Mémoires d'un Extraterrestre

 

 Ernest Rougé

 

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

 

Format 21x15 – De luxe – 398 pages – 5 heures de lecture 

 

Un extraterrestre raconte sa vie et décrit toute l'admiration qu'il a pour l'empire dont il est issu, son empire des légendes, et sa civilisation qui, même différente et supérieure à la nôtre, n'est pas aussi parfaite qu'on pourrait le penser.

 

  

Roman philosophique

 

 

 

 

 

 

 

***

  

Prologue

J'ai longtemps hésité à écrire ce livre. Pas pour moi, mais pour les humains qui le liront… Je sais que vous le jugerez à travers votre système, je devrais écrire plutôt, vos infinités de systèmes de pensée, tous calqués les uns sur les autres. Vous jugerez le livre, le récit ou l'auteur, ou la civilisation de Ka. Vous le jugerez de droite, de gauche, fasciste, communiste, nazi, anarchiste. C'est une tendance commune aux peuplades qui n'ont pas atteint une culture philosophique élevée, de porter jugement relativement à leurs propres postulats philosophiques d'existence, ou par rapport aux seuls critères qui en découlent, plus ou moins manipulés par l'humeur de l'instant ou les croyances du lieu. Parce qu'en contradiction totale avec vos postulats d'existence, c'est-à-dire vos croyances profondes, si vous préférez…

Je ne chercherai pas à vous choquer, mais je n'essaierai pas non plus de cacher ou transformer la vérité de l'Empire de Ka, tout au moins la vérité telle que je l'ai vue, analysée et ressentie au plus profond de mon être. Jugez donc, car tel est votre droit sinon même votre devoir d'intelligence, mais méfiez-vous de votre jugement. L'Empire de Ka n'a jamais connu ni guerre, ni génocide. Non pas que sa civilisation soit totalement parfaite, donc une utopie, mais peut-être uniquement parce que les Kaïs sont issus d'un accident biologique grave, d'une mutation stable… peut-être parce qu'ils ont une capacité intellectuelle de philosophie logique plus avancée dès le départ. Je n'en sais rien, mais il est un fait que la race de Ka appartient à ce type de races qui partent à la conquête des étoiles pour le seul plaisir des yeux, de la pensée et de la connaissance… Et pardonnez le type d'écriture que vous trouverez peut-être différent, peut-être lent! Prenez le temps de méditer. Vous allez lire un texte écrit par un extraterrestre. L'écriture est celle d'un Kaï. Donc, ne soyez pas étonné!

 

Tous les enfants Kaïs connaissent le long poème du Commencement de Ka, de l'aube de la civilisation de Ka… et je l'ai récité comme les autres, autrefois, il y a si longtemps, à l'époque… il y a quelque dix siècles de votre monde…

J'ai modifié quelques passages et je vous le livre pour vous imprégner, dès le départ, de cette aventure étrange que va être pour vous ce récit…

"Enfant léger, si tu avais été là, sur la sombre planète, au sommet de l'unique colline perdue au centre de la plaine, perdu parmi la grande savane noire qui couchait et roulait le vent éternel du lieu…

Enfant, si tu t'étais trouvé là, entre la brousse sombre, toujours calme, et le grand désert estompé derrière la brume impalpable de sa poussière, face à la montagne, sous la lumière diffuse du champ d'étoiles…

Si tu avais été là, tu aurais vu se lever, derrière l'horizon des pics et des cratères qui s'ensanglantaient par-delà le désert, telle une colline titanesque incroyablement proche, la sphère écrasée, pourpre et tourmentée, tachetée de longues marbrures orange, écarlates, mauves et bleues à son équateur… Notre premier soleil…

Et puis, enfant… la sphère de chaleur serait montée au zénith glauque, éteignant à peine le flamboiement triste des myriades d'étoiles. C'était l'étoile Aal, une minuscule étoile, qui avait donné la vie à Al, la future maison de Ka…

Et puis, enfant, lorsque Aal serait redescendue vers les brumes, tu aurais vu apparaître un point d'un bleu aveuglant, entre deux pics ou au-dessus d'un cratère… C'était la géante bleue entourée de son halo, c'était Aël, si lointaine et si proche… Aël, si lointaine, avec son cortège d'étoiles et de planètes géantes… Aël à l'éclat de métal, aux énergies si terribles, aux colères si désastreuses, qui rythmait inlassable la vie du monde qui lui appartenait… malgré son effroyable distance…

Alors, enfant qui écoute, si tu avais tourné le regard vers la plaine aride, tu aurais peut-être deviné dans le flot sombre de la savane, la horde qui errait, chassée par la sécheresse aride. Et la horde des grands carnivores bipèdes se serait arrêtée à l'abri d'un promontoire, car le temps des naissances était venu… Elle aurait posé les armes de bois et d'os, et serait restée, patiente, en cercle autour d'un feu de camp, car la horde connaissait le feu, en attente des pontes… Puis, les jeunes griffes de la nouvelle vie auraient déchiré aussitôt les enveloppes de la membrane translucide de l'œuf…

Enfant, si tu étais resté là quelque temps, tu aurais vu la multitude repartir, ne laissant rien derrière elle, à part une petite créature à peine vivante, condamnée à son sort, appelant sous des cris de détresse une mère qui ne la reconnaissait pas, déjà partie… D'habitude la tribu tuait d'un coup de mâchoire, comme d'ailleurs toutes les hordes, ces petits êtres nouveau-nés si faibles et au crâne si étonnamment long, déformé, rejeté en arrière, qui naissent quelquefois lorsque les tribus effectuent de grands et longs déplacements… Mais depuis la colère dernière de Aël, le climat était bouleversé, l'humeur de la horde différent et les naissances bizarres plus fréquentes sous le froid regard bleu de l'étoile. Et l'étoile qui brûlait les écailles montait vite… Il fallait partir…

Et la tribu soulevait encore la poussière là-bas, laissant le serpent de chaleur qui l'accompagnait se diluer lentement dans le vent des fougères et des grandes herbes, que tu l'aurais vue sortir de la grotte dans laquelle elle était demeurée cachée. Tu l'aurais vue, descendre la pente abrupte de la colline, dernier contrefort de la montagne de basalte… Oui, si tu avais été là, tu aurais vu qu'elle aussi avait le crâne étonnamment long. Mais elle était adulte! Elle avait eu la chance d'être abandonnée au même lieu quelques printemps auparavant, par une autre tribu et recueillie par un animal curieux et herbivore qui l'avait ramassée là pour l'apporter dans sa tanière… Un animal que la horde chassait…"

Ainsi naquit l'Empire de Ka, selon la Tradition Orale… l'Empire des Légendes…

Chapitre I

Je me nomme Kraël Kba Ksor Kral, orthographe approximative d'une langue que je dirais de type cliquetis comportant sept voyelles et une quarantaine de consonnes. Pour la commodité de mes lecteurs, j'emploierai aussi de temps en temps les unités qui lui sont familières.

J'ai dû naître à l'époque des premières croisades et j'étais déjà un vieillard le jour où, subrepticement, la tragédie écarta une nouvelle fois le voile de ma destinée.

Oui, mes souvenirs sur Pta demeurent flous… de plus en plus flous à mesure que passe le temps. Et pourtant j'ai vécu sur cette dernière planète, plus de cent trente ans terrestres… Pta, c'est une planète perdue, dont les dimensions doivent avoisiner celles de la Terre, mais dont la densité bien plus faible aidait alors mes muscles affaiblis à soutenir la loque que j'étais…

Ce jour-là, je m'étais enfoncé assez loin, une bonne dizaine de kilomètres, aussi loin que le permettaient mes dernières forces, au sein de la grande forêt qui submerge l'unique continent de Pta, à la recherche de quelque plante inconnue ou de l'éternel plaisir de la pensée, dernier plaisir sublime que peut donner la vie aux races intelligentes… je devrais dire… j'avais enfoncé ce corps décharné, légèrement voûté, que menait une dernière étincelle de vie, au sein de la grande forêt…

Je devais avoir une bien triste mine. A vous terroriser chers lecteurs terrestres! Imaginez… Un énorme scarabée d'un gris sombre mélancolique, de deux mètres de haut, à station verticale, et aussi mince qu'une libellule terrestre! Non! Plutôt une mante religieuse à vague forme humaine avec les grands yeux à facettes qui caractérisent les races nées sur les planètes des étoiles infrarouges. Avec toutes les articulations qui suivaient avec difficulté. Non pas que je souffre! Non! La médecine embarquée dans mon corps depuis ma plus tendre enfance continuait à réguler ses bienfaits. Dix siècles terrestres d'existence, ça pèse sur les épaules, même d'un scarabée. Je m'éteignais lentement comme un vieil ermite perdu dans un coin de l'immense forêt de Pta qui ceinture la planète à l'équateur.

Je me trouvais sous un Pozoï, un arbuste d'une trentaine de mètres, à admirer une bande de Braks qui gonflaient leur corps d'hydrogène jusqu'à se transformer en sphères aussi éclatantes que stupides sur les larges branches aplaties et puis se laissaient aller au gré d'un courant d'air. Pta n'a ni vents ni saisons… A leur foutre le feu au derrière pour qu'elles s'envolent pour de bon comme le faisaient quelquefois les garnements de Ka malgré l'interdiction des Maîtres! Des Zdoubs, oiseaux de paradis, virevoltaient autour dans des cabrioles spatiales insensées en claquant leurs cris aigus. Je m'éloignai. Mes jambes maigres me supportaient à peine. C'est vraiment bizarre comme cet instant ridicule est resté dans ma mémoire de vieillard, racornie par le Temps. Vivement la mort! Sans la science de Ka, il y aurait belle lurette que je reposerais dans l'ultime sommeil, et sans ennui!

Et c'est sous une pénombre de l'éternelle humidité de Pta que la voix de l'ordinateur, amplifiée par les cellules microréceptrices logées dans le cerveau m'avertit… une présence étrangère se trouvait à l'entrée du gozoma. Tiens donc! Lorsque c'étaient des adolescents qui venaient périodiquement me rencontrer pour parler de la forêt, ils me saluaient et ne manquaient jamais de me laisser un message amical, puis ils m'avertissaient qu'ils venaient à ma rencontre, toujours grâce aux microrécepteurs logés dans ma tête.

Le gozoma? C'est une habitation métallique simple, cylindrique, individuelle, pilotée par un ordinateur évolué et des petits robots, avec une coupole au-dessus, articulée autour d'un système de forage par puits central ou autour de capteurs d'humidité atmosphérique, construite comme son nom l'indique par la Caste Ma et auquel a droit chaque membre de l'Empire… j'attendis un instant et lorsque l'ordinateur signala l'ouverture de la porte, je sus que c'était une visite d'un frère de race…

Un messager sous forme de sphère de lumière crépita brusquement à moins d'un mètre de mon visage…

– Ktoërl, ton parent, est de passage et te salue bien… lança la boule de feu.

Je manquai hausser les épaules. Que voulait ce lointain cousin éloigné? Je n'eus qu'une pensée… "Tiens! D'habitude, les seules visites que j'ai, sont celles de quelques groupes de jeunes voisins ou d'une petite colonie qui se trouvait à une vingtaine de kilomètres."

– Retourne dire que je lui rends son salut et que je reviens sur mes pas pour le recevoir…

– Ktoërl te fait dire aussi qu'il n'est pas seul et qu'un compagnon désire te parler…

Je n'en saurais pas plus. La Sublime Tradition de l'Empire voulait que je revienne au gozoma et que mon hôte attende mon retour… Qui donc s'était autorisé à vouloir me rencontrer alors que plus personne pratiquement ne me connaissait sur Pta comme sur le reste de l'Empire?

Je retournai sur mes pas. Comme tous les vieillards, j'étais contrarié de devoir changer mes habitudes séculaires, mais la Tradition était la plus forte. Elle avait inhibé mon esprit depuis la plus tendre enfance. Je ne pus quand même m'empêcher, d'une voix plus que grinçante, de vouer aux gémonies ces deux imbéciles qui dans ma quête dernière d'intelligence, dérangeaient mes soliloques avec l'Univers et les Mathématiques de la Création. Chemin faisant, je traversai cette espèce de parc sauvage qu'était la forêt de Pta, là où j'avais planté quelques-unes des essences d'arbres les plus précieuses rencontrées autrefois sur toutes les planètes de Ka. J'étais devenu une espèce d'arboriculteur spécialiste en transplantation d'arbres et arbustes sur Pta pour mon propre plaisir et j'avais même écrit trois ouvrages sur le problème, destinés à la Mégamémoire Bibliothèque Centrale du Ma. Pta était une planète très jeune de l'Empire, toute neuve comme nous disons.

J'admirais surtout les si belles fleurs phosphorescentes des pschoïts aux reflets carminés ou céruléens, mais sans les cueillir comme l'exige là aussi la Sublime Tradition de l'Empire. Toujours la Sublime Tradition!

Je m'arrêtai un instant… comme d'habitude… devant le plus extraordinaire de ma collection d'arbres… le troël impérial. Un monstre de plus de cent mètres de haut! Il avait reconnu ma présence et les longues lianes, qui pendaient contre le tronc, s'étaient levées lentement, agitées, pour se balancer enfin selon un rythme secret de contentement. Puis les lobes des tentacules nerveux qui terminaient les lianes sortirent de leurs écrins multicolores jusqu'à effleurer ma tête et mon corps. Toujours curieux, il envoya quelques lianes furtives visiter les poches internes de la tunique d'astronavigateur bleu nuit à parements argentés, qui tombait sur mes épaules et qui pouvait indiquer à tout un chacun ce que j'avais été autrefois. Un hurlement terrorisé répondit à cette intrusion! Seigneur Koui dormait au fond de "sa" poche et la plante l'avait réveillé sans ménagement. La bestiole n'eut que la ressource ou l'idée de bondir jusqu'au sommet de mon crâne avec cette dextérité surprenante qui n'appartient qu'aux ptkoïs. Un chapelet aigre d'injures ahurissantes et de râles de colère emplit la clairière. Koui avait son franc-parler et récitait de mémoire tous les chapelets d'injures que je lui lançais à chacune de ses bêtises depuis que nous avions lié connaissance et amitié… Réveillée à son tour dans une autre poche, dans "sa" poche, la femelle, Kfe, poussait des appels indignés contre Koui, pour l'avoir réveillée avant l'heure du déjeuner. Il fallait toute la patience et la sénilité d'un vieillard Kaï pour les supporter et s'embarrasser de leur présence. Au moins m'aidaient-ils à parler lorsque j'étais seul!

J'avais rencontré Koui dans la grande forêt où l'espèce s'était adaptée, car elle n'était pas originaire de la planète… plus précisément à l'intérieur du parc alors que je plantais un spécimen d'arbuste rare sur la rive du ruisselet qui le traversait.

– Koui, koui, koui…

Un tout jeune ptkoï était apparu en équilibre sur une branche et s'était tu en découvrant la bête étrange qui creusait un trou, y plaçait un arbre raciné, puis comblait le tout dans la plus stricte indifférence à sa propre présence. Et l'arbre était demeuré droit!… Intriguée, la petite bestiole observait mon travail.

Les ptkoïs sont de curieux petits animaux, omnivores, je dirais du type des primates ongulés que l'on trouve sur bon nombre de planètes, en particulier sur celles de l'Empire, dont toutes les légendes de toutes les races qui les connaissent, disent qu'il vaudrait mieux les laisser libres que se les attacher, pour ne pas devenir leur esclave sinon leur prisonnier! D'un poids d'environ trois à six kilogrammes pour les plus gros, d'après mes calculs de conversion d'unités, ils se rapprocheraient par l'aspect des petits lémuriens de Madagascar, mis à part un crâne plus développé en vague forme de pain de sucre. Le pelage est fourni, avec la particularité d'être bouclé en temps normal et raide sous l'effet de l'eau. Sous la pluie, ils ressemblent à des hérissons de votre Terre! Les membres sont assez courts et le museau en pointe, un peu comme ceux des fouines, sauf qu'ils ne possèdent pas de moustaches, mais la bête est d'une agilité surprenante. En plus, la plupart sont des imitateurs hors pair de toutes les sortes de bruits qu'ils peuvent entendre et certains ont la particularité d'imiter à la perfection jusqu'aux voix et même de comprendre le sens des phrases qu'ils disent ou entendent. C'est pour cette raison qu'ils sont aussi adorés que craints et que certaines exagérations les prétendent presque aussi cruels que les tchkoos, ces petites bêtes des forêts de Dzuaek si féroces qu'elles étaient capables de tuer par l'intérieur les grands prédateurs qui avaient l'insolence ou l'imprudence de les gober sans prendre la peine de les couper en deux! Accusations cependant sans fondement!

Celui que je venais de rencontrer, ce jour-là, était une bête magnifique, au pelage plus sombre, hors de l'ordinaire. Il avait suivi le manège du bipède, puis bondi sur l'arbuste, histoire de tester la solidité ou le sérieux du travail, reçu une gifle, exécuté une culbute, hurlé, montré une rangée de dents immaculées tandis que je réparais les dégâts. Ensuite, peut-être étonné par l'indifférence que je montrais à ses grognements vengeurs et à ses appels à la guerre, il avait fini par me suivre en sautillant jusqu'aux abords du grand nid bizarre ridiculement posé par terre… car eux, les ptkoïs, ont l'intelligence de construire leurs habitations sur les fourches des grands arbres!…

Les ptkoïs sont curieux, c'est leur faiblesse et leur force. Et chaque fois que le curieux bipède que j'étais, sortait désormais de sa ridicule tanière de métal, deux yeux vifs, extraordinaires, deux larmes d'intelligence posées sur un velours de soie noire, le surveillaient. Koui ne manquait jamais de suivre mes allées et venues ou d'assister à quelque travail de plantation d'un nouvel arbuste. Les ptkoïs sont d'une intelligence remarquable pour leur taille et peut-être celui-là s'était-il imaginé avoir découvert le bon génie inlassable qui plantait toutes les forêts de la planète depuis l'aube des temps… Mais le bon génie ne prêtait aucune attention au petit animal et aux trilles qu'il lançait… car les ptkoïs ont aussi la faculté extraordinaire d'imiter tous les cris d'appel des bêtes qu'ils rencontrent pour les piéger dans leur chasse de petits carnivores affamés… et cette indifférence ne manquait pas d'agacer Koui… Il alla donc jusqu'à se placer devant le génie de la plantation… à une certaine distance, car il convient d'avoir un minimum de prudence… Ce qui l'ennuyait par-dessus tout, c'était d'ignorer si les grands yeux bizarres de l'être si différent le regardaient, car ceux-ci ne possédaient pas de pupilles.

Il s'approchait de plus en plus, toujours la curiosité, jusqu'au jour où, s'y attendant le moins, l'être affreux jeta un objet dans sa direction. Quelle peur bleue sur le moment! Il était déjà au sommet d'un arbre à agonir le lâche agresseur de cris féroces et vengeurs lorsqu'il réalisa que l'étrange bipède lui avait simplement jeté une curieuse baie jaune. D'ailleurs l'étranger s'éloignait… D'un seul bond, Koui descendit le long du tronc et flaira, goûta le fruit inconnu à l'odeur acide. Il croqua enfin et enivra ses sens dans une succulence inconnue…

Le piège était tendu…

Impatient, Koui attendit le retour du génie planteur et fut récompensé par une nouvelle baie… mais pas plus d'une… Il y a des paradis qui valent des enfers… Il découvrit vite la réserve de ces baies, juste à l'entrée du nid du bipède aux yeux bizarres… Et, une fois que le gros animal s'éloignait, le ptkoï ne le suivit pas et demeura caché à l'abri d'une feuille énorme de Gung… une de ces feuilles en forme de calice qui gardent l'eau des rares précipitations qui parviennent aux sous-bois… Il n'osa pas d'abord, mais le supplice de Tantale brisa vite ses appréhensions… Alors il bondit avec toute la souplesse d'une jeune échine de ptkoï, traversa en trois bonds magnifiques la courte clairière jusqu'à la jarre gorgée de fruits diaphanes sur lesquels jouaient les rayons rubis de l'énorme Tseïpt et émeraudes de la lointaine Tsaghe, les deux soleils… Déjà les centaines de baies jaunes étaient à portée de ses petites mains, mais il n'en toucha aucune… un claquement terrifiant dans son dos lui souleva le poil de terreur. Le trou par lequel il venait d'entrer dans la tanière, avait disparu d'inexplicable façon. Koui était prisonnier, perdu… sans même un adversaire pour lutter jusqu'à la mort avec tout le courage des jeunes mâles ptkoïs… rien que l'incompréhensible…

Comme me l'avait montré l'enregistrement des caméras automates, il avait désespérément cherché l'ouverture disparue dans le mur, puis une cachette, mais n'avait trouvé qu'un angle vide de la pièce… aussi vide que ridicule… et il avait patiemment attendu un sort affreux, toutes griffes dehors, toutes dents en avant, tout poil en l'air comme s'il était sorti d'un orage. Il était demeuré là, immobile, même lorsque l'entrée incompréhensible réapparut pour dessiner ma silhouette, la silhouette du cruel animal, maître des lieux. Mais je m'étais contenté de saisir la jarre et de la placer à sa portée alors que lui, le ptkoï, grondait et sifflait pour indiquer qu'il se préparait à se battre avec tout le courage qu'il se connaissait. Puis j'étais parti vaquer à d'autres occupations, le laissant seul avec la coupe et les fruits. Le ptkoï, comme tous ses congénères, était philosophe et, tout en surveillant l'énergumène d'un œil féroce, il prit le parti de se restaurer avant d'entreprendre quoi que ce soit!… Lorsque la porte s'était ouverte à nouveau, il avait bondi vers une liberté retrouvée qui n'appartenait qu'à lui. Et lorsque plus tard, bien plus tard, mais quand même pas trop, une main de sombre parchemin vieilli lui avait tendu d'autres gourmandises inconnues, il n'avait pas hésité à franchir le rideau des doigts effilés, aux vieilles griffes de poignard acéré.

Posé en équilibre sur la paume, j'avais soulevé la boule de poils à hauteur de mes yeux à facettes, rentré les griffes dans les fourreaux pour apercevoir enfin deux perles de braise qui me dévisageaient avec une curiosité presque amusée. Nous étions demeurés immobiles, à nous observer, puis j'avais tendu une griffe de l'autre main plantée dans un fruit succulent et deux minuscules mains de ptkoï avaient saisi et tiré. Il avait avalé, craché un pépin avec délicatesse entre deux de mes doigts tandis que la même griffe sombre lui accrochait le sommet du crâne pour caresser et amadouer. Il s'était levé d'un bond et avait couru sur mon bras pour se poser sur mon épaule. Le dressage commençait, j'ignorais alors que c'était le mien!

Le ptkoï avait décidé de lier amitié et ce serait peut-être pour toujours… c'était une particularité connue de certains ptkoïs. Sauf les tous jeunes, les adultes sauvages ne se laissaient pas apprivoiser de force. C'étaient eux qui choisissaient de lier amitié… de leur propre chef… et, à l'instant précis, il commença à être insupportable…

Ainsi avait débuté notre amitié réciproque…

Il avait vite appris le sens de quelques mots et à les répéter avec une habileté que vous autres, Terriens, auriez jugée diabolique! Et avec mon accent et toutes les intonations possibles! J'avais déjà connu quelques ptkoïs assez doués pour sortir quelques phrases, mais jamais comme celui-là. D'autre part, il avait manifestement une fourrure plus sombre et quelques dizaines de grammes en plus. C'était si étonnant que j'entrai en communication avec un spécialiste des animaux, de passage à Pta.

– Vous avez de la chance! Vous devez être en possession d'un ptkoï-ptkoa originaire de la lune Ptomeï de Memga ou d'un ptkoï-kso de la planète Ksoa du système Aksa dont certains spécialistes pensent que la race serait originaire! Ce sont les plus évolués. Vous pourrez presque entretenir une conversation avec lui dans quelque temps. Mis à part la syntaxe. Pour eux, elle n'est pas importante. Du moment que vous comprenez, cela suffira!

– Mais comment est-il venu dans la forêt de Pta?

– Bof! Ces petits animaux sont dégourdis… Dans la cale d'un astronef-cargo peut-être. Ou alors, il a fui une famille qui l'avait adopté. Car ce sont eux qui choisissent de rester ou de partir, contrairement aux tzigoïs ou aux astjoïs qui sont d'une fidélité à toute épreuve.

– Je vois! Je vais le garder!

– Bon courage! Enfin, si vous le gardez, vous n'allez pas vous ennuyer!… Surtout si c'est un ptkoï-kso!

– Ils sont si difficiles que ça à vivre?

– Non, quand on sait s'y prendre. Sur les lunes de Memga ou à Ksoa, il n'est pas rare de voir dans une famille une dizaine de ptkoïs vivre en bonne intelligence avec tzigoïs et astjoïs…

– Je sais, je sais… Vous me rassurez!

Une image mélancolique de tristesse avait traversé ma cervelle… J'avais connu une famille, autrefois, il y avait quelques siècles terrestres… dans une autre vie, dans ma jeunesse… avec des enfants et des ptkoïs… et une lune énorme au-dessus de ma tête…

– Quand j'ai dit que vous aviez de la chance, c'était manière de parler! Vous aurez des problèmes…

– N'ayez crainte! Je serai à la hauteur de la situation!

– Attention! Attention au vide lorsque vous perdrez un ptkoï de cette espèce! On a connu des Kaïs qui sont morts de chagrin! Vous devriez en avoir au moins deux ou trois ou en prendre un autre immédiatement après sa disparition. On s'attache d'une manière incroyable à ce genre de bestiole!

– Vous n'exagérez pas un peu? On dirait les histoires à dormir debout des vieux astronavigateurs des lunes de Memga!

– Non! Non! Croyez-moi!

– J'ai déjà eu des ptkoïs!

– Pas comme celui-là. Tel que je le vois sur votre enregistrement visuel, c'est un ptkoï-kso de Ksoa! Ils sont extraordinaires! Vous avez une chance pas croyable! Il m'a fallu deux tax-tae pour en trouver un qui accepte de vivre avec moi! Et pourtant je suis spécialiste de ces petits animaux-là!…

Quatre ans terrestres d'attente pour obtenir qu'une bestiole comme la mienne décide de suivre le spécialiste! Cela paraissait proprement incroyable!… Il n'avait fallu au mien que trente jours de Pta pour le même résultat!

Le ptkoï prit dès lors l'habitude de s'installer dans ma demeure, puis de tout commander, ordonnant les robots, déplaçant sans cesse les parois coulissantes des murs, multipliant le nombre de pièces, augmentant ou diminuant de manière ridicule leurs surfaces, fouinant aux quatre coins des placards, commandant tous les appareillages, injuriant ceux qui refusaient de fonctionner ou s'en prenant au maître-robot, seul capable de trouver la différence entre ma voix et la sienne, et qui, avec l'infinie patience des machines, totalement insensible à ses ordres, répondait aux discours et aux accusations insensées du ptkoï avec toute la sérénité des ordinateurs convenablement programmés.

Plus moyen de s'en débarrasser! Je m'étais habitué à sa présence. Pire, au bout d'un certain temps, Koui avait fini par même ne plus tolérer la mienne, à vouloir me jeter à la porte du gozoma et une raclée monumentale, la première, fut nécessaire pour le placer à nouveau sur de meilleurs sentiments… Le combat fut épique, mais le résultat inespéré. Le ptkoï, après m'avoir mordu un doigt jusqu'à l'os, capitula enfin sous des hurlements et convint que j'étais le patron du lieu. Il m'accepta et, un peu plus tard, vint pour la première fois m'entourer le cou de ses bras et frotter son museau contre mon nez en signe d'allégeance. Le spécialiste m'avait averti…

– Après la première bagarre que vous aurez une fois ou l'autre, c'est lui qui choisira… ou il vous quittera ou alors il vous adoptera et tant pis pour vous!

Quelquefois, il lui arrivait de disparaître, quelques jours de Pta, au plus profond de la forêt sans limites, mais les jours de la planète étaient bien courts… Et pourtant, de manière curieuse, ceux-là me semblaient plus longs!

Une fois, cette disparition fut interminable, si bien que la pensée m'accrocha qu'il ne reviendrait plus, victime de quelque prédateur ou de quelque accident… Il revint pourtant, plus fier qu'à l'habitude, docilement suivi de Kfe, une adorable petite femelle ptkoï à la robe grise immaculée… Où l'avait-il trouvée? Plus difficile fut d'apprivoiser sa nouvelle compagne. Pas moyen pour Kfe de s'habituer à la compagnie de ce curieux bipède aux yeux étranges. Plus longue à accepter mon amitié, plus méfiante puis, avec le temps, plus confiante, plus sage et plus attachée que Koui… Pour l'occasion j'offris au couple une espèce de minuscule domicile monté sur roues, une "maisonnette" spécialement destinée à une famille ptkoï, que j'installai à l'angle d'un placard de rangement… Le minuscule logis, muni de toutes les commodités, piloté par un service robotisé qui donnait la nourriture à heure fixe et en quantité limitée, était une merveille d'ingéniosité à l'adresse des ptkoïs recueillis ou hébergés par des insensés de mon genre… Je crus bien faire, mais avec les ptkoïs rien n'est jamais simple… L'idée d'échanger ma vaste demeure contre ce nid minuscule et ridicule, parut totalement injurieuse sinon absurde à ce cher Koui et la colère de l'énergumène fut impressionnante. Il m'expédia une bordée d'insultes, me traitant, avec ma propre intonation de voix, d'excrément nauséabond, de têtard putride de Gzum et de toute la panoplie de qualificatifs que je lui lançais à chacune de ses bêtises. A la fin, révolté par mon indifférence, Koui osa m'attaquer en me griffant un mollet. Pour la circonstance, il reçut une nouvelle raclée… encore une… non sans m'avoir mordu cette fois l'avant-bras… Plus philosophe Kfe visitait déjà son nouveau domicile. Ce fut elle qui, à force de criailleries et de piaillements significatifs, força Koui à la suivre après trois jours de bouderie et de menaces… Il manqua lever la main sur sa compagne, au risque de la tuer, mais chacun sait sur cette pauvre Galaxie que si les ptkoïs se battaient entre eux, la race n'aurait jamais existé!… Il entra enfin en grognant, découvrit le nid synthétique et oublia aussitôt toutes ses colères, trop content de s'approprier le minuscule domicile sur roues. Dès cet instant, je n'eus plus le droit de poser un doigt sur son nouveau nid sans déclencher un chapelet d'injures. A l'inverse du monde de Ka, les ptkoïs ont un sens aigu de la propriété! Et c'est à cette époque que je l'affublai du surnom de "Gwoum", que j'ai traduit par "Seigneur", titre officiel du Grand Maître de la Caste Ma, employé comme moquerie pour désigner les individus trop fiers.

Ainsi avait commencé mon amitié pour Koui et pour Kfe…

… Je m'éloignai donc avec le ptkoï perché au sommet du crâne. Comme à l'habitude, le troël avait cherché à me retenir à l'aide de ses longues lianes frémissantes de vie. Cette fois, si mes souvenirs sont exacts, car tout ceci est bien loin, perdu dans la brume du temps et de la catastrophe, j'eus la certitude que cette dernière étreinte était plus longue, plus chaleureuse aussi et plus triste… On raconte sur bien des planètes ces étranges histoires qui prétendent que les troëls auraient une perception du futur. Je n'ai jamais cru à ces sornettes qui courent après les vaisseaux de l'Empire sans jamais les rattraper! Bavardages de femelles ou contes de maîtres navigateurs pour leurs élèves pilotes! Peut-être facette d'une vérité parmi toutes aussi! Allez donc savoir puisque rien n'est écrit sous les rayons des étoiles et les orbites des planètes! L'Empire de Ka méritait bien son surnom d'Empire des Légendes!

Je contemplais ensuite les prestigieux représentants du monde de la flore que j'avais amenés là. La nuit immatérielle de Pta tombait avec sa rapidité coutumière. Tseïpt plongeait derrière l'horizon, sur les sommets abrupts de la chaîne de Vsa. Les reflets rubis des feuilles et des fougères s'éteignirent d'un coup pour laisser paraître la seule trace de feu métallique de Tsaghe, l'étoile folle heureusement si lointaine. Tout à son zénith, l'étoile flamboyante apparaissait aussi minuscule, mais plus nette, entourée de son halo de poussières et de gaz qui assombrissait son équateur et embrumait l'émeraude en fusion posée sur l'écrin scintillant de milliers de ces poussières de diamants que sont les champs d'étoiles. Une déchirure de feu sur un fleuve d'éclats qui indiquait avec une précision absolue l'axe de la roue galactique.

Le colossal ktkoo, l'arbre mastodonte, remontait à une altitude vertigineuse ses immenses corolles terminales assoiffées de lumière vers Tsaghe. Les feuilles-miroirs des ftaës éclaboussaient maintenant le sous-bois de myriades d'éclairs et les fleurs phosphorescentes des pschoïts bruissaient leurs étranges mélodies… "pschoït, pschoït, pschoït"… comme un adieu.

Alors me vint l'intime conviction que je ne reviendrais plus à cet endroit… Mon cœur de vieillard se serra et je saluai intérieurement "ma" forêt comme on salue une dernière fois la vie à l'heure dernière, avant le néant… Je demeurais immobile, fixant au firmament le point émeraude qu'était Tsaghe, au sein d'un recueillement que seul Seigneur Koui perturbait de temps en temps en jouant dans les plis de la tunique. Je partis enfin en évitant le zloo, l'arbre lanceur de dards que l'on n'approchait pas pendant la nuit, m'empêtrais dans une famille de vlaëkcs, arbustes rampants toujours en déplacement. Abrutis de vlaëkcs! Toujours à se promener là où il ne faut pas!

Je parvins enfin à la clairière. L'aube brutale, engendrée par la folle rotation de Pta, enflammait déjà l'atmosphère vers l'orient du lieu, découvrant la coupole du gozoma et la sombre silhouette d'un petit "astronef interplanétaire automatique de proximité" de l'Empire. Juste avertis de mon arrivée par le maître-robot, deux de mes frères de race attendaient mon retour devant la porte ouverte de l'habitation mais sans être entré, comme l'exige la Tradition Sublime puisque le temps était au beau fixe.

La Tradition Sublime ou Tradition Orale est l'ensemble des lois, us et coutumes qui régissent le monde de Ka et que respectent tous ceux de la race, les Kaïs.

Je m'avançai. A part trois connaissances ou mes derniers proches parents qui m'honoraient de quelques visites de courtoisie à intervalles réguliers et ne se seraient jamais permis de venir sans m'avertir auparavant, je n'avais vu personne débarquer d'une autre planète de l'Empire depuis l'équivalent approximatif de deux ou trois ans terrestres…

Je reconnus une tunique bleu clair de physicien théoricien, mais n'en crus pas mes yeux fatigués en apercevant la seconde, une tunique blanche à parements noirs et multicolores d'un membre du "Tsa Ma", de l'Assemblée Suprême. Le Tsa Ma! pratiquement le seul pouvoir de Ka, qui est le pouvoir administratif au sens où mes chers lecteurs vous pourriez l'entendre. Le Tsa Ma, la plate-forme comme donnerait une traduction plus exacte du terme, encore appelée communément Fseïan Sasaeg, c'est-à-dire l'Ultime Marche. Il y avait de quoi être étonné! Pensez! Un des cent quarante-quatre membres de la docte assemblée de vieillards moribonds à la tête de la Caste la plus importante, à laquelle appartenait pratiquement la totalité des membres de la race de Ka soit peut-être plus de trois quarts des mille milliards de Kaïs de l'Empire! Je dois ici humblement confesser que j'ai eu quelque difficulté à traduire Tmet, mot intraduisible, et j'ai choisi "Caste", mais j'aurais pu aussi bien écrire "Association" ou "Tradition".

Le reste de la population se partageait entre membres de "l'Ancienne", la minuscule "Caste Min" de la planète mère, avec ses prêtres perpétuant les règles sévères de la société primitive et seule capable de proposer à l'Empereur un changement de la Tradition Sublime; les membres de la "Caste Tô" des fous des lunes de Memga, comptant pour cinq pour cent de la population, ou les hors-castes, plus nombreux, mais moins de dix pour cent. Sans compter quelques castes moins importantes et plus récentes comme la "Caste Gdoë" des programmeurs de l'Empire, seule caste liée à un métier et née d'une gigantesque querelle de plusieurs siècles entre les programmeurs et la Très Haute Marche du Ma; la "Caste Moën" des astronavigateurs de Min, seuls autorisés à se poser sur la planète primitive Al; la "Caste Huchk-Min" affiliée à la Caste Min et la "Caste Ktaëg-Kfoën" des "anarchistes" anti-Ma, très proches des hors-castes et concentrés uniquement à Khaal-Ma-Ra, la capitale impériale, siège des Très Hautes Marches du Ma…

J'étais un cas particulier, un hors-caste ancien membre de la Caste Ma. Les hors-castes, rejetant dès leur majorité toute Tradition Sublime de Ma, de Min ou de Tô ou de toute autre caste, relevaient directement du Khaal et de la Tradition Min en cas de crime de sang, puisque son Code de Loi, antérieur à celui de Ma et de Tô, avait préséance.

Je devine l'étonnement de mes lecteurs et je leur demande humblement de pardonner toutes ces explications bien peu intéressantes pour un habitant de la Terre… Ces traditions orales simples, ce code des préséances qui place derrière la Race de Ka, le Premier Pouvoir, le Pouvoir Philosophique, c'est-à-dire le Conseil des Sages des Grands Prêtres de Min (ou de la Caste Min) et toutes les autres Très Hautes Assemblées des diverses Castes, puis le Second Pouvoir, le seul Pouvoir Exécutif, l'Empereur, le Khaal, avec le "Conseil de la Famille Impériale", et pour terminer le pouvoir administratif et philosophique en un sens des différentes "Castes".

Ce fonctionnement sans problème de plusieurs pouvoirs distincts peut vous étonner, mais vous devez comprendre que le pouvoir sur le monde de Ka ne procède pas de la même essence et des mêmes ressorts que ceux de votre planète. Depuis l'aube de Ka, depuis que les Kaïs existent, le pouvoir est fait dans la Tradition Min, c'est-à-dire pour servir, non pour dominer. Je dois ajouter que j'emploie le terme prêtre avec la Caste Min parce qu'elle est une manière de vivre et une religion de la Philosophie fondamentale de l'Empire, non une religion comme vous les connaissez sur Terre.

Et ce Haut Personnage du Service de la "Caste Ma" attendait avec patience un astronavigateur, ancien de la Haute Commanderie, retiré vu son âge respectable sur une planète perdue aux frontières de l'Empire! La Sublime Tradition l'exigeant, ils se levèrent à mon approche et lorsque je m'arrêtai à leur hauteur, ils baissèrent la tête en signe de politesse. Le membre du Tsa Ma, on dit plus simplement membre du Ma, fut le premier à s'incliner, car tout individu appartenant à une marche inférieure a préséance sur tout membre d'une marche supérieure. Vous voyez bien, chers lecteurs, que nous ne sommes pas sur votre Terre!

Je répondis à leur salut et les examinai attentivement, visage de face par simple courtoisie afin qu'ils sachent qui j'examinais. Je reconnus un vague cousin bien éloigné du côté de mon père, que je n'avais pas vu depuis plus d'un siècle de votre monde… Je demeurai silencieux en m'approchant encore…

Mon regard revint sur le membre du Ma, de l'Assemblée Suprême. Il y avait de quoi être étonné! Pensez… Un des cent quarante quatre membres de l'assemblée qui gérait les affaires de milliards d'individus… L'un des Maîtres de la Caste Ma, de la Caste qui avait construit la Grandeur de l'Empire! L'inscription brodée sur la tunique blanche indiquait que je me trouvais devant le quatre-vingt septième personnage de l'Etat de Ma. C'était un vieillard certainement un peu moins âgé que moi, mais plus squelettique… oui mes chers lecteurs humains, nous avons un squelette, différent du vôtre certes, mais le même type de charpente vivante… autrement dit, nous ne sommes pas des mollusques… et vous devez vous faire à cette autre idée que nous avons le sens du rire et de l'humour qui est le propre de l'intelligence supérieure… Nous avons aussi la particularité de bâiller… Il y a autant de ressemblances que de différences entre nos deux races, ce sont les lois universelles de la vie liées au hasard et à la nécessité qui l'exigent… Donc, c'était un vieillard squelettique, un squelette entouré d'une peau que vous auriez appelée sur votre planète parchemin ancien; une peau grise, ridée de vieil éléphant de cirque ou plutôt de vieux crocodile à cause des écailles… Le personnage ne devait pas être loin de sa dernière heure, comme moi… Pire, ce qui est excessivement rare, il avait perdu un œil… la surface était terne, voilée, signe d'une détérioration sénile de la plupart des facettes… et il n'avait pas jugé bon d'en demander la réparation, certainement vu son âge… Le visage décharné, secoué par intermittence d'un tic nerveux, et la légère voûte du dos ajoutaient à la note.

Ils attendaient muets, la Tradition exigeant que je parle le premier et prononce une formule de politesse…

– Permettez que je vous offre mon logis, l'aliment et l'eau si vous le désirez…

Le cousin éloigné répondit le sempiternel…

– La Tradition Sublime de l'Empire des Légendes l'exige!… nous nous contenterons d'une coupe d'eau, mais tout à l'heure…

L'Empire des Légendes, c'est le surnom affectueux que nous donnons à l'Empire de Ka…

– Quel bon hasard vous amène?

J'attendais une réponse du membre du Ma, mais il fit le signe de négation d'une main décharnée…

Je me tournai à nouveau vers le cousin éloigné pour ajouter…

– J'ai hâte de connaître la raison de votre passage, cher Ktoërl, et la venue ici d'un membre du Ma…

Ktoërl ne répondit rien et se tourna vers son compagnon. La voix grinçante du borgne prononça:

– Je suis Kvoïl…

A l'instant précis de ces seuls mots, un long frisson de terreur délicieuse me secoua l'échine et un étrange sentiment d'exaltation m'enveloppa. Jusqu'à réchauffer la carcasse de moribond qui me tenait la peau… Des souvenirs mauvais, confus, des images fatiguées traversèrent ma mémoire et resurgirent des profondeurs du temps. Je devinais à l'instant ce que le borgne voulait et je sus aussitôt que j'allais devoir le suivre, que je le suivrais. Le personnage n'ajouta rien, attendant simplement que je réalise le but de sa visite…

– Je ne vous avais pas reconnu! fis-je…

Cela faisait l'équivalant de quatre, cinq, six ou sept de vos siècles que je ne l'avais vu! Je ne savais plus… Nous avions tant changé depuis!

– Moi non plus! répondit-il, en esquissant un sourire de serpent Itisaï surprenant une proie…

Nous nous comprenions déjà par-delà les paroles… ou si vous préférez "à demi-mot", comme disent les Français…

– Tiens donc, vous avez un ptkoï? ajouta-t-il.

Le membre du Tsa Ma ne paraissait pas porter d'affection particulière aux ptkoïs!

Je saisis Seigneur Koui sur mon épaule…

– Deux! J'ai la femelle qui sommeille dans une poche!…

– Vous n'êtes plus membre de la Caste Ma? interrogea-t-il en fixant le logo que je portais sur l'épaule à même la tunique…

– Hors-caste, mais j'ai dessus les insignes de reconnaissance de la Caste Ma et de celle de Tô!

– J'ai vu! Ces diables de lunes de Memga…

Il parlait de la caste Tô.

Le premier, je pénétrai dans l'habitation afin d'agrandir la pièce d'entrée en l'honneur de mes visiteurs. Sur un simple ordre, la cloison mobile s'écarta et, en plein centre, une table ronde sortit du plancher. D'un signe, j'invitai les deux visiteurs à s'asseoir sur la table-siège de la paroi extérieure. Je réglai l'opacité variable du mur qui laissa entrer les rayons rubis de l'énorme Tseïpt et diminua l'éclat émeraude de Tsaghe.

– Tout d'abord, Vénérable Kraël, excusez notre visite inopinée… Nous n'avons pas eu le temps matériel de vous avertir, mais lorsque vous connaîtrez ce qui nous amène ici, vous comprendrez… dit mon lointain cousin…

Je savais ce qui les amenait et je n'ignorais pas qu'il mentait déjà. Je souris…

– Ma demeure est vôtre!

L'œil unique de Kvoïl me fixa de ses innombrables facettes…

– Je cherche un astronavigateur pour une expédition… croassa-t-il d'une voix cassée…

Il y a des millions d'astronavigateurs jeunes et bien portants sur nos planètes! Le silence tomba devant l'incongruité de la demande… Le visage décharné grimaça un sourire inquiétant. Il parut hésiter, mais il devait déjà savoir que j'accepterais…

– Voilà!… dit-il enfin… Hôte Vénérable… en tant que membre du Ma, il m'arrive d'avoir quelques relations avec certaines races étrangères et dernièrement j'ai obtenu d'un ambassadeur Tek un renseignement extraordinaire… Connaissez-vous les Teks?

Nous y étions… Tout concordait, tout se mettait en place…

– J'en ai vu, mais n'en ai jamais eu aucun dans mes relations!

– Ce sont des créatures bizarres et un peu répugnantes quant à leur mode de vie, mais nous nous entendons avec… Bref, un renseignement extraordinaire… Regardons et écoutons…

Kvoïl, se leva, retira d'une poche intérieure une "sphère écran" aux parois translucides qu'il posa au milieu de la table centrale de la pièce. La sphère écran vibra et une image tridimensionnelle apparut. Je vis un intérieur bizarre de logis fait de murs d'une boue minérale séchée autour d'une table de pierre. Deux personnages miniatures assis chacun sur un bloc taillé devisaient. Je reconnus de face un Tek et le dos d'un Kaï. Rien qu'au dos voûté, je sus que c'était l'image enregistrée de Kvoïl… Le Tek lui parlait et un traducteur automate autour du cou du membre du Ma, traduisait le discours d'une voix monocorde…

– Un Fsonkt nous a effectivement fait connaître son intention de venir sur notre planète pour traiter affaire. En tant que race très ancienne de la Galaxie, nous avons le privilège d'être quelquefois visités par les "proto-races" de la Galaxie et même par les représentants de races d'Immortels…

"Proto-race" est la traduction d'un mot qui n'existe pas sur votre planète et qui désigne une race extrêmement ancienne, issue d'une autre Galaxie et venue s'installer autour du noyau central galactique alors naissant, avant l'apparition de toute vie supérieure… Certaines "proto-races" sont devenues des races d'immortels ou d'éternels, c'est-à-dire des races figées, qui ne vieillissent plus, pratiquement sans descendance et repliées sur leur pensée…

– Et qu'est-ce qu'un Fsonkt? demandait négligent l'interlocuteur Kaï de sa voix éraillée …

Le Tek émit un imperceptible gazouillis et le traducteur répondit:

– Il s'agit d'une race "extra-scientiste", probablement une proto-race… Voyez cette photographie prise à sa dernière venue…

Une race "extra-scientiste" est une race connaissant pratiquement tous les secrets des sciences de la matière sous toutes ses formes.

Je pus voir le représentant de ma race considérer le cliché, un simple cliché plan que le Tek tendait dans sa direction…

Je me levai et me déplaçai autour de la sphère-écran, tandis que l'image des deux êtres, sur un ordre de Kvoïl, cessait de vibrer pour se figer. Un arrêt sur image. Je pouvais maintenant distinguer en miniature les traits du borgne. Le vénérable membre de la Très Haute Assemblée n'avait laissé à personne le soin de recueillir les confidences de l'ambassadeur Tek… L'image demeurait fixe, accrochée au temps mort. D'un coup, sur un nouvel ordre, un effet de zoom projeta l'image de la main du Tek et celle de la photographie qu'il montrait alors à Kvoïl dans l'espace de l'image tridimensionnelle.

Un hurlement aigu de terreur brisa le silence. Koui, plus curieux que Kfe, avait tiré la tête de ma poche pour ne rien perdre du spectacle. L'effet zoom le terrorisa. Un léger coup sur le crâne le renvoya au fond de la poche, non sans qu'il m'abreuve d'insultes aiguës et rageuses qui se perdaient dans les plis de la toile… Un second coup sur le crâne le calma pour de bon tandis que je caressais la pauvre Kfe effrayée et tremblante au fond de "sa" poche.

Je me voûtai et examinai plus attentivement le cliché agrandi. Ce n'était même pas un cliché tridimensionnel. Je reconnus sur sa surface un Vookl entourant une vingtaine de Teks… Un Vookl se reconnaît au premier coup d'œil … Leur Fsonkt n'était qu'un Vookl! Je m'en doutais! Tout concordait toujours!

Je tournai la tête vers Ktoërl et Kvoïl.

Le membre du Tsa Ma demanda:

– Nous pouvons continuer le déroulement de l'enregistrement?

Je répondis d'un signe affirmatif de la main et aussitôt l'effet zoom disparut et les deux protagonistes de la rencontre enregistrée reprirent leur dialogue là où la machine l'avait interrompu.

– Très illustrissime Vénérable, c'est effectivement une des cinq proto-races que nous connaissons sous le nom de Vookl… prononçait l'image de Kvoïl! Et quel genre d'affaires comptez-vous traiter avec ce Vookl?

– Échange de produits finis ou bruts contre renseignements scientifiques… Ce n'est pas la première fois…

– Je comprends… Quand et où doit-il arriver? Quand repartira-t-il et pour quelle direction?

– Très Vénérable, prononça le traducteur, j'ignore encore, mais je pourrai obtenir ces renseignements et vous les ferai connaître contre ce que vous savez…

– Très Sublime, vous mentez!…. déclara l'image minuscule de Kvoïl au centre de l'écran… Un de vos compatriotes m'a affirmé que la date d'arrivée était connue à peu de chose près et que vous aviez déjà en votre possession la liste des produits à fabriquer qu'exigeait le Vookl contre une copie d'une page de leur fameux livre!… C'est ton compagnon qui sera récompensé!

L'image du Tek bondit presque de son siège et il coassa dans sa langue une série de grognements et sifflements que le traducteur déchiffrait toujours d'une voix monocorde.

– Il n'a pas tout dit!… Je ne sais comment il a eu connaissance de la liste des demandes, mais je peux ajouter que nous devrons aménager un astéroïde en base d'observation automatique d'étoile géante…

L'image de Kvoïl leva le bras…

– Je vous félicite! J'attendais cette réponse qui prouve votre honnêteté, car elle m'avait déjà été donnée par votre compatriote…

Une sombre vague de dépit traversa la face du Tek, mais il déclara avec la morgue qui caractérise l'imbécillité, c'est-à-dire l'intelligence orgueilleuse qui se croit supérieure:

– Je ne peux rien dire d'autre à l'heure actuelle, les ordres sont formels!…

– Tant pis, rétorqua Kvoïl aussitôt… Comme vous ne m'avez rien appris, vous n'aurez rien… Celui qui a parlé avant vous, aura tout!… Il n'a pas menti, lui!…

Le visage du Tek se plissa de mépris… N'importe qui, sur la face ronde, pouvait lire qu'il supportait avec peine les paroles de ce rejeton d'une espèce toute récente qui n'avait même pas un milliard d'années d'existence… tandis que lui… Lui, il appartenait à une des premières intelligences parues dans la Grande Roue, dans la Galaxie!

– Il a menti! gronda l'étranger…

– … et il m'a appris bien plus que ce que vous racontez, très illustrissime Vénérable!… continuait le membre du Ma, avec cette ruse de menteur, inhérente aux ambitieux, et qui n'appartient qu'aux ambitieux de toutes les races de la Galaxie…

Ruse cachée parce que simplement condamnée par les civilisations supérieures. Mais ici, devant l'imbécile qui lui faisait face, Kvoïl ne prenait même pas la peine de la masquer. Je fus presque choqué!

– Il a menti! reprit le Tek d'un ton plus péremptoire…

– Si vous le prouvez, tout sera à vous! annonçait un Kvoïl benoît, en attrapant un air désolé.

Un cynisme effarant… Je suivais avec intérêt les péripéties du dialogue enregistré…

– Il a menti!… siffla le Tek dans sa langue natale… Nous savons tous que le Vookl est déjà arrivé et qu'il repartira dans quatre jours pour l'installation de l'astéroïde… Je te dirai tout, au nom de notre amitié!…

Le Tek trahissait le Vookl, le bienfaiteur de son peuple, avec une désinvolture parfaite, sans même une ombre de remords.

– Pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt? interrogea l'image de Kvoïl…

– Les races d'Immortels sont méfiantes! Surtout si, en plus, elles sont extra-scientistes et transportent avec chacun de leur membre, les livres qui contiennent tous les secrets de la physique!… D'autant que ce Vookl, il se nomme Koob, a déjà subi une attaque de la part d'un vaisseau inconnu lors de sa dernière visite chez nous… il y a environ dix taëx ou plus… je n'étais pas né, mais je sais que le vaisseau a disparu corps et biens…

– Je sais… avait répondu Kvoïl tandis que le traducteur transformait en temps universel la durée des huit taëx, ce qui équivalait à environ neuf siècles terrestres.

– Koob a mis une condition à sa venue… Discrétion absolue auprès des autres races plus jeunes et moins expérimentées que les deux nôtres. Discrétion absolue auprès de la vôtre surtout…

L'orgueil l'amenait à identifier sa race à égalité avec celle du Vookl… C'était d'un ridicule ahurissant surtout qu'il n'était un secret pour personne, sauf pour les Teks, que leur race était devenue intelligente par manipulation génétique et que c'était probablement l'œuvre des Vookls. "Il n'est de pire aveugle que celui qui ne veut rien voir!" comme dit un proverbe de ce si beau pays qu'est la France… ou comme on racontait méchamment dans certains coins de la Galaxie… "être aussi stupide que les Teks qui se vantent depuis cinq milliards d'années d'avoir inventé la parole."

– Koob est seul? interrogeait l'image scintillante du membre du Ma…

– Vous devriez savoir que les Vookls comme tous les Immortels sont toujours seuls! ricana l'ignare.

– Quand aurai-je ces renseignements? demanda Kvoïl, mais l'autre poursuivait trop content…

– Les Immortels sont toujours seuls, vivent seuls. Le temps les fait devenir égoïstes! Vous devriez savoir ça!

Le Tek exhibait une joie ridicule à étaler sa connaissance sur les habitudes des Immortels et je soupçonnais Kvoïl d'avoir délibérément posé sa question avec tout le cynisme dont il était capable. Pour passer pour un ignare aux yeux de l'imbécile et le conforter dans sa supériorité.

– Quand aurais-je ces renseignements? reprenait Kvoïl avec un faux air furieux qui ne pouvait tromper que son interlocuteur.

– Je vous les amènerai!…

– Tout?

– Vous aurez tout, mais n'oublie pas mon petit cadeau!

On se serait cru dans un ministère de certaines républiques sur la planète Terre!

– Dis-moi ce que vous savez déjà…

… la main translucide de Kvoïl effleura la "sphère écran" et l'image disparut tandis que la paroi extérieure du gozoma, de l'habitation si vous préférez, perdait son opacité et que les rayons flamboyants de l'aurore rougeoyante de Tseïpt entraient à nouveau dans la pièce.

– Vénérable Kraël… que pensez-vous de cet enregistrement?… demanda le membre du Ma en se tournant dans ma direction…

Je répondis aussitôt…

– J'ai compris le but de votre visite!

Un silence lourd nous enveloppa et même Koui cessa de bouger au fond de "sa" poche.

– Le maître-robot de notre vaisseau spatial avait placé une minuscule caméra-enregistreuse à l'extérieur de l'habitation du Tek, juste au-dessus…

– Et le Tek n'a pas été averti?

– Pensez donc! Leur science est nulle! Tout ce qu'ils connaissent leur a été légué par les Vookls!

Mon cousin Ktoërl qui, jusqu'à présent, s'était tu, prit enfin la parole.

– Bien entendu, vous n'ignorez pas que nous n'aurons jamais l'autorisation de la Très Haute Commanderie Sublime des astronavigateurs pour une telle expédition et qu'il ne nous restera qu'à la demander au Ma et, si la Haute Assemblée refuse, au Conseil des Sages des grands Prêtres Min ou au Khaal en personne…

Il parlait pour la première fois d'une expédition, en supposant que j'en connaissais même le but. Et il n'avait pas tout à fait tort… Je devinais à moitié, mais demeurais de marbre pour répondre avec négligence.

– Et ils refuseront!… Et la très Haute Assemblée de votre Caste aussi. La Dernière Marche ne saurait accepter l'expédition que vous projetez!

– C'est moins certain! osa prononcer Kvoïl… Vous oubliez que j'en fais partie!

– Ça ne vous donne aucun droit! Au contraire!

– Va savoir!

Je me tournai goguenard. Même son compagnon, le cousin Ktoërl, paraissait gêné par les propos inconsidérés de son compagnon… Je repris:

– Ne vous moquez pas de moi! Vous savez très bien que le Ma refusera de cautionner l'opération envisagée!

– Je sais! Alors, je passerai outre et votre cousin Ktoërl aussi!… déclara Kvoïl d'un ton tranchant.

Nous y étions! Ils attendaient ma réaction.

– Vous y serez obligé et dès cet instant-là, vos vies ne vaudront plus bien cher!

– Nous verrons bien de toute manière. Mais je dois avant demander à ceux qui me suivront… Auriez-vous le courage de vous mettre hors de l'Empire en désobéissant à la Tradition? Que répondriez-vous?

– A mon âge, ce ne serait pas grave!… J'ai eu dans ma vie d'autres décisions plus difficiles à prendre!

– Je n'en attendais pas moins d'un astronavigateur de l'Empire!

– Pourquoi êtes-vous venus me voir?

J'avais enfin posé la question qu'il attendait…

– Nous avons juste le temps d'intercepter le Vookl avant qu'il disparaisse pour trois ou quatre siècles… Il doit se rendre dans quelque temps jusqu'à une étoile, à l'écart des grandes routes stellaires, pour récupérer une partie du matériel qui servira à l'aménagement de l'astéroïde dont avait parlé le Tek. Or, j'ai pu, en recoupant divers renseignements soutirés à d'autres Teks, connaître l'étoile en question et l'époque approximative où le vaisseau du Vookl Koob se mettra en orbite… si mes calculs sont exacts et si les Teks ne se sont pas payés ma tête, nous pouvons l'intercepter… Or le temps de demander l'autorisation, de préparer l'expédition, de trouver les volontaires…

Je terminai la phrase…

-… ce sera dur d'être au rendez-vous!

– … c'est cela même… assura le vénérable membre de la Très Haute Assemblée… et notre expédition devra frôler le centre de la Galaxie et emprunter le chemin le plus court… Il me faut un excellent astronavigateur! J'ai pensé à vous, puisque nous nous connaissions…

– … si peu…

– J'ai pensé à vous parce que vous n'avez que quelques années à vivre, que rien ne vous retient plus au temps. Vos parents, toute votre famille directe, ne sont plus…

Le membre du Ma m'agaçait. Il tournait autour du pot, comme disent les Français, sans oser aller au but…

– … J'ai besoin de vous parce que vous avez été un navigateur hors pair, un des rares à découvrir un monde stellaire vierge qui sortait du centre de la Galaxie…

– Ce fut un coup de chance, le hasard heureux!…

– Rares sont ceux qui conduisent leur vaisseau dans l'enfer bleu des radiations… Vous serez l'astronavigateur capable de nous conduire au but.

Je sursautai!…

– Je n'ai pas dit que je conduirai votre expédition…

La prétention à tout régenter du membre du Ma m'agaçait de plus en plus. Je n'aime pas, comme bien des Kaïs, voir un tiers décider de mes actions futures! C'est d'ailleurs contraire à la Sublime Tradition! Seul un impertinent ambitieux apte à lutter toute une vie pour parvenir jusqu'à l'Ultime Marche pouvait être capable d'un tel scandale. Décidément Kvoïl ne serait jamais un personnage fréquentable. Une Tradition du Ma, un proverbe si vous préférez que je vais traduire, le dit bien… "Qui ne veut Rien, a cœur mort et perd sa vie! Qui veut Pouvoir, a cœur fermé et perd son temps! Qui veut Savoir, a cœur ouvert!"

Qui plus est, sa manie de tout diriger, ne me disait rien de bon quant à l'issue de l'expédition. Je manquai refuser l'honneur que l'autre croyait me faire, mais l'appel de l'aventure que je devais à mes souvenirs, à la tristesse de ma vie… cette tristesse qui m'avait déchiré le cerveau en lambeaux de souffrance, autrefois… il y avait si longtemps… près de dix siècles… non neuf… je ne sais plus et peu importe… et c'était pourtant si proche… oui, l'appel de l'aventure, l'appel des souvenirs pourtant confus emporta tout jugement sain.

Kvoïl me contempla de son œil unique et sourit, certain de ma décision…

– Vous n'avez pas encore dit si vous conduirez notre expédition!… rectifia calmement le quatre-vingt septième personnage de l'Etat… Mais vous, Vénérable Kraël, qui autrefois avez œuvré comme nous autres pour le Ma, c'est-à-dire pour la Grandeur de l'Empire de Ka, de l'Empire du Khaal, de l'Empire des Légendes comme nous le nommons avec notre affection, comment pourriez-vous refuser de vivre une aventure exaltante qui nous donnera l'immortalité et la reconnaissance éternelle de notre Peuple!… Oui, si nous réussissions l'impossible exploit, quelle aventure prodigieuse s'ouvrirait aussitôt à toute notre Race! C'est l'immortalité que je vais chercher! Et que je trouverai!… Et avec elle, tout le Savoir des Grandes Sciences!

Je répondis d'une voix douce mais ferme…

– Très Vénérable, tout ce que vous avancez est vrai, mais gardez la patience d'attendre que je prenne ma décision.

J'ai toujours été d'une rigueur extrême sur la Tradition Orale qui est notre Loi à tous et sur ses règles de Morale de Vie!

– … c'est que le temps presse!… osa plaider Ktoërl, sans trop de conviction.

Je ne pus m'empêcher de sourire…

La voix du borgne se fit plus forte soudain, devint plus nette, autoritaire, plus assurée…

– Et puis cessons de trouver des explications autres que les principales… Notre aventure quasiment suicidaire ne peut séduire que des vieillards! Nous avons un compte à régler tous les trois et, Très Vénérable, vous le savez très bien même si votre mémoire flanche! Voilà la seule question qui m'intéresse… Serez-vous notre astronavigateur, oui ou non?

C'était la question directe, précise… Je la préférais à tous les atermoiements qui avaient précédé!

Je répondis avec humeur…

– N'ayez crainte, Vénérable! J'accepte… Je conduirai l'expédition où vous voudrez, à son succès ou à sa perte, mais de toute manière, le plus rapidement possible en fonction de l'appareil dont nous pourrons disposer. Expliquez maintenant ce que vous désirez, exactement!

Le représentant de l'Assemblée Suprême grimaça un sourire et s'exécuta aussitôt…

– Très Vénérable Kraël, je savais que vous ne pourriez refuser!

Alors, il n'aurait pas dû venir d'après les us de la Tradition! De par le fait, il m'imposait de devenir complice d'un crime qu'il avait décidé, que j'avais toutes les raisons de refuser, mais il savait que l'histoire de ma vie ne pourrait que m'inciter à accepter! Sa seule excuse pouvait être le grand âge que je portais! "Méfie-toi des membres du Ma et de ceux qui tiennent Pouvoir!" dit à juste titre le proverbe premier de la Tradition Sublime!

Je le laissai poursuivre.

–.Comme vous l'avez deviné, le but de l'expédition sera le Livre de Koob… leur "Théorie et Technique théorique de la Science totale à l'usage unique des Vookls"… Il s'agit du recueil intégral de toutes les connaissances systématiques de la race Vookl et dont chaque Immortel garde un exemplaire. Nous y trouverons tout, y compris les secrets de l'immortalité!

– Comment se présente le Livre?

– D'après les Teks qui l'auraient vu, sous la forme d'une série de feuilles d'une substance inconnue, reliées entre elles pour la commodité de la lecture et donnant, suivant le mode d'éclairage, directement ou sur écran, les textes des différentes parties de la Science Totale, en particulier l'ensemble des règles mathématiques de construction et de fonctionnement des molécules de base de la biologie des vies et les plans des appareils d'analyse. Un trésor!

– Quels modes d'éclairage?

– Les Teks l'ignorent! rétorqua le personnage.

– Donc nous l'ignorons!

– … des savants auraient pu trouver les différents types d'éclairage exigés! Nous n'avons pas le temps…

– … auraient pu?…

– Oui. Car d'après les Teks qui rapporteraient les dires de Koob, le Livre ne peut quitter le vaisseau sans se détruire et ne peut être lu par quiconque ou par une machine sans déclenchement d'une procédure complexe de contrôle!

– Que comptez-vous faire dans ces conditions?

– Deux solutions!… Ou bien extirper tous les renseignements possibles du Livre avec l'aide du Vookl…

-… s'il n'est pas mort entre temps dans l'affaire… plaisanta Ktoërl avec un mauvais goût digne d'un membre de la dernière marche du Ma.

Tout le cynisme d'un vieux fourbe! Je jetai un coup d'œil sur le hiéroglyphe que mon cousin éloigné portait à l'épaule pour lire la "hauteur" de la marche à laquelle il appartenait, c'est-à-dire l'importance de l'assemblée à laquelle il siégeait… Je ne m'étais pas trompé! Issu de la première de la planète Zva, il en était pour l'heure à la cinquième dernière du Ma. Avec un peu de chance et en battant des records de longévité, il pouvait espérer terminer à la plus haute du Ma dans un ou deux siècles, comme son complice! Arriver jusqu'à l'Ultime Marche! Je souris… Comme la grande majorité de mes concitoyens, je n'avais franchi que la première marche de départ, parce qu'elle est obligatoire, et n'avais jamais brigué l'entrée à la seconde! D'ailleurs le véritable pouvoir des lieux, régions, métiers, appartenait plus aux Commanderies des Métiers et aux Commandeurs…

– … Il paraît que les Immortels ont la vie bien dure d'après les légendes qui courent l'espace… plaisanta Kvoïl d'un ton amusé avant de poursuivre… ou alors nous devrions prendre en main le vaisseau du Vookl et l'amener sur une planète après avoir déposé quelque part l'ancien propriétaire…

J'osai pronostiquer…

– Ce plan ne paraît guère fiable… Nous n'avons aucune chance…

– Je sais, mais nous le devons! répliqua le borgne avec un accent sarcastique…

J'interrogeai:

– … Et les conséquences d'un tel acte? Y avez-vous songé?

– Parfaitement! Jusque dans leurs moindres détails!

– Même si, après cet acte de piraterie, la race de Vookl décidait de s'amuser à ennuyer une certaine race connue sous le nom de race de Ka?

– Vous voyez tout en noir, cher pilote!

– Y avez-vous songé?

– Absolument impossible!

– Pensez-vous le Khaal ou la Haute Assemblée dont vous êtes, d'accord avec ces certitudes?

– Je suis prêt à demander l'autorisation! Ensuite, on verra!

– Ils refuseront! Même si vous abandonnez la responsabilité de commander l'opération!

– Je ne les laisserai pas responsables de l'expédition! N'ayez crainte. De toute manière, il n'est pas pensable que je les laisse dans l'ignorance du projet… La Sublime Tradition l'exige!

– Et le Vookl? Y avez-vous songé, si l'affaire tourne mal?

– Je pense à tout! En cet instant, la caméra du vaisseau qui nous a amenés est restée, dès que nous sommes entrés, au-dessus du toit pour enregistrer toute notre conversation…

– Je sais… Le maître-robot ménager m'a averti!

– J'aurai sur moi les enregistrements qui prouveront que je suis le chef de l'expédition et le seul instigateur… Faites-moi confiance! On ne grimpe pas jusqu'à la Dernière Marche sans avoir un minimum de conscience et d'intelligence. Le Vookl n'aura rien à reprocher à notre Empire!

Le silence s'abattit sur mes deux interlocuteurs. Ils n'attendaient plus que mes questions…

Je demandai:

– Combien serons-nous pour cette folle aventure?

Cette fois, ce fut mon parent éloigné qui répondit:

– Pour l'instant, tous les membres de l'expédition sont dans cette pièce!… D'après vous, combien devrions-nous…. pourrions-nous être au maximum?

– En ce qui me concerne, aucune limitation. Le choix est entre un vaisseau interstellaire monoplace ou une escadre complète menée par un Croiseur!

– Je crois, enchaîna Kvoïl, que nous serons aux alentours de six. Il me faut deux ou trois physiciens jeunes et musclés… Peut-être faudrait-il un autre astronavigateur parmi les six? Un vieillard comme toi?

– Tous ceux que j'ai connus sont dans les poussières de l'éternité…

– Nous nous contenterions de la dernière version de vaisseau à six places qui existe, les suivants de douze places étant moins maniables et légèrement moins rapides… Tout n'est pas réglé! Qu'en pensez-vous?

– Toute cette organisation me semble précipitée!

– J'ai juste appris l'arrivée du Vookl qu'aussitôt ma décision était prise! Depuis, je n'arrête pas… se défendit Kvoïl… Peut-on aller sept ou huit sur ce type de vaisseau?

– Sans aucune difficulté! Mais cela pourrait poser quelques petits problèmes à la longue!

– Je ne prendrai que deux ou trois physiciens alors! Nous serions six ou sept et nous nous contenterions du vaisseau à six places… décida Kvoïl.

– Faites une demande à une Commanderie…

– La demande sera faite à la Très Haute Commanderie de l'astroport de Khaal-Ma-Ra sur Aahl…

– Dans la "capitale" de l'Empire nous n'aurons aucune difficulté à obtenir immédiatement un appareil!

Je souris. Ils connaissaient mal la Très Haute Commanderie! Ils auraient mieux fait d'effectuer leur demande sur une jeune planète!

La conversation roula ensuite sur des souvenirs communs… Puis Kvoïl se leva enfin…

– Je ne pense pas que vous puissiez partir immédiatement avec nous?

– J'ai quelques menues affaires à régler.

– Nous ne prenons pas un transporteur régulier, mais le croiseur de liaison rapide entre Pta et Aahl. Nous serons là-bas dans six toaes à Aahl, sept au plus tard… avertit le membre du Tsa Ma…

– Le croiseur de liaison rapide? Ce n'est pas aussi agréable que le Transporteur Régulier!

– Oui, nous savons! Nous sommes venus avec! Mais c'est beaucoup plus rapide! Quand pensez-vous nous rejoindre?

– En tant qu'astronavigateur de la Très Haute Commanderie, j'ai conservé mon astronef! Je pourrais gagner Aahl en huit ou neuf toaes…

– Très bien! Je vous donne rendez-vous à l'astroport de Khaal-Ma-Ra aux alentours de douze toaes. Sitôt arrivé, appelez-moi. Nous viendrons vous chercher devant l'entrée principale de la Très Haute Commanderie Suprême d'Astronavigation. Y serez-vous?

– Je poserai mon vaisseau à Aahl dans neuf toaes sans forcer les accélérateurs Kvar… Parole d'astronavigateur!

– C'est un vaisseau rapide! Pourrions-nous le prendre pour l'expédition? interrogea Ktoërl, osant prendre part au dialogue entre le membre du Ma et moi.

– C'est un biplace malheureusement! On peut le prendre à deux, trois, quatre au maximum, pas plus… Il se trouve sur l'astroport principal de Pta! Cela fait une éternité que je ne l'ai piloté!

– Je vous attends avec toute l'équipe mise en place par mes soins et l'ordre de réquisition d'un vaisseau à six places… Nous partirons aussitôt… avertit Kvoïl…. L'équipe sera déjà au complet! Parole de membre du Tsa Ma!

– Entendu!

Le vieillard se leva, immédiatement imité par son compagnon…

– Nous ne pouvons rester ici plus longtemps en votre compagnie, les navigateurs du croiseur attendent notre retour pour partir… Nous fonçons…

Nous n'avions plus rien d'important à dire… Kvoïl et Ktoërl prirent congé et je demeurai seul avec mes souvenirs et les deux ptkoïs, Seigneur Koui et Belle Kfe, qui se disputaient dans leur minuscule logis.

J'eus alors l'étrange intuition que j'allais au devant de ma mort. Et je ne me trompais pas. Ma destinée était en marche à cet instant. Je ne pourrais me dérober à l'aventure qui nouerait ma perte.

Oui! Celui qui écrit ces lignes est mort. Je possède le triste privilège d'appartenir à ces quelques rares individus parmi les myriades de galaxies qui ont pu survivre à la mort de leur corps. Ce que j'écris peut vous paraître fou, mais vous comprendrez plus tard la signification de ces lignes. Oui! Kraël Kba Ksor Kral est mort, bien mort à l'heure où j'écris ces lignes et j'ai bien le sinistre privilège d'écrire à sa place.

Chapitre II

L'aube embrasait le ciel de Pta lorsque je pliai rapidement mes quelques affaires personnelles. Les deux ptkoïs ronflaient à qui mieux mieux dans leur maisonnette et les arbres de la grande forêt balançaient leurs feuilles, loin, par delà la paroi translucide du gozoma, pour saluer le nouveau lever de Tseïpt, l'étoile géante rubis, qui ensanglantait tous les reliefs et brunissait toutes les ombres de Pta. Une bulle de feu qui donnait l'illusion de sortir des entrailles de la planète.

Il s'était écoulé un certain temps depuis la visite des deux Kaïs… Deux jours de Pta, mais ils sont si courts!…

Je me dirigeai jusqu'à un tiroir de rangement. Le casque! Je le retrouvai sous une couche de poussière tel que je l'avais laissé là, il devait y avoir une éternité. Un coup de chiffon et le brillant du casque d'astronavigateur de recherche reparut… Je le plaçai sous mon crâne et le réactivai aussitôt. Tous les voyants s'allumèrent immédiatement et prirent tous la couleur bleue de référence. Néanmoins, j'entamai la procédure de vérification générale… Je branchai ensuite, par un ordre mental, le récepteur "raccord personnel" au micro-émetteur à même la peau de mon cou et une nouvelle série de voyants scintillèrent à l'intérieur du casque, mais cette fois avec des nuances multicolores du plus bel effet…

– J'ai encore vieilli!…

… ensuite je commençai les vérifications méthodiques. Cela prit un certain temps, car le casque, réservé aux pilotes d'engin interplanétaire de reconnaissance et recherche, comportait toute une série d'émetteurs, de récepteurs, de calculateurs et de mesureurs divers…

Pour ceux de mes lecteurs terriens que le détail de ces machines n'intéresse nullement, je leur propose de sauter le prochain paragraphe…

Pour les autres, je peux citer en particulier un générateur de détresse, un émetteur radio scanner, un émetteur vario-laser, un codeur-décodeur d'émission-réception, un décodeur de balises satellites, un codeur général de la langue de Ka, trois antennes électroniques dont une première unidirectionnelle scanner à guide d'ondes, une seconde à balayage spatial, une troisième de sécurité, une commande d'opacité de la visière transparente, un relevé de mesures externes, un liseur oscilloscopique multicolore des mesures, un traqueur de dangers commandant les sécurités du casque, un ordinateur de fonctionnement couplé à un calculateur général mathématique et à un calculateur secours de navigation spatiale lui-même relié à un décrypteur secours de luminosité d'étoile et à un mesureur angulaire d'approche autorisant le calcul approximatif des distances d'étoiles. Pour terminer, un multiplexeur d'émission-réception pouvant analyser, d'une part, toutes les références médicales du pilote avec l'aide d'une série de palpeurs et d'analyseurs médicaux couplés à un "injecteur-vaccinateur" à douze réservoirs, et d'autre part, toutes les références de fonctionnement de mon engin, capable de se coupler à l'ordinateur général du vaisseau, sans oublier le pilotage de la micro-caméra. Et j'en oublie. C'est bien simple, tous les pilotes assurent qu'avec un tel casque, on n'a même pas besoin de l'engin interstellaire pour traverser la Galaxie!

J'appelai ensuite la base spatiale de la planète avec l'émetteur intégré au logis.

– Appel de Kraël Kba Ksor Kral, district 17, code 1, secteur…

Je demeurai muet…

L'ordinateur ajouta immédiatement…

– Secteur 143036…

… repris par Seigneur Koui:

– Secteur 143036, secteur 143036…

… Quelle honte! Un numéro inscrit sur la façade tout à côté de la porte d'entrée, juste sous mon nom… Le même depuis un siècle! Et incapable de le mettre dans ma tête! On perd la mémoire avec l'âge!

Une voix lointaine répondit immédiatement…

– Spatiodrome, réponse du préposé, "demoiselle" Psoë Ktoï Ksan Pti… J'écoute!

– Il me faut un vaisseau pour me rendre chez vous de toute urgence…

– Accepté!… Je vous expédie un "taxi automate". Dès qu'il sera arrivé, placez-vous sous la porte et dites votre nom… et ne touchez à aucune commande du pilotage… vous risqueriez de revenir à votre point de départ ou d'atterrir ailleurs que chez nous!… Promis de ne pas toucher les manettes?

J'avais droit au genre de plaisanterie qui court les petits astroports… Chacun sait qu'un "taxi" obéit toujours aux ordres mémorisés que lui fournissent les navigateurs qui l'expédient quelque part, jamais aux ordres d'un passager, fut-il astronavigateur de la Haute Commanderie Générale!

– Promis, juré!… d'autre part, j'avertis que je m'absente pour une durée indéterminée et je signale que je laisserai un couple de ptkoïs prénommés Kfe et Koui dans leur logis, à l'abri sous l'un des pieds du gozoma que j'occupais. Le signaler aux services intéressés…

– Très bien, c'est enregistré. Je vous expédie le "taxi-automate" dès que l'un d'eux sera libre…

– Je suis astronavigateur!…

– Astronavigateur?… et vous n'avez aucun petit taxi individuel avec vous?

– J'ai été astronavigateur de recherche, Vénérable "demoiselle"…

– Mais vous devez posséder un vaisseau interplanétaire personnel!

– Je l'ai laissé à votre base parce que je pensais en avoir terminé avec les voyages!…

– Si vous le désirez, très Sublime, je peux demander à un groupe de jeunes astronautes de vous amener le vaisseau… Pourrais-je les accompagner, car je désire plus tard devenir astronavigateur?… lorsque j'aurai terminé mes périodes de travail imposé… je les commence à peine, c'est ma première place ici…

Je souris parce que j'avais droit à l'enthousiasme d'une enfant à peine sortie de la poche comme nous disons… de la poche marsupiale si vous préférez… La Sublime Tradition voulait que l'on ne refuse pratiquement aucune demande posée par un enfant, un jeune non émancipé ou un adolescent et surtout pas une demande de ce type…

– … malheureusement mon appareil est un spationef de recherche. Il est seulement de type biplace et surtout le système de codage du poste de pilotage interdit à tout astronavigateur qui ne possède pas mon casque de pouvoir le piloter, excepté s'il appartient à une Haute Commanderie Générale…

– … Vous appartenez à la Haute Commanderie Générale?

– … Comme tout pilote d'un astronef de recherche!… et comme vous y appartiendrez plus tard, j'espère!…

– Merci, merci! Je vous remercie très Vénérable… J'envoie un vaisseau de la base vous chercher…

– Ce sera plus agréable que m'enfermer dans un satellite automatique!…

– Quand désirez-vous que nous soyons là?

– Le plus tôt sera le mieux!…

– Je me fais remplacer à mon poste et je cours chercher un astronavigateur de mes amis…

– Bien reçu la dernière communication, je coupe l'émetteur…

Je préparai quelques affaires et me vêtis du manteau d'apparat bleu nuit à parements argentés et multicolores des astronautes de la Très Haute Commanderie de la Flotte…

La nuit me surprit alors que je cherchais à attraper le minuscule Koui. Après avoir quitté la poche du manteau, il voulait jouer à tout prix à cache-cache sous le gozoma, la maison métallique.

– Viens ici!

– Non!

– Tu auras la raclée!

– Non! Pas raclée! C'est toi!

Cette fois, la colère me prit. Je me permis de hurler:

– Viens ici, orage de Zinga!

Le regard de la bestiole brilla de plaisir dans l'ombre.

– Pas viens ici, orage de Zinga!

– Saleté de ptkoï! Obéis! Méchant fainéant de minuscule petit ptkoï ridicule!

– Toi recevoir un coup sur le crâne, entre les oreilles!

Le Seigneur Koui, à part la syntaxe, me ressortait les injures que je lui expédiais avec le même accent, les mêmes intonations, la même intensité, la même colère. Cela procure une sensation bizarre d'entendre sa propre voix sortir de la bouche d'un ptkoï qui vous nargue. On comprend que bon nombre d'individus ne puissent les supporter. Surtout lorsqu'ils vous obligent à baisser une carcasse de vieillard toute la journée. Je repartis à l'attaque…

– Viens ici, déluge de Zinga! Je t'ouvre le ventre si tu ne sors pas! Après quoi, je te dévore, pour mon seul plaisir!

Le ton était si menaçant que le ptkoï battit en retraite. Je me baissai au risque de craquer ma colonne vertébrale et avançai…

– Je sors si tu pardonnes! implora une voix redevenue minuscule…

Cet imbécile prenait la voix larmoyante de Kfe, sa compagne, lorsqu'il avait vraiment "la trouille soufflant en tempête dans l'anus!" comme dit textuelle une expression des enfants Kaïs.

– Sors!

J'attrapai Seigneur Koui et il reçut aussitôt deux claques sur ce que les Terriens nomment la partie charnue de l'individu, plus deux autres entre les oreilles. Il poussa des cris d'orfraie…

– Koui gentil! Koui gentil!

– Prends ça!… Je ne serai jamais à temps à Aahl!

– Koui arrête! Koui ne recommencera plus! Plus de bêtises!

– Tu parles! Rentre à ton logis! Tu n'as pas honte de laisser la pauvre Kfe toujours seule?

– Kfe méchante avec pauvre Koui!

– C'est ça! Entre et dors!

Je le jetai presque dans sa petite résidence lorsque l'émetteur-récepteur grésilla son appel discret. Dire que je n'avais même pas un appareil à écran! Tout ça pour protéger mon intimité!

– Appel du spatiodrome… Appel de Kve Tsuk Ktoïa Kseün…

– Oui! Kraël Kba Ksor Kral écoute!…

– Désolé de vous décevoir, mais nous n'avons pas trouvé votre vaisseau!

Allons bon! Voilà autre chose!

– Vous avez vérifié?

– Absolument! Il n'est ni inscrit au registre, ni présent sur la base! Ni même apparemment sur la planète! Aucune détection par satellite, aucune réponse aux appels à son ordinateur de vol!

– Voyons donc! C'est bizarre!

– Vous ne l'auriez pas prêté à quelqu'un qui aurait oublié de le rapporter?

– Un vaisseau de recherche? Vous n'y pensez pas!

– De toute manière, le pilote aurait été signalé partant! Or, rien! Votre vaisseau a bien été enregistré à l'arrivée, il y a pas mal de temps, presque une éternité, presque un taëx… depuis rien!

Si nous savions rougir comme vous, mes lecteurs, le rouge de la honte m'aurait transformé en tomate! Nous devenons mauve dans les mêmes occasions et le mauve le plus parfait couvrit certainement à cet instant tout mon corps, des orteils aux petites antennes que nous possédons au-dessus des yeux!

Un "retour de mémoire", comme nous disons, me plongeait dans l'embarras. La "certitude non totale, mais certaine" que j'avais posé mon appareil sur la colline derrière le grand parc, au centre d'une ancienne clairière, à deux ou trois kilomètres du gozoma, avec l'idée que je devrais m'en servir sous peu… et puis l'idée s'était envolée, l'appareil était demeuré là, et les années s'étaient écoulées… plus de soixante ans terrestres… et la pensée normale que, comme à l'habitude, j'avais laissé l'appareil sur l'aire du spatiodrome, s'était infiltrée, ancrée en douceur par la suite sans fin des jours de Pta. A bien réfléchir, j'ai tort de chercher une excuse, j'ai toujours été plus ou moins distrait.

C'est vrai! J'ai toujours été un hurluberlu. C'est un mot de la langue française qui me plaît beaucoup parce qu'il me rappelle un mot de la langue de Ka qui possède exactement le même sens… "uxululu".

Oui, j'avais dû laisser l'appareil, ici… C'était un endroit où je ne mettais plus les pieds, envahi par une colonie de ces saletés de vlaëkcs, les arbustes rampants…

Je me raclai la gorge tout comme un humain… La Sublime Tradition de l'Empire exigeait que chacun dise la Vérité si elle ne blessait autrui…

-… l'idée me revient que peut-être mon astronef se trouve près de chez moi…

– Ha, bon! Pourquoi pas, après tout!… répondait le préposé de la base spatiale sans se départir d'un calme olympien.

– J'ai toujours été un peu "uxululu"…

– Mais il n'y a aucun mal! Je le suis de même… Et qui ne l'a jamais été? J'interroge le satellite sur une présence magnétique à proximité de chez vous?

L'exquise Sublime Tradition orale, cette morale supérieure, cette politesse de tous les instants qui est le propre des civilisations supérieures…

– Présence confirmée…

Je répondis:

– … Je pense qu'il doit se trouver dans une ancienne clairière maintenant devenue un nid de vlaëkcs…

Les vlaëkcs, ces saletés d'arbustes rampants qui vous accrochent la peau si vous vous approchez un peu trop!… C'était vrai!… J'avais bien remarqué cette énorme boule anormale de vlaëkcs, qui avait envahi toute la clairière et même plus…

– … Un nid de vlaëkcs?… Il faudra les déloger sinon vous ne remettrez plus les pieds dans votre bel astronef! prédit à juste titre mon correspondant…

– Oui, je sais…

Ils devaient s'amuser à la Commanderie du spatiodrome… Ce n'est pas tous les jours qu'un astronavigateur égare son appareil et le retrouve caché sous des tonnes de vulgaires buissons rampants! Une histoire à faire le tour de la Galaxie!… Comme celle du géologue Tsui qui avait laissé son appareil dans un cratère de volcan d'une des lunes de Gbar et le retrouva, avec l'aide d'un moteur de sustentation, satellisé en orbite après une éruption gigantesque de la montagne. Assez mal en point pour ne pas dire inutilisable, mais avec l'émetteur de secours qui à chaque passage au zénith lui claironnait dans le casque de retourner de toute urgence au poste de pilotage…

– Écoutez, reprit la voix… je pense que le mieux serait de vous envoyer une classe d'enfants!

– Pourquoi pas, après tout!

– Je vous l'envoie immédiatement si une est libre et d'accord! Je contacte les professeurs…

Silence…

– C'est d'accord!… annonça mon correspondant… Ils sont tout joyeux à l'idée de venir chasser le vlaëkc!… Les professeurs comme les enfants!…

Je ne devais pas attendre bien longtemps… "un taxibus automate" se posa sur la clairière devant la cloche de métal que j'habitais et expulsa brutalement une ribambelle de jeunes Kaïs hurlant la joie de tous les enfants du monde. Je sortis du logis avec Koui sur l'épaule et Kfe, toujours terrifiée, accrochée aux plis de la toge intérieure, tête contre ma poitrine et qui refusait de voir le danger. Dès qu'ils me virent, les enfants de Ka s'approchèrent en jacassant et comme l'exigeait la Sublime Tradition qui donne priorité au plus faible et au plus jeune, je les saluai en premier. Ils répondirent à mon salut et leurs yeux rosirent de joie en découvrant le ptkoï qui grimaçait à leur encontre. Ils lui rendirent la grimace en le montrant du doigt et ce fut aussitôt la fête pour les enfants et le petit animal. Les ptkoïs et les enfants s'entendent depuis toujours comme larrons en foire selon cette si belle expression française. Tant pis pour les jurons que Seigneur Koui et les bambins allaient apprendre! Ça fait partie de l'éducation que chacun reçoit au gré des rencontres…

Deux "mères-professeurs", c'est leur nom, drapées dans la tunique blanche à parements multicolores des maîtres d'enseignement, vinrent à ma rencontre suivies d'un "père-professeur" qui portait tout l'outillage adéquat, c'est-à-dire tout une panoplie de petits générateurs ultrasoniques. Je les saluai de la tête et ils me rendirent le salut, puis, toujours selon la Tradition, je passai en guise d'amitié, de protection et de respect, ma main sur le crâne de chaque bambin.

Les trois professeurs sourirent et, après quelques paroles de présentation, ils demandèrent que je montre le lieu à "balayer".

– J'ouvre le chemin… Suivez-moi

J'amenai toute la troupe en file indienne par un sentier assez escarpé et je m'aperçus soudain que les ans avaient continué leurs ravages. Les muscles des cuisses se tétanisaient sous l'effort. Heureusement la pente n'était pas très longue et nous arrivâmes rapidement à l'ancienne clairière, derrière une haie de jeunes ftaës où les élèves s'amusaient à regarder leurs visages déformés dans les feuilles-miroirs, puis un bosquet de pschoïts phosphorescents et de sombres vags aux fleurs cramoisies. L'énorme Tseïpt était déjà proche de son zénith.

Au milieu de la clairière, siégeait l'énorme boule inextricable de milliers de vlaëkcs emmêlés les uns aux autres. Pas question de traverser cette forêt de tiges griffues qui, même si elles n'étaient pas dangereuses, vous arrachaient les écailles de la peau… Une montagne! Une montagne de branches sous laquelle dormait mon appareil!

Les professeurs expliquèrent le mode de vie des vlaëkcs, les problèmes qu'ils posaient, l'absence de danger malgré le risque d'écorchures, les diverses manières de les éloigner, et enfin le maniement des générateurs ultrasoniques, pendant qu'un bon nombre de la quinzaine d'enfants suivaient plus les mimiques de Koui descendu de mon épaule à leur rencontre que les explications des magisters. Les deux ptkoïs se gavèrent de "sucreries" tandis que les élèves formaient eux-mêmes leur groupe, puis se concertaient tous pour venir me proposer par l'ambassade d'une petite délurée qui avait adopté Kfe…

– On enlève tout ou on "fabrique" un passage jusqu'à la porte?

– On enlève tout, sinon le temps de se retourner et votre passage n'existera plus! avertit le "père-professeur"… Regardez bien comment réagissent les vlaëkcs à l'agression. Si vous vous débrouillez mal, vous allez tourner autour du nid avec l'ensemble des vlaëkcs emmêlés… cela peut durer une éternité! Allez, au travail!

– On peut prendre les ptkoïs avec nous?

– Non! Des vlaëkcs pourraient les recouvrir et vous risqueriez de les perdre sous une forêt de "pattes à épines"…

Ce fut extrêmement intéressant de voir les quatre groupes d'enfants "attaquer" le problème, car il s'agissait bien d'un problème à résoudre. Pour les petits vlaëkcs esseulés aucun problème. Dès l'émission de l'ultrason, ils agitaient d'abord leurs "branches de piquants" dans tous les sens comme pour attaquer un ennemi qui leur était invisible, puis rapidement retiraient leurs racines sombres et luisantes du sol spongieux et se déplaçaient en zigzaguant au hasard, dressés sur leurs "branches troncs", disparaissant dans des fourrés, dans le sous-bois ou percutant un autre vlaëkc qu'ils entraînaient dans leur course.

Assez rapidement les "bambins", j'emploie à dessein un mot type désignant un enfant de votre planète, parvinrent à "débroussailler" la place au milieu des rires, mais lorsqu'il fallut "attaquer" le gros morceau… la colonie centrale aussi haute qu'une tour… ils s'y prirent mal malgré les recommandations et conseils. Au lieu d'attaquer dans une même direction des points précis et assez proches, ils attaquèrent le problème par "l'expérimentation aléatoire directe et sans a priori", c'est-à-dire que chaque groupe attaqua où bon lui semblait. Le résultat ne se fit guère attendre. Le nid de vlaëkcs emmêlés, agrippé à mon aéronef "comme la misère après les pauvres" selon toujours un dicton de vieille France, ou comme un arriviste à un fauteuil de sénateur pour avoir une idée plus précise et plus forte, se mit à tourner en agitant toutes les branches de piquants et en étirant comme des tentacules vers l'extérieur. Les jeunes Kaïs, absorbés par leur avancée, avaient la joie de voir l'inextricable forêt de vlaëkcs reculer sans cesse devant les générateurs ultrasoniques… Comme l'un des groupes était plus rapide que les autres, ce qui devait arriver arriva. L'un des tentacules en marche arrière rattrapa rapidement un groupe d'enfants trop lent et les hurlements qui retentirent lorsque les "branches de piquants" les rattrapèrent pour les fouetter, arrêtèrent l'expérience.

– On réfléchit! On réfléchit! hurlaient les professeurs.

On arrêta le manège, chacun approfondit le problème, et un plan de bataille coordonné fut mis en place. La nuit de Pta tombait lorsque le problème fut réglé. Le nid de vlaëkcs céda d'un coup, après une heure d'effort. A croire que ces maudites plantes voulaient garder la place à tout prix. Les enfants poussèrent un cri de joie lorsque l'énorme fourré recula en se dispersant et lorsque apparut enfin dans la majesté du soleil couchant, le globe lenticulaire de l'astronef, de mon compagnon de toujours des routes sidérales… Une énorme émotion m'étreignit…

Je remerciai les enfants et les professeurs, réveillai Kfe et Koui qui dormaient au fond de "leur" poche pour qu'ils saluent une dernière fois les enfants et distribuai quelques friandises que les ptkoïs ne furent pas les derniers à apprécier. Enfin, tous prirent congé à la nuit tombante tandis que le taxibus automate plafonnait au-dessus de la clairière libérée et se posait sur un coin d'herbes folles. Les professeurs proposèrent de me ramener au gozoma, le domicile métallique, mais je déclinai l'invitation. Ils grimpèrent dans la navette sous les cris de joie de leurs élèves et disparurent pour laisser la place au silence et à la nuit de Pta. Les hurlements des bêtes sauvages jaillirent tout proches, mais je ne risquais rien, la forêt de Pta était une forêt "civilisée", c'est-à-dire sans danger.

J'appelai l'astronef, l'ordinateur allait reconnaître ma voix, mais rien ne répondit. Il n'alluma aucune lumière et je demeurai stupéfait, seul, dans l'ombre profonde qu'atténuait la poussière scintillante des milliards d'étoiles du centre de la Galaxie. Je devais quitter la planète le plus rapidement possible si je voulais me trouver au rendez-vous fixé par Kvoïl… Je pris le parti de retourner au gozoma pour y laisser les deux ptkoïs dans leur "maisonnette". En plus j'avais oublié de prendre le casque et sans lui, je ne pouvais rien… Le vaisseau ne décollerait pas!

– Je deviens idiot avec l'âge!

Je parvins à retrouver l'orée du chemin. C'est toujours difficile dans la nuit avec les broussailles de vlaëkcs qui se déplacent au gré de leur fantaisie. Lorsque j'arrivai, un rayon de lumière verte se refléta sur le dôme. Tsaghe, l'étoile émeraude se levait déjà à l'horizon. Le temps d'entrer, de laisser les deux ptkoïs endormis dans leur logis miniature alors sous le gozoma, d'attraper le casque et un baluchon d'affaires personnelles et je reprenais le sentier qui menait au vaisseau spatial. Le paysage avait changé de couleur et de vie. La grande forêt de Pta bruissait des mille bruits et mille feulements des drames qu'elle engendrait. L'ombre relative était l'heure de la cueillette et de la chasse. Les feuilles des ftaës se recroquevillaient, se repliaient, s'enroulaient sur elles-mêmes pour lutter contre la dureté des rayons de Tsaghe.

Je mis mon casque d'astronavigateur sur la tête. Les voyants de fonctionnement prirent la couleur bleue de référence, ceux de mon état de santé toutes les couleurs de l'arc-en-ciel avec beaucoup de rouge, mais aucun des voyants de contrôle de l'astronef ne s'éclaira.

– Allons bon!… Je ne serai jamais à temps à la Très Haute Commanderie Suprême de la Flotte!… Kvoïl ne me pardonnera pas!… Qu'il aille se noyer sous un orage de Zinga! Que la foudre lui troue les chaussures!

C'était clair. Je n'avais pas beaucoup d'estime pour le borgne quatre-vingt-septième personnage de la Caste Ma!

Ce qui était aussi clair, c'est que l'ordinateur de bord de mon astronef était aussi muet qu'une carpe ou qu'un crottin desséché de bzoug.

J'arrivai enfin au bosquet de pschoïts phosphorescents et de vags. Déjà quelques buissons vlaëkcs reprenaient possession du terrain perdu, prêts à se rassembler dans le temps pour reconstruire leur nid… L'astronef, mon astronef, ma belle nef était là, immobile, coupole sombre sous le regard des étoiles qu'elle avait jadis croisées dans ses fabuleux voyages; comme perdue, abandonnée, incongrue au centre d'une petite clairière de la forêt de Pta. Une nostalgie des voyages me prit le front et, malgré mon état de décrépitude et de délabrement, le plaisir de la course fouetta le sang clairsemé qui coulait encore dans mes artères. Une émotion me saisit, l'idée d'avoir trahi en l'abandonnant là, en l'oubliant sottement, la bête prodigieuse qui m'avait glissé autrefois entre les étoiles, à la découverte de mondes fabuleux. Je m'approchai et caressai le métal glacé. Rien ne vibrait. La bête paraissait morte, comme tuée par le chagrin et l'oubli. Je me sentis coupable. Je passai sous le tripode, appelai l'ouverture automatique, la "porte gravitique". Aucun champ de gravitation ne m'aspira vers le haut. Normalement j'aurais dû me retrouver au milieu de l'unique sas de la cabine de pilotage après que mon corps eut franchi la paroi de "métal spécial" qui possède la propriété de devenir "semi-liquide" et que vous traversez comme un plongeur fend l'eau.

Décidément, je ne serais jamais à temps au siège de la Très Haute Commanderie Suprême à Aahl! Tant pis, j'aurais une excuse! Mon appareil en panne, le temps de trouver un transport interstellaire forcément moins rapide que ma machine et tant pis pour ce "diable" de Kvoïl… Que le vénérable membre du Tsa Ma aille se perdre nu dans la forêt de Zving… la forêt de zets, d'arbres-lianes, on y entre facilement, mais on n'en ressort jamais sans l'aide d'un récepteur-balise…

Plus le temps passait, plus mon envie de participer à cette expédition suicidaire se perdait dans les délices du refus!

Il me restait pour pénétrer dans l'appareil, l'ouverture manuelle de la trappe de secours. Je savais qu'elle existait, mais malheureusement, j'avais oublié son emplacement! J'avais une excuse, je ne m'en étais jamais servi. Personne ne s'en servait d'ailleurs! Je cherchai dans la pénombre avec la lumière du casque lorsque brutalement le noir vira au cramoisi. L'aube de Tseïpt était au rendez-vous. Je tournai la tête. L'arc de cercle de l'étoile tachetée se levait au-dessus des cimes des ktkoos. Et à l'instant mon appareil vibra comme si, réchauffé par les rayons, il s'éveillait à la vie. Un clignotant rouge s'alluma à l'intérieur du casque, l'astronef reprenait vie. Privé de lumière par le nid de vlaëkcs, les capteurs énergétiques n'avaient pas renouvelé la réserve d'énergie de secours. Au fil du temps, l'ordinateur de bord et tous les systèmes s'étaient automatiquement mis en veilleuse pour s'éteindre pratiquement les uns après les autres. Le premier rayon de lumière les sortait de leur léthargie. Mais l'unique signal était bien faible.

– Saleté de vlaëkcs!

Il n'était pas question que la porte gravitique fonctionne vu le niveau de la réserve énergétique! Avec l'aube, la lumière diffuse augmentait avec célérité et je trouvai sur la coque du vaisseau le panneau indiquant le mécanisme d'ouverture manuelle de la trappe. J'appuyai sur un bouton et une trappe bascula. Je tirai vers moi la manette intérieure. Je n'avais plus beaucoup de force, mais lentement, très lentement, la manette bougea jusqu'à se bloquer après un claquement sec. D'un coup la faible lumière rouge qui indiquait que le vaisseau vivait, s'éteignit. J'attendis circonspect la suite des événements, mais rien ne se passa… Je ne savais quoi décider et je demeurais là, aussi stupide qu'un enfant découvrant pour la première fois un crottin de bzoug en train de se tortiller en se plaignant, lorsque tout à coup la lumière rouge s'alluma à nouveau dans mon casque et un bruit bizarre traversa la clairière suivi d'un long chuintement… Un roulement discret et une ouverture se dessina près de l'axe de l'un des tripodes, puis brusquement une échelle descendit… Je grognai:

– Enfin, quand même! Pas trop tôt!

J'avançai, puis je bondis en arrière malgré mon grand âge… Une échelle couverte de haut en bas d'une bonne centaine de psiks, un genre de petits mulots qui passent leur vie à "couiner", à copuler, à se multiplier et à manger tous les excréments qu'ils rencontrent. Le genre de garde-manger ambulant pour n'importe quel prédateur pas gourmet! Je poussai un nouveau juron! Une odeur pestilentielle sortait de l'ouverture sombre tandis que s'échappait un vol désordonné de xogs, un genre de chauve-souris avec des caractéristiques qui les approcheraient des insectes terrestres puis, pour couronner le tout, ce fut un kougfrin, une petite bestiole grasse, huileuse et molle, qui glissa en hurlant sur les barreaux gluants d'excréments de l'échelle. Et tout un tas de grognements, de petits cris qui, avec la pestilence, sortaient de la trappe comme d'un sabord de l'Arche de Noé à la fin du Déluge!

Je n'allais pas entrer là-dedans! On a beau connaître et suivre les règles immuables de la Sublime Philosophie de l'Empire de Ka qui enseigne que tout Kaï digne de ce nom doit être capable de surmonter ce genre de contraintes que les hasards de la vie peuvent mettre sur votre route, il y a des limites au courage et à l'application des règles! Je demeurai immobile lorsqu'une voix lointaine à l'intérieur du casque me fit sursauter. Je la reconnus aussitôt et poussai presque un cri de soulagement…

– Salut Très Vénérable Maître. Salut Kraël.

– Salut Vse. Il faut nettoyer l'intérieur!

– C'est déjà en marche…

Vse, l'ordinateur de bord était sorti de sa léthargie et déjà s'affairait à tout remettre en ordre. Je n'avais plus qu'à attendre. Tseïpt montait au zénith et rayonnait son énergie dans la brume rouge de l'atmosphère de Pta. Le voyant rouge de liaison casque-ordinateur de l'astronef vira à l'orange tandis qu'une batterie de voyants, jusqu'alors éteints, clignotait à l'infrarouge.

Quelques gouttes tombaient, lourdes, énormes comme à l'habitude, et je me mis à l'abri, sous le vaisseau. L'échelle remonta brusquement, mais la trappe de secours demeura ouverte, exhalant toujours des restes de vapeurs nauséabondes. Je demeurai à l'abri sous le vaisseau tandis que toute une pluie de rubis tombait drue, explosait en myriades de diamants sur les feuilles-miroirs des ftaës, tambourinait au loin sur les énormes corolles d'un ktkoo. Pas moyen de retourner à la maison! Condamné à attendre que les robots-nettoyeurs aient terminé leur travail! Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes! Je devais prendre mon mal en patience et, calé contre un trépied, j'observais tantôt les voyants à l'intérieur du casque, tantôt la morne pluie stupide de Pta qui versait des cordes sans s'énerver, sans un courant d'air frais, sans arriver à cacher totalement le disque blafard de Tseïpt.

Soudain, je tirai sur le bracelet qui ornait un de mes poignets. Une minuscule fenêtre s'ouvrit, découvrant les portraits de Tsi et de Tzoïk. Tsi, ma seule compagne, que j'avais tant aimée, que j'aimais encore par-delà le gouffre du temps… Tzoïk, mon seul fils, mon seul enfant que j'avais eu d'elle… Neuf siècles déjà que la Tragédie me les avait enlevés l'un après l'autre pour toujours… Une vague de mélancolie m'engloutit l'âme. J'étais seul, immensément seul au sein d'un Empire de milliards d'individus, seul perdu depuis neuf siècles. Je refermai la fenêtre. Tout cela ne servait à rien comme l'apprenait la Sublime Tradition. "Le temps ne remonte jamais son cours. Ne regarde pas en arrière quels que soient les drames de la vie. Reprends ton chemin vers l'avant, vers le futur. Simplement pour exister et pour construire encore…"

Le temps ne remonte jamais son cours!… Jamais!… Les blessures de l'âme non plus!…

Deux heures passèrent ainsi et l'étoile plongeait déjà vers l'horizon de la nuit tandis que la pluie diminuait d'intensité lorsque brusquement le voyant orange de liaison casque-ordinateur de l'astronef vira au jaune… bon signe… et Vse prit la parole…

– Nettoyage terminé! Fonctionnement de la porte automatique non correct…

Pas d'autres explications et l'échelle ressortit de la trappe aussi propre qu'un sou de nickel émergeant d'un bain d'acide… Je grimpai les premiers barreaux, avec quelques difficultés. J'avais les membres ankylosés et les rotules grinçaient… épouvantable… puis je me trouvai brusquement la tête à l'intérieur du sas vaguement éclairé d'une lumière rouge de sécurité. Je grimpai plus facilement, oubliant la fatigue, fasciné à nouveau par le ventre du monstre de l'espace… pour me prendre la tête dans une fine toile gluante d'un papillon Tsadidori que les robots-nettoyeurs n'avaient pas détectée. Je grognai et tempêtai une nouvelle fois, comme à l'habitude, finis par me dégager, gagnai enfin le poste de pilotage lui aussi faiblement éclairé et m'affalai sur le siège de pilotage face aux commandes éteintes du tableau de bord central. Seule, la commande propre de l'ordinateur était au jaune, indiquant qu'il fonctionnait au quart de sa puissance et quelques voyants des systèmes secondaires viraient de l'infrarouge au rouge orangé…

– Vse! ordonnai-je en enlevant les derniers fils de la toile qui s'accrochaient à mon visage… État des lieux!

– Blocs d'énergie à un centième… panne générale des systèmes primaires de commande… alimentation trop faible pour test des moteurs gravitationnels… Tests des accélérateurs gravitationnels impossibles… Systèmes d'auto-dépannage en veille par manque d'énergie…

Vse avait dit l'essentiel…

Brusquement, d'un coup, tous les voyants s'éteignirent un court instant, puis un voyant passa à l'orange et les parois du spationef devinrent transparentes, découvrant la forêt au crépuscule de l'énorme Tseïpt tandis que Tsaghe, l'étoile émeraude, entourée de son nuage, grimpait allégrement au-dessus des nuées qui retombaient vers la forêt.

– Détection de source chaude. Capteurs débloqués en direction. Cible centrée… annonçait Vse, avec me sembla-t-il un accent de victoire…

Encore des racontars de maîtres navigateurs pour les élèves pilotes! Des histoires comme quoi les ordinateurs de bord seraient capables de sentiments, y compris de sentiments d'amitié pour leurs pilotes! Balivernes que tout ça!

Ce qui était important, c'était que l'ordinateur, conscient de la faiblesse des blocs d'énergie et du fonctionnement déficient des générateurs-convertisseurs dès détection de la présence d'une "étoile chaude" riche en rayonnements à haute énergie, avait employé la totalité du peu de puissance qu'il possédait, pour orienter un des grands capteurs vers l'étoile émeraude. Un claquement sec suivit et tous les voyants s'éteignirent un court instant tandis que les grands capteurs s'alignaient sur l'étoile, puis d'un coup toute la pièce s'illumina, les tableaux de bord secondaires crépitèrent de vie et allumèrent en arc-en-ciel toute une brochette de voyants dont, malheureusement, la plupart viraient à l'infrarouge plutôt qu'au bleu. Avec la sensibilité que nous possédons au niveau des yeux à facettes, nous sommes capables de mesurer des différences, imperceptibles pour un œil humain, sur une largeur de fréquence plus grande; ce qui explique nos systèmes de mesure à base de voyants qui émettent une lumière dont la couleur varie en fonction de l'intensité qui les traverse.

– Bonjour, cher Maître… Vous voici donc de retour, cher Maître!… Vous êtes bien silencieux… annonça Vse de sa voix monocorde…

Pourtant, chers lecteurs terriens qui me lisez, j'aurais juré que l'ordinateur passait une note voilée d'humour dans son propos…

– Eh, oui! Me revoilà!

– J'ai bien cru, en voyant la date, que vous m'aviez oublié ou bien que vous étiez décédé…

Charmant le propos… Et toujours cette curieuse fausse impression de malice dans le ton…

– Dois-je vous appeler toujours Maître ou Très Vénérable ou encore Très Ancien?

Avec l'impression subjective que la machine se payait ma tête…

– Toujours de la même manière!… Rien de changé!

– Un petit verre de vik? poursuivit la machine…

– Oui! Pourquoi pas!

– A la même température?

– Bien entendu!

Le temps de répondre et le bras robotisé sortit du mur et tendit le verre fumant de la boisson revigorante…

– Il était meilleur autrefois et trop froid aujourd'hui!

C'était faux, ce ne pouvait être que faux, mais cela fait partie des plaisirs que l'on peut assener sans risque à une machine… Vlan, dans les gencives! comme vous dites sur Terre…

– C'est votre goût qui a changé depuis le temps! répondit Vse avec un calme olympien… Et c'est vous qui, à l'époque, avez donné la recette et la température correcte… Vous perdez la mémoire, Maître!

Le génie des programmeurs de l'Empire…

– Peux-tu me dire où "nous" en sommes?

– Je capte les récepteurs du casque… Blocs d'énergie pratiquement vides. Sources d'alimentation partiellement défectueuses. Fonctionnement déficient des générateurs-convertisseurs. Un capteur en panne totale par court-circuit. Pannes importantes des systèmes primaires de commande… pas de test possible des moteurs et accélérateurs gravitationnels… Systèmes d'auto-dépannage entièrement auto-dépannés, entrent en fonctionnement… Demande d'autorisation d'analyse des coupleurs médicaux transmis via casque.

– Autorisation accordée…

Vse connaissait maintenant l'état médical du pilote. Il eut la bonne idée de ne placer aucun commentaire…

J'avertis Vse au bout d'un moment alors que le crépuscule gagnait la forêt…

– Je pars! Je reviens à la prochaine aube de Tseïpt! Il faudra décoller! De toute urgence pour la Très Haute Commanderie d'Aahl… Possible?

– Cela dépendra de l'état des générateurs et des accélérateurs. Le système d'auto-dépannage commence ses procédures systématiques de tests de fonctionnement et entreprend les réparations en fonction des résultats…

– Referme la trappe derrière moi… A demain matin.

– Systèmes de protection automatique en place…

Je descendis avec quelques difficultés l'échelle. La température avait légèrement baissé avec une humidité latente, lourde, brumeuse, qui repliait les feuilles de vags sur leur provision d'eau et menaçait de vous asperger de pied en cap si par malheur vous touchiez l'une d'entre elles. Cela m'arriva évidemment et je fus aspergé du sommet du crâne aux talons. Mais je pus par contre dévaler le chemin boueux sans culbuter. J'arrivai au gozoma et la porte s'ouvrit tandis que deux boules chaudes, Koui et Kfe, me sautaient dessus pour la seule joie de me revoir… Je m'affalai sur la couche agravitique et somnolai un court instant en équilibre entre plafond et plancher, saoulé par les piaillements des deux ptkoïs qui jouaient en état d'apesanteur relative tout autour de mon corps… Ils adoraient cette liberté, se démenaient comme deux diables, "nageaient" dans l'air ambiant, se poursuivaient en agrippant mon habit pour se propulser en tournoyant dans l'espace du "lit agravitique" qui les renvoyait inlassable dans ma direction. Je n'eus même pas la force de les calmer et je me contentai de fermer mes conduits auditifs.

L'aube sanguinolente de Pta me réveilla avec les deux ptkoïs enfin endormis qui flottaient à hauteur de nez… de mon nez… eh oui, chers lecteurs, nous avons un nez comme deux oreilles pointues ou comme le sens de l'humour… mais un nez très différent du vôtre, pas aussi ridicule… pas d'appendice; seulement deux orifices protégés, deux alvéoles… De toute manière, est-ce que la forme de mon nez peut vous intéresser? Il n'y a pas de Cyrano chez les Kaïs, pas par le nez en tout cas, mais peut-être par l'esprit!

J'attrapai donc les deux bestioles endormies, avec douceur, et les plaçai dans "leur" poche, puis sur un simple ordre mental, le "lit agravitique" me bascula en position verticale pour me poser en douceur sur le plancher…

Je vérifiai ensuite une dernière fois le petit colis d'objets personnels qui vous aurait étonné par sa faible taille. J'avais tout ce qu'il faut à un Kaï, c'est-à-dire bien peu, pas grand-chose, pas même une brosse à dents, mais nous ne connaissons pas dans notre civilisation cet objet-là pourtant si indispensable dans la vôtre… Je dois reconnaître que, chez nous, les habitations comme les vaisseaux interplanétaires possèdent tout ce dont nous pouvons avoir besoin. Il suffisait d'y penser au départ…

En fin de compte, j'appelai le spatiodrome pour rappeler que je laissais un couple de ptkoïs domestiques, avec leur domicile monté sur roues sous l'entrée de mon habitation, si tant est qu'un ptkoï soit vraiment jamais domestiqué, puis j'ordonnai au robot principal de fermer la porte et de se placer en veilleuse. Je donnai une dernière caresse aux deux ptkoïs qui ronflaient à fendre l'âme et me dirigeai vers le spationef. J'aurais pu prendre le couple de ptkoïs, l'amener dans le spationef, bon nombre d'astronavigateurs en prennent, mais j'avais passé l'âge. Il faut pouvoir les supporter pendant un voyage interstellaire! D'autant que, pour cette expédition, je ne serais pas seul et, d'autre part, je pensais déjà que nous ne reviendrions jamais! Autant les laisser sur Pta!

Le dur reflet de la carcasse métallique renvoyant l'incendie de Tseïpt sur tous les arbres de la clairière, me sauta aux yeux après que j'eus gravi le sentier escarpé et débouché sur le plateau jusqu'au bosquet de pschoïts phosphorescents et de vags. Je courais presque, le cerveau enfiévré comme pour un premier vol, retrouvant des sensations perdues d'une enfance effacée par plusieurs siècles de vie… c'était étrange, vraiment étrange et rien que pour cette expérience enivrante, je ne devais jamais regretter le choix qui me conduisait là…

En arrivant sous l'astronef, une mauvaise surprise m'attendait. L'échelle de secours descendait une nouvelle fois, ce qui prouvait que tout n'allait pas pour le mieux et que la machine n'avait pas encore guéri toutes ses pannes… Je grimpai plus facilement que la dernière fois dans le poste de pilotage et Vse me salua de son sempiternel "Bonjour cher Maître! Un petit verre de vik?".

Je tiquai en apercevant le tableau de bord principal totalement éteint alors que les tableaux secondaires affichaient des séries de voyants de toutes les couleurs des étoiles, même quelques voyants bleus, de référence, qui indiquaient que certaines machines fonctionnaient parfaitement…

Je pris le temps d'avaler le breuvage idyllique…

– Alors? demandai-je au maître-ordinateur.

– Alors quoi?

– Les réparations?

– Tout se poursuit dans l'ordre… Tout avance…

– Le tableau de bord principal est éteint!

– Impossible! répondit Vse d'un ton toujours monocorde… Les réparations sur certains générateurs de faisceaux et sur les moteurs gravitationnels sont en partie avancées! Fonctionnement des générateurs-convertisseurs passablement correct!

J'insistai…

– Le tableau de bord principal est totalement éteint!

– Le tableau de bord est éteint?… Impossible! Les trois balises de contrôle du tableau de bord principal sont positionnées sur le message "fonctionnement correct".

– Tiens donc!

Je donnai un violent coup de poing sur le tableau et aussitôt, sorti de sa léthargie, il alluma en un instant tous ses voyants. Une féerie de couleurs, mais bien trop dans le rouge et pas assez dans le bleu ou même le vert!

– J'aurais mieux fait de ne pas le cogner!

La plupart des voyants, surtout ceux des accélérateurs, étaient entre l'infrarouge et le rouge cerise. Au niveau moteur, rien ne fonctionnait encore! Pire! Certains circuits prioritaires mettaient une mauvaise volonté évidente à "s'auto-guérir". Fonctionnement impossible de la porte gravitique, verrouillage impossible de l'ensemble des trappes, générateur d'oxygène à débit trop faible et j'en passe et des meilleures!

– Cette fois, c'est certain! Ce n'est pas un toae de retard que je vais avoir en arrivant sur l'astroport de la Très Haute Commanderie d'Astronavigation, mais au moins trois! Peut-être que Kvoïl et Ktoërl ne m'attendront pas et auront trouvé un astronavigateur capable de me remplacer! Espérons pour eux, sinon l'expédition n'a plus aucun sens…

– Il faut être philosophe! se permit de répondre Vse que je n'avais même pas interrogé!

– Dis-moi combien durera la réparation au lieu de répéter des lieux communs?

– Cinq toaes au minimum pour que tout soit réparé!

– Ha, non! Pas question! Dès que possible, je décolle… Même si les réparations ne sont pas terminées! Les blocs d'énergie sont chargés au quart. Tout devrait s'accélérer maintenant! Priorité aux générateurs et aux accélérateurs gravitationnels!

Prudent, Vse ne répondit rien, mais je savais que mes ordres seraient suivis à la lettre. Il en avait toujours été ainsi…

– Donne-moi une nouvelle tasse de vik…

 

 

 

© E.Rougé & Éditions du Paradis

La Loi du 11 Mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les "copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective," et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, "toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite" (alinéa 1er de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 423 et suivants du Code pénal.