom, Horus, le fils posthume d’Osiris, l’enfant que sa mère avait caché dans ces mêmes marais, celui qui avait repris son trône à Seth, le Dieu de violence à tête de chien, celui qui avait vaincu le Mal par la force.

La tête de faucon surmontée des deux couronnes d’Égypte se pencha au-dessus d’elle avec son bec acéré, énorme, féroce mais surtout avec ses yeux flamboyants, ronds, jaunes, immobiles qui la fixaient, qui voyaient tout jusqu’à l’intérieur des âmes, qui transperçaient son propre regard. Terrorisée, Nen laissa échapper un petit cri, à peine minuscule.

– N’aie pas peur, Nen, et sors de l’eau ! ordonna une voix profonde et pourtant douce... Mène-moi où est ma mère!

Nen ne se le fit pas dire deux fois et elle sortit du fleuve bien plus vite qu’elle n’y était entrée tout en devinant le Dieu qui la suivait sur ses talons. C’était désagréable au possible mais elle n’osait se retourner de peur de croiser encore le terrifiant regard d’oiseau de proie du Dieu Horus... Elle sortit des éclaboussures du fleuve en courant comme une folle entre les roseaux mais le Dieu était toujours dans son ombre, qui la suivait en silence et à grandes enjambées avec une facilité déconcertante. Elle le devinait plus qu’elle ne l’entendait derrière ses pas, ses battements de cœur à la chamade et sa trop courte respiration. Mais il était là. Elle le savait. Elle courut ainsi, courut sans tourner un regard, droit devant elle et arriva épuisée jusqu’au Temple. Elle sortit à nouveau de la nuit épaisse.

Les torches se consumaient encore pour éclairer le parvis du Temple déserté par les pêcheurs et tous les pauvres paysans du village. La cérémonie était finie mais l’odeur des encens était encore présente. Maintenant les prêtres et prêtresses, enfin seuls, s’étaient réunis sur le parvis autour d’une grande table pour le banquet traditionnel qui suivait la cérémonie. Réunis autour du Grand Prêtre Kesaüs, avec à sa droite le Grand Prêtre Japha qui officiait le repas sacré dans toutes les règles de l’art et avec toute le solennel qu’exigeait sa fonction...

Nen s’avança, grimpa les quelques marches de pierre et se retrouva sur le parvis, dans la lueur dansante des flambeaux qui ajoutait à la profondeur des ombres. Elle demeura interdite. Isis, toujours aussi belle dans sa robe diaphane et sous les parements de colliers et de ceintures d’or, se tenait juste derrière les grands prêtres et les grandes prêtresses. Son visage était toujours aussi clair et régulier avec toujours les yeux en amande d’un vert profond d’émeraude. La déesse semblait écouter les paroles des convives.

Puis brusquement les prêtres, hommes et femmes ensemble, éclatèrent d’un rire trop gai à l’évocation grotesque des amours libidineux d’un voyageur de Thèbes et d’une servante de bas étage. Nen ne perçut que les quelques derniers mots de l’histoire et rougit encore jusqu’à la racine des cheveux. Comment ces prêtres pouvaient-ils parler ainsi alors que la déesse toute proche était à les écouter dans leur dos ? Le visage d’Isis était maintenant terrifiant... Les yeux, pourtant tout à l’heure adorables, jetaient des éclairs de colère, la bouche s’arc-boutait, le menton tremblait de rage contenue mais la déesse ne disait rien, paraissait aussi muette qu’irréelle et aucun des convives ne semblait s’intéresser à elle ou même lui porter la moindre attention, au point de ne pas voir ou même deviner la colère divine qui ravageait maintenant le visage.

– Comment ne voient-ils pas le courroux que je lis moi ? se demanda Nen quand même intriguée.

Nen s’avança et quelques têtes se tournèrent dans sa direction.

– Encore toi! aboya la voix acerbe du Grand Prêtre Japha... Maudite gamine! Va-t’en sinon demain je te fais jeter hors du village ou bouillir dans une marmite !

Un éclat de rire général s’ensuivit. Terrorisée par la menace, Nen se tourna pour demeurer interdite. Elle avait oublié Horus. Il était là, immense et regardait le banquet de ses yeux cruels et effrayants tandis que sa mère Isis approchait pour le rejoindre.

Nen comprit alors, comprit tout dans sa petite cervelle enfiévrée d’enfant perdue. Les prêtres ne pouvaient apercevoir ni Isis, ni Horus, certainement par quelque tour de magie... Mais les Dieux étaient bien là sur le parvis, à deux pas... Transformée en statue, Nen attendait la suite des événements sans savoir ce qu’elle devait décider...

– Va-t’en ! hurla encore la voix du prêtre au milieu d’un éclat de rire général.

Nen bondit comme poussée par un vent invisible mais la main glacée d’Horus l’attrapa et la retint tandis qu’Isis, souriante, lui prenait l’autre bras. Nen descendit les trois marches de l’escalier entre Isis et son fils. Elle n’osait regarder ni à droite ni à gauche mais elle sentait les deux mains qui la tenaient fermement par les épaules. La nuit les emportait maintenant et ses pas soulevés par la force des Dieux crissaient à peine sur le sable en direction du Nil. Lorsqu'elle se trouva sur l’île, les Dieux la lâchèrent...

– Adieu, douce Nen! murmura Isis dans un dernier sourire...

Nen osa tourner un regard et vit la déesse s’éloigner déjà et s’enfoncer lentement dans l’eau du fleuve sacré tandis qu’Horus demeurait immobile et silencieux encore à ses côtés... Elle le savait mais n’aurait pas tourné la tête pour tout l’or du monde! Voir le bec immense, prêt à déchirer, à déchiqueter la proie impuissante... Et les yeux ronds et lumineux du Dieu la regarder encore, l’hypnotiser, lui fouiller la cervelle. Non, elle n’en aurait jamais le courage. Nen ne bougea pas, fixant éperdue, l’endroit des eaux où Isis allait disparaître et elle crut entendre une voix aussi légère qu’un parfum sacré...

– Détruis le Temple, ô mon fils! ordonnait Isis avant de disparaître... Détruis parce que le Sacré exige l’Absolu et l’Absolu exige le respect à ses portes...

L’ombre qui demeurait à ses côtés se tourna et Nen, malgré sa terreur jeta un regard égaré pour voir Horus s’avancer, casser d’un geste sec une branche d’acacia sacré, lever la tige au-dessus de sa tête et la lancer avec une force inouïe en direction du Temple. Puis il leva les mains au-dessus de lui, comme un faucon en équilibre instable sur un roc le ferait de ses ailes. La nuit noire se figea, un instant s’écoula, et Nen, haletante, aperçut la parabole du trait lumineux que dessinait la branche sacrée, se diriger puis plonger en direction du village pour se planter comme un poignard, à la verticale, au sommet de l’Édifice Consacré à Isis. D’un coup une lueur énorme secoua la nuit, embrasant le Temple qui explosait en une gerbe aveuglante d’étincelles multicolores. Le Dieu contempla un court instant le spectacle puis se tourna non sans croiser, de ses yeux fixes et lugubres d’oiseau de proie, la gamine qui, folle de terreur, courait déjà sur la rive, entre les ajoncs. Nen devina que cette fois Horus s’il la regardait peut-être, ne la suivait pas, qu’il se dirigeait déjà vers le fleuve et s’enfonçait à son tour dans les eaux bouillonnantes pour rejoindre sa mère mais elle ne se tourna pas...

Elle courait, courait toujours. Elle frissonna en longeant le cimetière où régnait l’ombre d’Anubis puis elle obliqua d’équerre et déboula pour la troisième fois au milieu de la place centrale dans le silence de la nuit. Le Temple était toujours là, presque entré dans les ténèbres et la solitude. Le grand prêtre Japha, maître des cérémonies, était seul et allait éteindre les derniers flambeaux...

Interdite, l’orpheline arrêta sa course au pied de l’escalier du parvis et le Grand Prêtre se tourna...

– Nen! Encore toi! Tu devrais dormir dans ta cabane à cette heure de la nuit ! grogna le vieillard...

– J’ai vu Isis sur les bords du fleuve! osa annoncer la gamine avec un courage dont elle ne se pensait pas capable... Isis et Horus... Comme je vous vois, grand prêtre!... Comme je vous vois...

– Ne raconte pas d’inepties ! grogna le prêtre...

– Oui, je les ai vus! Et Isis veut que j’entre dans le Temple!

– Tiens donc! s’étonna le vieillard...

– Oui, elle me l’a dit comme je vous vois! répondit la voix aigrelette et mal assurée de l’orpheline.

Pensif, l’homme la regarda puis sourit...

– Bon! finit-il par dire... Puisque tu y tiens tant!... C’est peut-être un signe des Dieux. Aujourd’hui, à la plus haute déclinaison du soleil, je te présenterai aux prêtresses et, puisque soi-disant Isis te parle, je les autoriserai à t’initier...

– Oh! Merci, Grand Prêtre... lança Nen dans un éclat de rire... Isis sera heureuse et vous remerciera... Un jour, je serai Prêtresse...

Le vieillard haussa les épaules puis ne put s’empêcher d’élargir son sourire...

– Allez, va dormir mon enfant...

Il fit un signe de la main. Nen répondit par un bâillement puis disparut dans la nuit, aussi rapide qu’elle était apparue...

Le maître des cérémonies ajouta à mi-voix avant d’éteindre le dernier flambeau:

– ... et qu’Isis te protège et veille sur ton sommeil, petite fleur des champs...

Nen courait, courait sur le sable du chemin, courait tout heureuse sous le chaud regard des étoiles maintenant bienveillantes... Elle s’arrêta brusquement, figée... Une idée lumineuse s’immisçait en elle, illuminait son visage blême, éclairait ses yeux sombres et étincelants d’enfant perdu sous l’étrange clarté du croissant de lune maintenant haut...

– Un jour, murmura-t-elle, je serai Prêtresse du Temple d’Isis, ici! Avec les autres prêtresses! Oui, je serai Prêtresse et je comprendrai le chant des oiseaux... Je le sais...

Et la brise qui venait du fleuve lui apporta la réponse...

– Un jour, murmurait-elle, tu seras la Grande Prêtresse du plus beau Temple d’Isis qui se trouve à Thèbes, tu comprendras le chant des oiseaux et les discours des grands arbres. Tu donneras naissance et, s’ils le désirent, les hommes et les femmes d’Égypte et d’ailleurs viendront entendre ton enseignement...

Et Nen, dans un large bâillement sans fin, sut qu’Isis lui avait répondu. Elle sourit, pensive, en direction de l’Orient.

Râ, le Dieu père des Hommes, rosissait déjà quelques nuages et dessinait l’horizon en direction du fleuve, là où il apparaîtrait bientôt, entre les deux grands cèdres sacrés qui, à l’orient du Temple, découpaient leurs silhouettes et campaient, immobiles comme le sphinx, sur le haut de la colline.

Et, tout heureuse, Nen alors s’en fut rejoindre le souffle silencieux de Morphée pour se perdre dans cette si étrange nuit des temps et des âmes qui appartient aux seuls Dieux et que les mortels nomment sommeil.

 

 

 

 

 

 

 

 

Le canard

C’était un beau canard, de l’espèce colvert, chef d’escadrille d’un vol qui s’était perdu du côté des vignobles de Bourgogne, et qui n’avait rien trouvé de mieux que suivre les méandres de la Seine pour retrouver son chemin. Au-dessus des environs de Melun, la troupe avait essuyé des coups de feu, et notre volatile avait reçu une volée de plombs.

Blessé, il poursuivait la route mais, en survolant Paris, entre les blessures et les effets pervers de l’atmosphère de la capitale, ses forces le trahirent. Il perdit brutalement de l’altitude, laissant ses congénères poursuivre le vol, tomba presque comme une pierre, évita une cheminée, et, dans un ultime effort, plongea en direction d’une pelouse rectangulaire. Ou plutôt en direction de deux pelouses partagées par une allée centrale. Il s’abattit dans l’herbe, hébété, à bout de souffle, dans un grand "coin-coin" désolé, et ne bougea plus, attendant une mort qui ne pouvait que survenir de la part des prédateurs du lieu.

Et c’est ainsi que notre volatile se trouva stupidement quai de Bercy, dans la cour intérieure qui sépare les locaux de la direction du Trésor de ceux du ministère de la modernisation de l’administration. Du côté du ministère de la modernisation de l’administration, il faut le préciser.

Ce fut d’ailleurs mademoiselle Lupin, une gentille stagiaire de vingt-quatre printemps, qui, jetant par hasard et par la fenêtre du troisième étage un coup d’œil dans la cour interne plongée dans la pénombre, aperçut la première l’animal.

– Mon Dieu! s’exclama-t-elle d’une voix oppressée… Il y a une bête dans la cour!

Comme s’il s’était agi d’un monstre ou d’une incongruité! C’est que mademoiselle Lupin avait une peur bleue de tous les animaux non domestiques. Et celui-là lui paraissait bizarre.

Tout l’étage se précipita en désordre aux fenêtres des différents bureaux, s’exclamant à qui mieux mieux. Ce fut monsieur Leblanc, chef de bureau et coureur de jupons, mais aussi chasseur occasionnel, qui identifia la bête.

– C’est un col-vert! Un canard! Il a été blessé par un coup de fusil, rien qu’à voir comment il se traîne! Il doit avoir une aile cassée!

Un brin facétieux, il ajouta, pince-sans-rire:

– Demain, je viens avec mon fusil et je l’achève!

La réponse que notre homme attendait en toute sérénité, fut un hurlement unanime des femmes qui secoua tout l’immeuble et réveilla tout le bâtiment. Pas question d’achever la pauvre bête!

Déjà les secrétaires de tous les étages arrivaient aux renseignements pour connaître le motif du désordre. On se serait cru dans une ménagerie… Et toutes de s’exclamer, de vilipender le chef de bureau qui riait sous cape…

– Assassin! hurla même madame Heurtebise née Longuet, secrétaire chef de la délégation "affaires sociales", une jolie brunette d’une quarantaine d’années, toute coquette mais sérieuse, qui avait monsieur Leblanc dans le nez.

L’autre, content de lui, mimait la scène avec un fusil imaginaire.

– Pan! Pan! Et un canard aux petits oignons pour bibi!

Même ses trois anciennes conquêtes pourtant enclines à l’indulgence, se dressèrent d’un bloc. La révolution était presque en marche!

Monsieur Ruteber, second secrétaire général du ministère de la modernisation de l’administration, et patron de tout l’étage, réveillé de sa sieste par le remue-ménage, sortit enfin de son bureau. C’était un petit homme dans toute l’acception du terme, moustachu et chauve, légèrement bedonnant, qui détestait les histoires, craignait la hiérarchie, et attendait la retraite depuis longtemps. Il se trouvait maintenant face à une délégation de secrétaires qui menaçaient d’aller jusqu’à la grève, si on touchait à une plume du canard.

Les moustaches hautes, monsieur Ruteber les rassura avec toute la clarté qu’il fallait et l’autorité qu’il détenait:

– La chasse n’est pas autorisée dans Paris intra-muros et encore moins dans un bâtiment administratif! Retournez à vos places!

Il ne fut pas obéi! Madame Heurtebise, revenait à la charge, sous les applaudissements des secrétaires.

– Il faut le sauver! décrétait la dame.

Monsieur Ruteber fronça le sourcil. Cette histoire lui paraissait stupide, capable de lui valoir une disgrâce du ministre en personne. Le secrétaire général prit un air dubitatif. Homme de peu d’envergure, ce qui d’ailleurs lui avait valu ses promotions, il était déjà perdu, aucune réglementation ne prévoyant, à sa connaissance, ce qu’il fallait décider dans le cas précis d’un animal sauvage campant sur la pelouse d’un ministère.

– Voyons l’animal! finit-il par déclarer, histoire de gagner quelques secondes de paix et de réflexion dont il savait déjà qu’elles ne serviraient à rien.

Il se dirigea, ou plutôt les secrétaires le dirigèrent jusqu’à la fenêtre la plus proche et l’homme, à son tour, put apercevoir le volatile qui, remis de ses émotions, partait à la découverte de son nouveau monde et traversait l’allée centrale en se dandinant de contentement.

– Ça alors! finit-il par dire…

La poisse! A moins de trois ans de la retraite, il avait une affaire inimaginable sur le dos! La poisse! Qu’allait-il décider?

Heureusement, ce cher Leblanc, vint à son secours.

– Il ne nous appartient plus! Il est du ressort de la direction du Trésor!

En effet, le canard se trouvait sur l’autre pelouse, à picorer déjà quelques herbes qui, manifestement, appartenaient à la direction du Trésor.

La planche de salut!

– Effectivement, proclama le petit moustachu… Il est du côté de la direction du Trésor.

Monsieur Ruteber était sauvé! Pas le canard!

– Impeccable! proclamait Leblanc en gardant un visage d’ange olympien… Demain, je viens avec mon fusil!

– Monsieur Ruteber! hurlait la cohorte des secrétaires. Dites à monsieur Leblanc de se taire!

– Allons, allons! Leblanc. La chasse est interdite dans Paris intra-muros!

– Je plaisante, monsieur Ruteber!… Je plaisante! concédait l’autre dans un grand sourire niais qui découvrait sa superbe dentition de séducteur patenté.

– Bon! Arrêtez de plaisanter! Vous allez rendre le ministère invivable!

Ce Leblanc, monsieur Ruteber l’aimait bien mais, quelquefois, il dépassait les bornes. Sans compter toutes les histoires avec les nouvelles secrétaires!

Mais la pensée la plus importante qui courait dans sa tête, était: "Je suis sauvé!". Enfin, il le croyait, mais déjà madame Heurtebise revenait à la charge.

– Il faut avertir la direction du Trésor qu’ils ont un canard blessé sur leur pelouse! exigeait la secrétaire chef de la délégation "affaires sociales".

Le moustachu sursauta. Il ne se voyait pas en train d’appeler Eringer, le directeur général du Trésor, un homme sérieux, important, toujours perdu dans les chiffres et toujours maussade, pour lui faire connaître de but en blanc qu’il avait un colvert sur sa pelouse!

– Non! Il n’en est pas question! osa grogner Ruteber en relevant la moustache de manière autoritaire.

Il n’allait pas céder.

– Pourquoi pas? interrogeaient les secrétaires.

Ce fut ce diable de Leblanc qui vola à leur secours. Toujours pince-sans-rire, il argumenta:

– Il vaudrait mieux! C’est à eux de résoudre le problème! Et dépêchons-nous avant que le canard ne revienne de notre côté!

– Voyons, vous n’y pensez pas, Leblanc! Je ne vais pas déranger Eringer pour une histoire de canard!

– Vous croyez que lui se gênerait de vous "refiler" le problème s’il apercevait le canard de notre côté? interrogeait l’autre en gardant un air sérieux de ministre rencontrant le président de la République.

– Je connais Eringer! concédait Ruteber… Effectivement, il me "refilerait" le canard comme il nous a déjà "refilé" le remplacement de la serrure de la grande porte!

– Sans compter que leur ministère nous a "piqué" la moitié des emplacements du parking! poursuivait Leblanc… et que certaines de nos secrétaires sont obligées de se garer n’importe où à l’extérieur et de venir "à patte"!

– Hou! Hou! osaient manifester quelques secrétaires… Vous n’allez pas vous laisser marcher sur les pieds! Téléphonez, monsieur Ruteber. Téléphonez!

Les moustaches se relevaient! Il n’allait quand même pas céder face au sinistre Eringer! Et devant ses chères secrétaires en plus! Ruteber s’arma de courage pour la première fois depuis son accession au poste de second secrétaire général. Il fallait être responsable! Où irait une administration sans responsabilité?

– Leblanc! Téléphonez de l’autre côté et dites-leur qu’ils ont un canard sur leur pelouse!

– Très bien, monsieur! Je téléphone de votre part au bureau d’Eringer!

Le "de votre part" était en trop et, un instant, le second secrétaire général du ministère de la modernisation de l’administration en voulut à Leblanc. Mais il était trop tard, l’autre décrochait déjà le téléphone.

"– Tu ne perds rien pour attendre, mon cher Leblanc! pensa Ruteber… Adieu à ta prochaine promotion, même si tu es indispensable au service!"

– Allô! plastronnait l’autre avec une jambe pendante sur un dossier de chaise… Ici la sous-section 3 du ministère de la modernisation de l’administration, Leblanc à l’appareil, passez-moi le secrétariat du cabinet d’Eringer… Allô! C’est toi ma cocotte? C’est Leblanc! Ton patron est là?… Oui? … de la part de Ruteber… Tu peux me le passer en personne… Le motif? Grave, ma petite!

Un silence effrayant s’abattit sur tout l’étage. Lorsque Leblanc se mit au garde à vous, chacun comprit qu’Eringer était à l’autre bout de la ligne et tous, retinrent leur souffle. Seul, atterré, Ruteber regagnait son bureau. Il préférait ne pas entendre.

– Rien, monsieur Eringer! Une histoire pas bien grave! Vous avez un canard blessé sur votre pelouse!… Si je me paie votre tête? Mais non, monsieur! Absolument pas! C’est monsieur Ruteber, le second secrétaire général du ministère de la modernisation de l’administration, section 3, affaires sociales, qui m’a chargé de vous prévenir!

Tous devinaient qu’à l’autre bout du fil, le nommé Eringer s’énervait. D’autant que Leblanc, l’œil vague, acquiesçait de temps en temps…

Enfin, il reposa le combiné et la tête de Ruteber, sortit à moitié de derrière la grande porte entrebâillée du bureau. Il en paraissait plus petit qu’à l’habitude.

– Alors? interrogea la tête. Qu’a dit Eringer?

– Il a dit qu’il n’en avait rien à faire et que, de toute manière, il ne répondrait qu’à une demande écrite en bonne et due forme, de votre part!

– Ah! Bon! Il n’en est pas question!

Immédiatement, le charivari reprenait… et Leblanc en rajoutait une couche, comme on dit:.

– Il ne sera pas question que nous nous dégonflions!

Il y allait de l’honneur du ministère de la modernisation de l’administration!

Si bien, qu’à la fin, Ruteber cédait.

– C’est bon! C’est bon! Puisque "vous" y tenez! Leblanc, faites une lettre pour lui dire qu’un canard se trouve sur la pelouse de la direction du Trésor! Nous serons couverts!

– Et qu’ils prennent toutes les mesures adéquates!… rajoutait Leblanc avec un regard aussi amusé que féroce… Dites, monsieur Ruteber, j’y pense! Mieux vaut expédier une note de service modèle A 3723, parce qu’une lettre type modèle BX 635 bis devrait passer par le cabinet personnel du ministre de l’économie et des finances.

– Bien entendu! ripostaient les moustaches redressées… Nous n’allons pas ennuyer le ministre avec cette histoire idiote!

Il faut croire que l’idée d’expédier une note administrative ne plut guère aux secrétaires. Peut-être parce qu’elles savaient, par expérience, que les notes administratives s’égarent souvent entre les ministères. Certaines sortirent sans bruit et, au bout de quelques secondes, un énorme brouhaha parvint aux oreilles des présents. On s’agitait de l’autre côté, du côté de la direction du Trésor! De fait, tous se précipitèrent et, à travers les carreaux, purent voir derrière les fenêtres qui faisaient face, une nuée de visages de secrétaires qui piaillaient à tort et à travers en observant le volatile. L’information avait franchi le Rubicon. Plus rien ne pouvait arrêter le mouvement de défense de l’animal. Pendant ce temps, Leblanc remplissait consciencieusement en cinq exemplaires la fiche A 3723.

"Monsieur le Secrétaire Général, Direction de la sous-section 3, bâtiment C, bureau 343, du ministère de la modernisation de l’administration, sous couvert de monsieur le ministre de la modernisation de l’administration,

à

Monsieur le Directeur du Trésor, bureau 007, section A4 de la direction du Trésor,

Référence A1564/87H

Motif: Atterrissage inopiné d’un canard.

Monsieur et cher confrère,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que, ce jour jeudi 27 mars et dans la matinée, vers les dix heures, un volatile dûment répertorié comme canard type colvert, blessé, s’est posé sur la pelouse qui sépare nos bâtiments, mais du côté du ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, section direction du trésor. J’ai donc l’honneur de vous demander, suite aux sollicitations pressantes du personnel, de bien vouloir prendre toutes dispositions nécessaires à la sauvegarde de l’animal et de donner une suite bienveillante à la présente demande.

Signé, Charles Ruteber, second secrétaire du ministère de la modernisation de l’administration, sous-section 3, direction de la modernisation des affaires sociales "

La missive partit dare-dare, après signature et Ruteber parut soulagé, comme déchargé d’un énorme fardeau. C’était au Trésor public de prendre l’animal en charge. Pendant ce temps le tintamarre allait crescendo. Plus personne n’était devant les consoles d’ordinateurs et des bruits inquiétants arrivaient du bâtiment d’en face.

– On reprend le travail! ordonna Ruteber… Le ministre doit passer incessamment! Que va-t-il penser? Allons, allons, mesdames! A vos postes!

Et toute la cohorte des secrétaires quitta la fenêtre en papotant à qui mieux mieux.

Il n’y avait pas dix minutes que le calme était revenu lorsque le téléphone sonna.

Leblanc, tout pensif, en train de griller une cigarette avec volupté et de lire "Le Canard enchaîné", décrocha puis se tourna en direction de son supérieur hiérarchique qui cherchait un imprimé…

– Monsieur Ruteber. Vous avez Eringer au téléphone. Il veut vous parler personnellement!

– Passez la communication dans mon bureau!

Une terrifiante prémonition gagna le patron du lieu. Ce diable d’Eringer, avec le caractère qu’il avait, allait lui jouer un mauvais tour. Il le sentait, le devinait. Son intuition d’homme aux abois depuis qu’il était entré dans l’administration ne pouvait le tromper. Une catastrophe s’annonçait. Peut-être cet imbécile d’Eringer allait-il venir le voir en compagnie de son ministre, qui sait? Du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie en personne! La catastrophe! Et tout ça pour une maudite bestiole qui, alors qu’elle pouvait se poser n’importe où dans Paris, n’avait rien trouvé de mieux que venir perturber le fonctionnement normal du ministère, c’est-à-dire la quiétude.…

Une sueur glacée sur la tempe, moustaches en berne, Ruteber décrocha en tremblant l’appareil pour entendre la voix acide de l’autre qui annonçait de manière triomphante:

– Allô! Ruteber?

L’accent triomphant ne présageait rien de bon.

– Oui!

– Il est chez vous, maintenant!

– Qui ça, votre ministre?

– Non, le canard!

– Comment ça?

– Il est passé sur votre pelouse! Alors, vous arrêtez de m’ennuyer avec cette histoire! Vous vous débrouillez avec votre canard et vous me foutez la paix! Tant que vous y êtes, dites aussi à vos secrétaires de ne pas venir flanquer la pagaille ici, à la direction du Trésor! Essayez de tenir vos troupes, bon Dieu! On se demande à quoi vous servez, à part pondre de nouvelles paperasses!

Et vlan, la communication était coupée d’un coup. Ruteber n’eut pas le temps de s’éponger le front ruisselant que la porte de son bureau personnel s’ouvrait d’un coup, en grand, sans qu’on prenne la peine de frapper. C’était madame Heurtebise, toute contente, qui souriait aux anges…

– Monsieur Ruteber! Le canard est revenu chez nous! Et monsieur le ministre arrive!

Il ne manquait plus que le ministre! Toujours en nage, Ruteber entra dans la salle principale et sursauta d’horreur. On se serait cru dans une ruche tellement les secrétaires papotaient sur l’incident… Cet abruti de canard était de retour au ministère de la modernisation de l’administration et toute la gent administrative en discourait aux quatre coins, nez collés aux fenêtres.

– Le ministre arrive! gronda le second secrétaire du ministère mais dans le brouhaha général, personne ne l’entendait ou ne voulait l’entendre.

En plus, cet imbécile de Leblanc recommençait à manier une arme invisible et à tirer sur le volatile à travers les carreaux!

Ruteber releva les moustaches et s’apprêtait à pousser un hurlement pour remettre son monde au travail mais le son lui resta au fond de la gorge. Le ministre, suivi du secrétaire de cabinet et d’une kyrielle de hauts fonctionnaires, entrait à l’instant.

– Mais qu’est-ce que c’est ce chahut? Toute la matinée, ça a été l’enfer! Qu’est-ce qui se passe? demandait le ministre d’une voix paterne.

Leblanc, toujours prêt à se mettre en évidence, bondissait sur l’occasion.

– Ce n’est rien, monsieur le ministre. Un colvert blessé s’est posé sur la pelouse de la cour!

– Tiens donc! Comme c’est bizarre! Il aurait pu choisir le ministère de l’agriculture au lieu de venir nous ennuyer! grogna le ministre plutôt amusé de son bon mot…

– Il est là! annonça Leblanc en arrêtant enfin de tirer sur le volatile.

Et tandis que les secrétaires retournaient dare-dare à leur poste de travail, dans un silence quand même relatif, le ministre s’avançait vers la fenêtre où, tel un empereur romain montrant une contrée à dévaster, Leblanc pointait un doigt en direction de l’extérieur.

– Ah, mais oui! Je le vois! C’est effectivement un canard sauvage!

– Bravo, monsieur le ministre! Vous avez l’œil! poursuivait Leblanc trop content de se mettre en valeur sous l’œil, celui-là torve, d’un Ruteber muet comme une carpe.

– Effectivement, c’est un colvert! Il a l’air blessé…

– Il l’est, monsieur le ministre! rétorquait Leblanc…

– Mais pourquoi tout ce chahut? Cette arrivée non prévue d’un colvert ne devrait quand même pas nuire au travail!

Ruteber allait répondre, s’expliquer, dire qu’il reprenait tout en main juste à l’instant mais, évidemment, Leblanc ne lui en laissa pas le temps.

– C’est que, monsieur le ministre, l’ensemble des secrétaires veut que nous le sauvions!

– Diable! Effectivement! Et pourquoi? demanda stupidement le ministre.

– Les femmes! s’exclama Leblanc… Vous savez comment elles sont…

– Ah, je vois effectivement! conclut le ministre sur un air inspiré… Je vois, je vois, je vois… Mais bien sûr qu’on va effectivement sauver cette pauvre bête!

Le ministre se tourna tout pensif…

– Dites, Ruteber, qu’est-ce que c’est ce message que vous avez effectivement envoyé à la direction du Trésor? Il paraît que depuis, c’est la révolution! Le directeur de cabinet du ministre des finances, vient de m’appeler. Il n’est au courant de rien et il a un chahut monstre dans son ministère! Il ne savait pas ce qui se passait!

– C’est-à-dire, monsieur le ministre, j’ai envoyé tout à l’heure une note à monsieur le directeur du Trésor… bégaya le malheureux, aussi rouge qu’une écrevisse surprise par un court- bouillon.

– Une note? Tiens donc, et pourquoi?

– Pour qu’ils s’occupent du canard blessé! claironna Leblanc… Il était alors de leur côté…

– Et qu’a répondu effectivement la direction du trésor? interrogea le ministre en se tournant vers le jeune chef de bureau.

– Que c’étaient pas leurs oignons! C’est Eringer qui a répondu personnellement. Et c’est pourquoi les secrétaires manifestent de l’autre côté!

– Il refuse! Pas étonnant que les secrétaires manifestent! Enfin, gronda le ministre… Il est bien effectivement tombé de leur côté?

Cet Eringer, le ministre ne l’aimait pas. A chaque occasion de rencontre, il étalait une nette propension à ne suivre que son ministre des finances et à ignorer superbement tout ce qui venait du ministère de la modernisation de l’administration. Donc à montrer qu’un directeur du trésor valait largement à lui tout seul, en importance, une bonne dizaine de ministres de la modernisation de l’administration!

– C’est-à-dire qu’on ne sait pas trop où le canard a exactement atterri! admit Leblanc.

– Où était-il effectivement quand on l’a vu pour la première fois?…

– De notre côté… chuchotèrent des voix de femmes qui ne tenaient pas à perdre leur canard au profit de la direction du Trésor…

– Oui, mais il est allé aussitôt chez eux! défendit Leblanc… Il a dû sentir où était l’argent et se douter qu’en face, il serait mieux pris en charge!

– Effectivement, si c’est une question de crédit, ce canard a choisi le bon côté en allant chez eux! De toute façon, la direction du Trésor peut nourrir et soigner un canard, quand même! s’exclama le ministre pas mécontent de son aparté.

– Surtout que nous avons tellement de travail… Nous avons déjà tant de retard sur les prévisions! osa ajouter Ruteber qui reprenait espoir en voyant le ministre d’un calme olympien.

– Ah, c’est vrai! Effectivement, avec les faibles moyens que nous avons… approuva le ministre… je vais téléphoner à Eringer… ils sont assez nombreux là-bas, à la direction du Trésor, pour s’occuper du canard! Il suffira d’amener deux ou trois croûtons et la bête sera contente… Je ne vois pas pourquoi Eringer s’oppose effectivement à ce que le Trésor intervienne! Une simple question de bon sens!

Déjà Leblanc s’emparait du combiné, tapotait les numéros et, tout sourire, tendait l’appareil au ministre qui s’en saisit avec cette négligence calculée qui n’appartient qu’aux chefs…

– Allô! Passez-moi le secrétariat du cabinet d’Eringer… Oui, j’attends… Oui! Allô! Voulez-vous me passer Eringer!… c’est le ministre de la modernisation de l’administration en personne qui appelle… comment, ce n’est pas possible!… passez-moi Eringer, même s’il est en conférence!

Le ton devenait ferme. Toute la salle retenait son souffle.

– Allô, Eringer! Je m’excuse de vous déranger en plein travail… Je vous téléphone à propos du canard! Oui! C’est votre service qui doit s’en occuper effectivement! Nous sommes surchargés de travail!… Vous aussi?… Oui, évidemment, je comprends… Mais enfin, il est effectivement tombé de votre côté! mentit le ministre qui, comme tout politicien français qui se respecte, n’était pas à un mensonge près.

Le ministre se tut et chacun devinait qu’il écoutait attentivement les explications de l’autre. Puis il reprit la conversation et toutes les secrétaires étaient suspendues à ses lèvres, un peu désappointées que les hommes ne prennent pas leur responsabilité, comme d'habitude.

– Oui, d’accord. Il est maintenant effectivement chez nous! reconnut le ministre… mais il est tombé chez vous!… Il peut d’ailleurs très bien revenir de votre côté… Ce n’est pas un argument sérieux!

Madame Heurtebise s’agita… …

… … … … … …

 

 

 

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