L'homme qui n'aimait pas les chiens

 

 Ernest Rougé

 

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

 

Format 24x16 – De luxe – 240 pages – 4 heures de lecture 

 

L'histoire d'amour d'une petite chienne intelligente avec un vieux misogyne qui soi-disant détestait les chiens...

Avec humour, l'auteur se moque avec bonté de ces personnes qui s'entourent de chiens et de chats en grand nombre sans s'occuper de l'enfer qu'ils peuvent devenir pour leur entourage!

 

  

Roman

 

 

 

 

 

 

 

***

  

Chapitre 1

 

 

 

 

 

La France est un curieux pays. Celui où l'on trouve le plus d'animaux domestiques et de chiens en particulier. Presque autant de chiens que de Français ce qui paraîtrait proprement inimaginable à n'importe quel Américain normal! Pourquoi ce nombre? Parce que la France, à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, avant que des tas de politiciens administratifs la mettent en coupe réglée à leur seul profit, était un pays de Cocagne. Aussi, lorsqu'on vit dans un pays trop riche, dans les villes s'entend, on devient forcément égoïste, quelquefois imbu de sa personne et même souvent fainéant pour le dur labeur de force... dans les villes... pas dans les campagnes d'autrefois, car même si le pays était de Cocagne, le travail était dur pour tirer la richesse de la Terre nourricière... Et les Français des villes, de la Belle époque comme on disait alors, avaient passé leur temps à cultiver l'art de ne rien faire, de devenir rentier, avaient fait de la fainéantise leur religion principale et par simple honte avaient ensuite inventé deux sports... rien que pour paraître sérieux comme les Anglais, pour donner le change... deux sports nationaux... un sport de plein air, la pétanque, et un sport sous couvert, la belote... pour passer agréablement le temps... car il faut être un sacré fainéant pour soutenir que la pétanque et la belote sont des sports au même titre que ceux d'outre-Manche... Voilà donc pourquoi, s'admirant de s'être nantis de deux sports et nimbés en plus d'un égoïsme sans faille à couper au couteau, les Français des villes avaient pris l'habitude d'avoir de plus en plus d'animaux de compagnie et de chiens en particulier... rien que par égoïsme, pour flatter leur égocentrisme qui devenait démesuré. Un chien, ça obéit! Un chien, ça vous admire! Un chien ça vous aime! Cela vous flatte, mon cher! Les Français vivaient donc heureux, dans un pays riche, aux frontières bien fermées! Et surtout vivaient admirés de leurs chiens. Le temps a passé, les frontières se sont ouvertes, l'égoïsme s'en est allé avec les illusions! Mais l'amour des bêtes est resté! Oui! Un chien, ça vous aime, ça vous flatte... Même les Présidents de la République Française ont des chiens qu'ils exhibent fièrement devant les photographes au même titre que leurs Ministres ou que leurs journalistes accrédités!

Les Françaises avaient suivi le mouvement. Les femmes suivent les modes! Mais elles, pas par égoïsme! Non, plutôt par cet instinct maternel qui tient certaines et les pousse toute leur vie à poser leur nez sur n'importe quel derrière de bébé. Les années passent et vient aussi le temps pour la femme de perdre ses charmes et sa raison de vivre en compagnie du regard des hommes. Alors, sans enfant ou les enfants envolés, elle demeure seule avec cet instinct maternel à combler. En Angleterre, il leur reste le breakfast, le "tea" et les romans policiers pour oublier. En France, il n'y a que les animaux de compagnie pour reporter ce trop plein d'affection...

Et voilà comment on reporte l'amour maternel sur une petite bête!

Tous les psychiatres pas totalement fous seront d'accord avec toute cette analyse! Voilà comment naissent les mauvaises habitudes chez certaines femmes! Et les mauvaises habitudes ne se perdent pas facilement. Et un chien? Pourquoi pas deux? Deux? Pourquoi pas trois? Puis quatre... Les chiens, c'est un peu comme les paquets de cigarettes ou les verres d'apéritifs. La limite à ne pas franchir devient vite plus ou moins floue avec le temps qui passe! L'absurde n'a aucune frontière...

 

La petite chienne, misérable, attendait tout au fond de l'immonde boîte de ciment, sans bouger, terrorisée, battue, bousculée, meurtrie, mordue, empuantie par l'odeur froide de l'urine et des excréments, aspergée de temps à autre par le souffle violent d'un jet d'eau glacé, souillée par la meute sauvage de congénères furieux qui l'encerclaient dans cet enclos. Elle attendait toute tremblante, surveillait la meute désespérée des chiens, elle aussi prisonnière derrière les mêmes barreaux, qui rageait et hurlait dès qu'un humain approchait. Le ciel était gris, immensément gris, d'un gris sale de ciel sans espérance. Sans espérance de bleu et de chaleur.

Le silence s'imposa un court instant mais un aboiement continu venu d'on ne sait où fut le signal à la reprise du concert. La petite chienne vit à peine des ombres derrière les chiens qui jappaient, imploraient ou se plaignaient debout contre le grillage.

Elle entendit un bruit confus de voix. et une exclamation plus nette...

– Mon Dieu! La pauvre bête...

Madame Adeline Ledrin était ce qu'on nomme une femme bien faite de sa personne, tirant vers la soixantaine, fort bien charpentée, port altier, ronde de taille comme de cuisse, épaules larges mais avec des attaches fines et un visage ouvert sous une cascade clairsemée de cheveux d'un blond plutôt sombre au dessus d'un front trop large déjà pris par les rides. Un visage, toujours encadré de boucles d'oreille colorées plus ou moins assorties à la robe, avec les lèvres pincées des gens qui ont l'habitude du commandement. Avec aussi un oeil vert de bête fauve sous une éternelle paire de lunettes à monture rose enchâssée de verroteries de pacotille qui glissaient de temps en temps sur le nez aquilin. Et que remettaient aussitôt en place une main cerclée d'un tintamarre de bracelets de cuivre soulevant des doigts boudinés chargés d'une impressionnante collection de bagues de cuivre dont chacune emprisonnait un éventail coloré de fausses pierres.

D'un caractère entier, totalement égocentrique, elle ramenait instinctivement tout à elle. C'était un trait de son caractère. Elle seule avait raison même contre le reste du monde! Dure au labeur, elle seule pouvait exécuter n'importe quelle besogne! Et l'exécuter à la perfection pour la seule raison qu'elle était forcément seule à pouvoir l'accomplir comme elle seule l'entendait!

L'oeil féroce et la lèvre davantage serrée pour l'instant car Madame n'appréciait pas les conditions dans lesquelles la malheureuse directrice du refuge de la S.D.A, Société de Défense des Animaux, tenait les pauvres bêtes qui lui tombaient dessus à longueur de journée presque par wagons entiers... Elle venait de se disputer avec... Ces dames avaient eu des mots...

Suivie de ses quatre filles et des deux petites-filles silencieuses pour l'instant, elle pataugeait dans la boue et inspectait d'un oeil flamboyant "l'horreur". "L'horreur" comme elle disait régulièrement à chacun de ses passages heureusement assez rares...

– Quelle honte!... grondait la femme...

– Et que voulez-vous qu'on fasse? interrogeait la directrice plutôt ennuyée.... Nous sommes débordés... Il en arrive de partout...

– Je sais. Votre solution, c'est l'euthanasie!

La directrice ne répondit rien. La visiteuse, Madame Ledrin, présidente de l'A.D.A.T, l'Association de Défense des Animaux Toulousains, était une personne fort connue dans les milieux régionaux de la défense animale. Connue comme le loup blanc! Capable d'ameuter une partie des sympathisants et des associations de défense animale. Il fallait attendre qu'elle se calme!

C'est à cet instant que la visiteuse se courbant sur la grille d'un des enclos de fortune où se pressaient et aboyaient des fauves, remarqua la bête recroquevillée tout au fond. Une bête condamnée, toute jeune, avec simplement un regard de misère comme seuls savent en avoir les chiens perdus.

– Mon Dieu! La pauvre bête...

Les quatre filles et les deux petites filles se penchèrent elles aussi dans un même mouvement....

– La pauvre bête! reprirent-elles en choeur.

– C'est une femelle? interrogeait déjà Madame Ledrin.

La directrice arrivait et s'inclinait à son tour.

– Celle du fond? Oui!

Le coeur de Madame Ledrin bondit d'aise. Sa décision était déjà prise...

– Elle "nous" est arrivée la semaine dernière... poursuivait la patronne du lieu. Elle est toute jeune! On aurait dû la tuer à la naissance... Allez savoir pourquoi les imbéciles laissent reproduire leurs animaux!

– Quel âge doit-elle avoir?

– Un an, tout juste un an! Peut-être un peu plus!

– Les gens sont insensés! convint Madame Ledrin.... Je vais vous la prendre... Une bête si jeune...

– Tu n'y penses pas, maman... Pense à papa! Papa va refuser! avertit Christiane la fille aînée et mère des deux petites, Lucie et Sandra... la seule à être à peu près normale...

– Papa ne dira rien, comme d'habitude! conclut la mère dans un haussement agacé d'épaules.

Maintenant que sa décision était prise, elle n'allait pas revenir dessus.

– Papa va vouloir divorcer! ricana Julie, la seconde fille, avant de secouer sa chevelure brune dans un grand rire et de découvrir une rangée de dents de crocodile.

– Papa n'aime pas les chiens! Tu devrais réfléchir maman... avertit Charlotte, la benjamine, la tête sous un énorme chapeau gondolé de couleur paille et le corps svelte tout emberlificoté dans un sari de bouts de tissus de pacotilles teintées. Rien que l'accoutrement indiquait l'écologiste profonde et convaincue, style Cro-Magnon endimanché comme on en trouvait autrefois à Woodstock ou sur les plages de Californie.

La mère ne répondit rien. Depuis longtemps, elle décidait ce qui lui plaisait ou pas, sans s'occuper des avis des autres! Que ce soient ceux des filles ou de leur père.. Elle ne prit même pas la peine de répondre, toute absorbée qu'elle était à saisir la pelote de poils. Une pelote tremblante que lui tendait un adjoint de la Directrice appelé à la rescousse pour ouvrir la cage aux fauves et en retirer l'animal.

Et c'était vrai que c'était une jolie petite bête malgré toute la boue collée à la fourrure et surtout l'odeur trop forte qui la suivait et vous brûlait la narine! Maintenant, dans la salle de réception des visiteurs, attenante au seul bureau du lieu, toutes les femmes, y compris les deux petites filles, s'affairaient autour de l'animal. La dispute entre la Directrice et Madame Ledrin était oubliée. Tout le monde admirait la jeune chienne de plus en plus affolée par le changement, par la lumière crue qui tombait du plafond. On parlait tatouage, carte d'identité, prix. Les deux petites caressaient déjà d'une main maladroite...

– Touchez pas! Elle pue! avertit Julie en secouant encore sa chevelure brune et en redécouvrant la rangée de dents.

– Mais si! Vous pouvez mes chéries! Mais vous irez vous laver les mains ensuite, au lavabo. répliquait la grand-mère.. Au fait, pourrions-nous avoir un morceau de savon, s'il vous plaît?

– Mais bien sûr! rétorquait aussitôt la directrice trop contente de se débarrasser d'un animal et de Madame Ledrin en même temps... Je vais demander à Germain de la nettoyer... Germain, viens ici!

Un individu aussi débraillé que demeuré s'avançait vers le groupe, l'oeil éteint, habitué à obéir en automate à tout ordre, saisissait l'animal, le posait à même le carrelage du sol, se reculait toujours l'oeil éteint, décrochait un tuyau, ouvrait un robinet et dirigeait aussitôt un jet d'eau glacée sur les pieds de la directrice et des visiteuses qui se reculaient d'un bond, avant de rectifier le tir et de faire sursauter à son tour sous un jet trop fort la petite chienne toute étonnée.

– Abruti! hurlait la patronne du lieu en considérant la boue passée des bottes sur le bas de sa robe.

– Je ne l'ai pas fait exprès, Madame! grognait le dénommé Germain avec une voix morne d'élève endormi depuis des lustres au fond d'une classe.

On devinait que ce devait être l'une des rares phrases qu'il prononçait le plus souvent tout le long de la journée. Pour l'instant, il dirigeait toujours le jet en plein sur les narines de la petite chienne pratiquement inerte et Madame Ledrin intervint.

– Arrêtez! Ça suffit!

Le dénommé Germain obéit instantanément et dirigea aussitôt le jet sous le bureau de la directrice avant de penser à tourner enfin le robinet. Déjà Madame Ledrin avait décidé à juste raison de terminer elle-même le travail et elle saisissait la pauvre bête toute tremblante. Elle n'allait pas laisser l'endormi de service poursuivre le travail. De toute façon, il n'y avait qu'elle qui pouvait diriger l'affaire. C'était un trait de son caractère. Elle seule pouvait exécuter n'importe quel travail à la perfection! La directrice amenait le savon de Marseille et aussitôt Madame Ledrin, manches relevées, entourée par ses quatre filles et les deux fillettes, entreprenait de frotter vigoureusement le poil de l'animal. La petite chienne demeurait inerte, vaincue, sans réaction entre les mains expertes. C'était bien agréable mais comme la vie jusqu'à présent ne lui avait appris qu'à subir, elle demeurait passive, sans même remuer la queue de contentement. De toute façon, c'était quand même mieux que le jet d'eau pensait la petite chienne. Et puis, ces frictions lui réchauffaient la couenne! Les forces revenaient! Et juste à la fin de la séance de massage, alors que Madame Ledrin commençait à se demander si la chienne qu'elle avait choisie n'était pas débile pour rester sans réaction et si elle n'allait pas la rendre à son sort, elle eut droit sur une paume de main à un petit coup de langue de remerciement, tout timide, tout effacé. Et Madame Ledrin sourit.

Ce fut évidemment sa fille cadette, la Julie, qui, dans un grand rire, la rappela à la réalité.

– Papa va faire une scène!

– Papa fera ce qu'il voudra! rétorqua-t-elle aussi sec...

Les quatre filles gloussaient de contentement. Une scène à ne pas manquer au retour...

– Elle remplacera Grigri qui est morte il y a quinze jours! continuait Madame Ledrin en frictionnant la petite chienne dans un linge sec et en se tournant vers la directrice... Ma pauvre Grigri! Elle est morte de vieillesse... Elle ne pouvait plus bouger... Elle s'est éteinte tout doucement, dans mes bras... J'ai pleuré... Elle avait vingt ans...

– Mon Dieu, je vous comprends... Moi, mon Mistigri, un chat castré, je l'ai gardé vingt et un ans. Perclus de rhumatismes, il s'est fait écraser! Moi aussi, j'ai pleuré... déclarait la directrice pour ne pas être en reste.

– Et ma Blanquette, une fox, que j'ai perdue l'an dernier... Vingt deux ans! Elle avait vingt deux ans, mon bébé joli... Si vous l'aviez vue, comme elle m'aimait!

On entrait dans la course aux records de longévité et la directrice s'apprêtait à parler de son fameux Pompon qui avait survécu vingt trois ans à tous les aléas d'une vie de chat mais, diplomate, elle se ravisa. Elle n'allait pas entrer en guerre avec Madame Ledrin qui était l'une des éminences de la défense animale dans la région toulousaine! Surtout pas pour une simple question de record! Il y avait déjà assez de luttes d'influences et de guerres larvées entre les diverses associations et la S.D.A. pour éviter d'envenimer les querelles en cours.

– Cela vous en fait combien chez vous? interrogeait la directrice compatissante.

– Sept! Sept chiennes! mentait aussitôt Madame Ledrin... Avec celle-là, ça fera sept!

Personne ne corrigea. Les petites filles avaient été dressées par la grand-mère et elles n'eurent aucun mouvement pour marquer l'étonnement. Il fallait dire sept parce que c'était soi-disant le nombre maximal d'animaux que la Loi était supposée autoriser avant de faire obligation de construction de chenil! Dans un pays où les Lois ne sont pas appliquées!

– Moi, j'ai cinq chats et ma chienne... une labrador qui adore mon mari...

– Vous avez de la chance d'avoir un mari qui aime les chiens... grognait Gabrielle toujours aussi acariâtre dès qu'on parlait d'homme!

– Moi aussi, le mien, il les aime bien mais sans trop! rectifiait la mère... Disons qu'il les supporte... D'ailleurs les chiennes sont toutes après moi!

Les filles riaient. Les petites filles continuaient à demeurer imperturbables, trop intéressées à surveiller la petite chienne. Évidemment, Julie, vint mettre son grain de sel.

– Disons que Papa tolère "tes" chiennes contraint et forcé...

La réplique ne se fit pas attendre...

– Il aime "nos" chiennes mais il ne le montre pas. Il n'a jamais été du genre démonstratif! Tu connais ton père! C'est un bourru! Mais bon coeur!

Toute la famille en convint. C'était un bourru, mais bon coeur! Mais comme Madame Ledrin plaçait la petite chienne sous un sèche-cheveux, dans un large sourire la Julie poursuivait à l'intention de sa soeur Gabrielle.

– C'est un bon coeur comme tu dis mais un peu macho sur les bords!

– Ah! Ça oui! Un macho comme pas possible! reprenait très convaincue la troisième...

– Tous les hommes sont plus ou moins machos! répondait poliment la directrice.

– Absolument! Tous les hommes sont comme ça! Ton père n'est pas plus macho que n'importe quel homme! ajoutait Madame Ledrin... D'abord, ne dites pas macho! Dites misogyne! Papa est misogyne! Enfin, il prétend l'être!...

La cadette Charlotte, perdue dans ses oripeaux, intervint outrée par la déclaration de sa soeur.

– Tous les hommes sont machos? Charles n'est pas macho!

Et c'était vrai que Charles, son mari, petit homme aussi écologiste que barbu, ne l'était pas du tout. C'était même un admirateur sans frein de la gent féminine! Dans le bon sens du terme! En tout honneur! Peut-être que tous les autres hommes l'étaient mais pas le sien!

– Ton Charles, c'est l'exception qui confirme la règle! Il n'a rien à voir avec notre père!

– ... ou "ton" Sébastien! ajouta perfide Juliette à l'adresse de Christiane.

Sébastien Poitou était le mari de la fille aînée et le père des deux gamines. C'était aussi celui qui refusait de venir à la maison de ses beaux-parents à cause de l'odeur des chiennes!

– Laisse "mon" Sébastien tranquille! Mon Sébastien, il est comme il est! Trouve-toi un mari au lieu de dire du mal...

– Un mari comme le tien, je te le laisse! Presque aussi macho que papa!

C'était une condamnation terrifiante que ce bout de phrase "... presque aussi macho que papa!" dans la bouche de la Gabrielle, célibataire endurcie, membre active du M.L.F., du fameux Mouvement de Libération des Femmes, présidente fondatrice du M.L.F.T., du Mouvement de Libération des Femmes Toulousaines.

– Si tu crois qu'il voudrait d'une chipie comme toi!...

– En admiration devant l'homme! C'est bien de toi! En admiration devant le mâle!

La dispute allait dégénérer entre les deux soeurs comme à l'habitude mais la mère intervint d'un ton ferme habitué au commandement.

– Arrêtez de vous disputer! Vous aurez tout le temps à la maison!... Lucie et Sandra, allez chercher la panière dans la voiture! Cette chienne est vraiment magnifique!...

Les deux gamines s'exécutèrent tandis que la mère et les filles examinaient la petite chienne.

– Ce doit être un coupé de Cocker et de Teckel! poursuivait Madame Ledrin...

– Je croirais plutôt qu'elle a du terrier... ajoutait aussitôt Julie rien que pour ennuyer la mère.

– Elle a du basset! Elle est courte sur patte, vous ne trouvez pas! reprenait l'aînée Christiane... C'est dommage!

– C'est une bâtarde de berger! déclarait tout naturellement la benjamine Charlotte qui, en tant qu'écologiste, avait évidemment une préférence pour les chiens utiles.

– Elle a quelque chose du braque hongrois! C'est sûr! s'exclamait la directrice de la S.D.A. pour ne pas avoir l'air en reste et étaler sa science.

– En tout cas, c'est une chienne! ajouta Gabrielle pour qui l'attribut du sexe était le plus important.

– Ce doit être une bâtarde de bâtards! conclut la fille aînée dans un grand rire... En tout cas, elle est belle!

Toute propre, le poil bouclé sous l'effet de la douche, toute contente d'un sort qu'elle devinait heureux, la petite chienne s'était dressée sur la table et osait examiner les Dieux qui l'encerclaient. Car pour la gent canine, les humains sont bien les Dieux qu'ils peuvent adorer à discrétion...

Et c'était vrai qu'elle était magnifique sous la lumière blafarde et vibrante de l'unique tube néon. Peut-être croisée en partie de Cocker et de Teckel à poils longs comme le prétendait Madame Ledrin mais bâtarde d'autre race, certainement de terrier! Bref une bâtarde dans toute l'acception du terme! Mais qu'elle était charmante avec sa tête aussi fine que celle de ce chien de compagnie anglais qui a nom Cavalier king Charles... une tête presque plate entre de vastes oreilles pendantes, un front large de grande penseuse et un joli petit museau blanc tacheté de gris à large truffe noire. Et puis, entre du gris et du sombre qui les encerclaient, deux grands yeux intelligents, deux yeux de charbon, deux yeux de flamme noire qui se posaient avec une infinie tendresse sur le monde qui les entourait. Comment ne pas aimer une petite bête si gentille, si affectueuse rien que par le regard? Et du poil ni long, ni court, plutôt bouclé mais quelquefois en liberté sur tout le corps, toujours tâché de noir et de gris bleuté ou de blanc sauf aux pattes comme bottées d'immaculé et sous le ventre où il reprenait là aussi une couleur dominante de blanc virginal entre des tétines aussi douces que roses. Comment ne pas aimer la bête? Madame Ledrin était sous le charme...

– Que va dire papi macho? interrogeait Lucie en ramenant la panière avec sa soeur.

– Il dira comme d'habitude! pouffa la benjamine.

Toutes les femmes se retrouvèrent autour d'une voiture garée sur le côté d'un chemin boueux... En évitant une flaque d'eau grâce à une amorce de grand écart, la grand-mère grimpa à l'intérieur avec les deux petites filles toute contentes, chargées de surveiller à l'arrière la panière qui laissait passer la tête étonnée de la petite chienne... Et les quatre filles, en caquetant de tout et de rien comme savent le faire les femmes, avec quelques éclats de rire pour ponctuer des gaietés soudaines, en sautillant pour éviter les trous et la boue, se dirigèrent dans un ensemble parfait vers une seconde voiture qui attendait un peu plus loin.

L'aînée, Cricri, Christiane, quarante-deux ans, mariée à Sébastien Poitou, électricien, brunette de visage rond mais rieur, ressemblait à la mère quant à la charpente mais tenait plus du père par le caractère. Toujours vêtue assez strict avec pantalon et chemisier tirant souvent sur des coloris sombres, elle avait une certaine élégance derrière un éternel sourire de façade qui montrait deux belles rangées de dents carnassières ouvertes constamment sur la vie. Comme toutes les soeurs exceptée Gabrielle, elle avait hérité de la mère un amour immodéré pour les breloques bien voyantes, clinquantes, tape à l'oeil à souhait, qu'elle affichait pour sa part surtout autour des poignets et du cou mais quand même avec une certaine retenue quant au volume.

La cadette, Juju, Julie, trente-neuf ans, célibataire, fonctionnaire évaporée dans une administration fantôme à la Préfecture de la Haute-Garonne, papillon multicolore, féminine en diable, peut-être militante du Parti Socialiste comme elle le prétendait mais surtout coquette avec des doigts de fée. Peintre amateur, elle collectionnait ses toiles ma foi avenantes, des tas de portraits, des peintures sur soie qu'elle donnait ensuite à qui bon voulait ou au gré de ses fantaisies. Car la fille était fantasque mais aussi couturière hors pair pour s'habiller et technicienne émérite en réparation de bijoux et breloques.

La troisième, Gaby, Gabrielle, trente-six ans, le garçon manqué comme disait le père rien que pour la mettre en colère, psychopédagogue perdue dans une des équipes pédagogiques en sommeil de l'éducation nationale régionale, célibataire déjà vieille fille, demi-vierge périodiquement agressée par quelque mâle suicidaire, elle était tout l'inverse de la cadette. Aussi sévère que son prénom, aussi courte que son embonpoint, raide comme un passe-lacet, ronde comme l'éternel bibendum de Michelin, myope comme une taupe, militante acharnée du M.L.F., vêtue en homme mais comme charretier par jour de grande foire, autant renfrognée que complexée, plus Proust que Colette en fin de compte et philosophe en diable pour tout arranger, elle présentait un visage assez rond sous une coupe presque en brosse de cheveux d'un naturel blond filasse rares, révoltés et frisottés, uniquement peignés par le vent d'autan et qui surmontaient un front trop large et les verres et monture trop épais d'une paire de lunettes d'alchimiste myope de quelque siècle passé.

La benjamine, la dernière, Lolotte, Charlotte, trente et un ans, vivant maritalement avec Charles Diguier, agriculteur biologiste sur un lopin de terre, tous deux membres de l'écologie combattante, assez mal fagotée dans une espèce de treillis qui aurait pu passer pour militaire s'il n'avait été délavé, troué, raccommodé de part en part et qui cachait malencontreusement un corps de liane souple. Un joli minois de blondinette aux yeux d'un bleu lavande étonné, un nez mutin toujours en l'air comme pour humer les chaudes odeurs de la vie et un gentil sourire peut-être un peu volontairement niais pour tromper son monde, qu'encadraient une paire de boucles d'oreille aussi espagnoles qu'emberlificotées et presque aussi lourdes que des lustres d'église orthodoxe.

Elles s'arrêtèrent devant la voiture de l'aînée Christiane toute affairée à chercher le trousseau de clefs dans le désordre féminin de son sac.

– Vite Cricri! Suis maman! Je ne voudrais pas rater l'arrivée à la maison! ricana Juliette, la seconde, toujours aussi friponne.

– Arrête Juju! gronda l'aînée... Ce n'est peut-être pas aussi rigolo pour papa!

Mais le coeur n'y était pas et toutes éclatèrent de rire.

– De toute façon, maman nous attend au bout du chemin! avertit Charlotte en enveloppant ses oripeaux d'une main experte pour pouvoir se glisser sur le siège arrière...

 

 

 

 

 

 

Chapitre 2

 

 

 

 

 

La famille Ledrin avait acheté aux alentours des années cinquante, un champ perdu dans le département de la Haute-Garonne au détour d'une petite route sise en la commune de Blagnac. A une époque où celle-ci était encore un gros village paresseux coincé entre la Garonne et quelques bâtiments miséreux longeant une piste d'aviation, enroulé autour d'un clocher d'église et d'une mairie délabrée qui jouxtait la vieille école des garçons.

Une affaire, cette parcelle de champ de plus de deux mille mètres carrés! Achetée à peine plus qu'au prix du terrain agricole. Les Ledrin avaient fait creuser d'abord un puits et ensuite, juste à côté, construire au centre de la parcelle, une petite villa toute simple et coquette mais assez imposante quant à la surface avec une chambre pour chacune des filles. Une maison de plain-pied de près de deux cents mètres carrés avec un garage sur le côté. Une folie à l'époque! Heureusement Adolphe Ledrin avait aidé son beau-père, maçon de son état, à monter les murs, les charpentes, la toiture, à trouer les ouvertures, placer les sanitaires, les portes et fenêtres, creuser les tranchées. Il avait placé l'électricité avec l'aide d'un ami du beau-père.

Il avait fallu serrer la ceinture pour payer les traites mais Monsieur Ledrin et Madame travaillaient, lui toujours à l'administration préfectorale, elle toujours à la caisse de sécurité sociale juste en face de la Préfecture, place de la cathédrale Saint-Étienne à Toulouse, et deux salaires avaient permis de terminer le logis jusque dans ses moindres détails et de régler assez facilement les traites mensuelles de l'emprunt alors avantageux.

Ils s'étaient tous deux connus dans un bal du personnel de la Préfecture juste après la guerre. Elle avait à peine vingt ans et accompagnait une amie qui courait après un secrétaire de préfet plein d'avenir.

Elle, toute fraîche, toute candide, toute ronde aussi, habillée de pied en cap jusqu'à l'âme d'organdi rose bonbon.

Lui, parti pour faire un de ces fonctionnaires-célibataires grognons comme on en rencontrera toujours derrière des guichets préfectoraux, avait atteint la trentaine. Il avait dès son arrivée dans l'administration préfectorale en 1942, eu des démêlés avec la hiérarchie et une partie de ses collègues à qui il reprochait leur pétainisme outrancier puis encore davantage en 1945 où il s'était mis à défendre le maréchal. De manière stupide, alors qu'il n'avait jamais pratiquement pris de position politique comme d'ailleurs bon nombre de Français sous l'occupation, il avait suffi qu'après le débarquement, toute la France profonde devienne dare-dare gaulliste ou communiste en moins de trois jours et condamne le vieux maréchal, pour que cette "trahison" le jette non pas en admiration du vieux chef mais en condamnation des "nouveaux résistants" qui fleurissaient dans la préfecture comme coquelicots dans un champ de luzerne à l'abandon. Il ne pardonnait pas la férocité toute récente de certains fonctionnaires à l'encontre du vieillard. Il voulait le défendre autant par rectitude morale que par cet esprit saint de contestation qui existera toujours chez certains Français. Comme toute sa hiérarchie était devenue gaulliste, à part quelques imbéciles de sa trempe et quelques fonctionnaires trop haut placés pour pouvoir reculer, il s'était retrouvé catalogué d'office pétainiste convaincu, seul, noyé dans un bain de nouveaux résistants à tout crin. Donc condamné sans appel, limogé pour insultes à un supérieur à la mémoire courte. Il n'avait dû sa réintégration qu'aux efforts de sa mère, veuve de guerre, et à la mémoire de son officier de père mort au combat. Mais il était désormais tenu à l'écart des promotions pour tout un début de carrière! Il était jeune, s'en était moqué et avait poursuivi son oeuvre destructrice. Il avait à nouveau soutenu plus tard le maréchal pendant le procès, admirant à haute voix en pleine préfecture les plaidoiries remarquables des avocats, ridiculisant les juges et les procureurs de salon qui condamnaient dans son entourage professionnel. Sans comprendre que l'Histoire broie les hommes qui la courtisent lorsqu'elle les délaisse, que les vaincus ont toujours tous les torts et que les gens du commun, surtout lorsqu'ils sont fonctionnaires, n'ont pas à prendre le parti de les défendre. "Vae victis" comme disaient déjà les Romains! Il n'avait pas compris à temps, n'avait pas su saisir la chance inespérée qui s'offrait à lui, tout çà par simple principe moral. Tous les postes à pourvoir au-dessus de lui, suite à l'épuration, avaient été occupés par des gens venus d'ailleurs ou par des collègues bien moins niais. Il les avait brocardés à une époque, ils tenaient tous leur revanche pour le reste de la carrière. Il avait brisé son avenir autant par imbécillité que par altruisme. Pour des principes d'honneur qui n'avaient plus cours dans notre siècle de fureur!

Plus tard il aurait pu rattraper cette erreur de jeunesse. Mais non, trop zélé, trop entier, trop honnête, il demeura dans des bureaux où il était seul à travailler donc devenait indispensable à n'importe lequel de ses supérieurs hiérarchiques qui faisaient tout pour le maintenir là où il se trouvait. Étant le seul à travailler, il fut le seul à commettre des erreurs et même à attraper un blâme. Il n'avait jamais pu s'intégrer à ce monde de fainéantise et d'incompétence qu'est le fonctionnariat administratif. Il n'eut jamais aucune promotion exceptionnelle d'autant qu'en plus, la bonne idée lui vint, juste après le retour de De Gaulle, de se présenter à des élections municipales sur une liste socialiste alors que toute la préfectorale, en moins de trois jours, était redevenue gaulliste comme un seul homme. Et, plus tard, comme si cela ne suffisait pas, il devint gaulliste convaincu à l'arrivée de Mitterrand, rien que parce qu'une des fameuses propositions du candidat prévoyait l'abolition de la peine de mort pour les assassins! Alors que toute la préfectorale se découvrait d'un bloc une âme sociale comme pas possible, à la Germinal!

Pour tromper l'ennui d'une carrière brillante si rapidement avortée, il n'eut d'autres ressources que de revenir à ses amours de première jeunesse. Il avait appris le grec au lycée Fermat à une époque où chacun savait ce que travail veut dire, était devenu un fort en thème sinon un helléniste convaincu comme peut l'être un adolescent. Il avait gardé un amour immodéré pour cette Grèce de rêve qui représentera toujours l'apogée de l'Homme. Et donc, il avait entrepris une étude extrêmement sérieuse sur les croyances de ces Grecs et s'était intéressé de près à cette religion de païens et mécréants faite de Dieux à l'image des Hommes. C'était son violon d'Ingres. Il avait entrepris d'écrire une "Histoire de la Civilisation Hellène et de ses Dieux", ma foi pas mal tournée, avec une impressionnante collection de photographies nées de plusieurs voyages de jeunesse vers sa terre promise.

A l'époque, les années qui suivaient la libération, c'était un beau garçon bien brun, assez grand, l'oeil encore vif. Il venait de fêter ses trente ans. Mais, déjà fagoté comme un valet de pique, il gardait une mine sévère de fils unique qui vivait toujours entre les griffes de sa mère, veuve d'un capitaine de réserve tué dans les Ardennes en 1940. Elle le couvait comme une oie couve un dernier oeuf. Elle lui surveillait la santé en premier, la chambre en second, les économies en troisième, passait son temps à ranger ce qu'il dérangeait consciencieusement, le nourrissait comme il fallait, l'habillait comme nécessaire et le réprimandait affectueusement à tout bout de champ pour quelque peccadille. Lui, comme coq en pâte, ne l'écoutait même pas, trop habitué depuis la naissance à vivre dans un monde particulier où un ange de chair veillait constamment sur sa destinée. Une mère abusive qui rattrapait toutes les erreurs du fils et lui frayait donc de la plus mauvaise manière le chemin de la vie.

Ce soir-là, il avait du vague à l'âme. Trente ans déjà et rien dans sa vie sentimentale. Le néant à part quelques amourettes avec des filles faciles. Pour tromper son ennui, il venait donc ce soir du 14 juillet à sa Préfecture "faire un tour au bal du personnel" comme il disait. Sans se douter qu'il avait un charmant rendez-vous avec son destin.

La future Madame Ledrin, Adeline Siretti, fille d'un demi-cadre communiste italien plus émigré clandestin qu'exilé de force malgré ses dires, et d'une lavandière marseillaise, attendait donc au fond de la grande salle de bal. Presque cachée derrière la grosse caisse, toute sage, la demoiselle faisait tapisserie comme on dit et baillait de temps en temps car la nuit s'avançait et l'amie qui l'avait amenée, la laissait seule rien que pour danser avec n'importe quel cavalier et déclencher une crise de jalousie chez le secrétaire du préfet.

Pour l'instant, notre pétainiste était perdu depuis un bon moment au milieu de ces gens qui entourent les bals, célibataires misogynes parce que timides, hommes mariés à des épouses jalouses ou hommes qui ont assez soupé des femmes. Enfin tous ces gens qui, dans toute fête, passent leur vie à regarder avec des yeux stupides les autres danser et s'agiter comme des imbéciles au son d'un tintamarre orchestré. Lui, par simple esprit grégaire, pour ne pas passer pour une croûte aux yeux de ses collègues antipétainistes qui se dandinaient sur la piste, avait brusquement décidé après une heure d'hésitation, de les rejoindre et de les imiter. Pour éviter les qu'en dira-t-on. Il cherchait donc une cavalière et la première qui tomba dans son champ de vision, était aussitôt l'heureuse élue. Baillant aux quatre vents, mâchoires décrochées, elle était assise à une table extrême, juste derrière la grosse caisse.

L'orchestre attaquait un paso doble tandis que les lumières s'éteignaient pour la plupart et il bondit tel un puma aux aguets sur une petite souris des prairies rêvassant sous la lune.

– Vous dansez mademoiselle?

Presque surprise, elle sursauta. Elle paraissait ne pas l'avoir vu approcher dans le sombre et, comme interloquée, coeur battant, muette, acquiesçait de la tête et soulevait la mousseline rose qui l'encerclait.

Il repartait sans l'attendre et elle le suivit en catastrophe en évitant de manière savante plusieurs rangées de tables et de consommateurs pour ne pas abîmer la fameuse robe qu'elle avait mis trois jours à confectionner. Elle tendit le bras à sa demande et il la lança d'une main experte sur la piste. Elle manqua s'étaler sur le parquet glissant mais il la retint avec un certain brio et elle le remercia d'un court sourire. En guise de préambule, avant même de se présenter, il se permit de préciser: – Je suis de l'administration Préfectorale! comme il aurait dit: – Je suis chez moi, ici! Elle, déjà un peu amoureuse de cet hidalgo de préfecture, répondait d'une courte grimace parce qu'il lui écrasait déjà un orteil. Ils exécutèrent le paso sans dire un mot. Mais, dès le second, ils parlèrent politique et commencèrent à se disputer comme coquins en foire. Elle était fille d'italien chassé par Mussolini et n'allait pas se laisser conter des balivernes même par un quelconque administrateur préfectoral complètement ivre ou demeuré!

Il avait fini par reculer devant la jactance et les lueurs menaçantes de la belle lorsque le ton était monté et que quelques couples goguenards les avaient observés à la dérobée. Il venait juste d'être réintégré dans la carrière sous la condition expresse de ne plus s'aventurer sur les chemins hasardeux de la politique et, cette fois, la prudence fut bonne conseillère. Les remontrances et les larmes de sa mère lui revinrent en mémoire. Il avait alors brusquement acquiescé aux idées de sa cavalière sur la question, s'était presque excusé, avait reconnu ses erreurs de jugement dans un sourire d'enfant sage et elle était alors vraiment tombée amoureuse de cet homme de dix ans son aîné qu'elle pensait déjà, en bonne femme qui ne perd pas le nord, pouvoir manipuler à sa guise. Le silence était retombé entre eux. Les femmes aiment ces genres d'hidalgo qu'elles pensent pouvoir mener par le bout du nez! Puis il avait parlé de sa passion, en passant du panthéon d'Olympie à la pensée de Socrate sans oublier les guerres médiques et la vision d'Alexandre. Et, subjuguée par cet imbécile d'une autre époque non seulement pétainiste mais pire, helléniste, elle l'avait laissé parler sans l'interrompre et sans bailler.

Plus tard dans la nuit, au quatrième tango, il avait osé subrepticement, presque par inadvertance, lui frôler la joue de ses lèvres. Insensiblement, en regardant de côté, elle avait alors approché l'organdi rose jusqu'à toucher la cravate de son cavalier et leurs souffles étaient devenus plus tendus. Trois danses encore et elle l'avait ramené à sa table où attendait l'amie toute malheureuse après le départ du secrétaire du préfet.

Il fallait vite se séparer mais ils avaient promis de se revoir. Un rendez-vous en tout bien tout honneur comme il se doit, pour aller visiter le Musée des Augustins. Comme si à cet âge là, on ne pense qu'à visiter les musées! Surtout celui des Augustins qui est un Musée plutôt spartiate et poussiéreux comme n'importe quel musée de province!

Ainsi naissent quelquefois les contes de fée dans les Administrations Publiques! Ils étaient tous deux fonctionnaires donc faits pour cumuler leurs mandats et vivre ensemble. Le plus tôt serait le mieux!

– On m'a volé mon fils! avait hurlé la pauvre mère, outrée par l'impudence de cette gamine de vingt ans qui mettait le grappin sur son fils unique de trente... mais c'était trop tard.

Et voilà comment, fille d'un certain Adriano Siretti, émigré italien soi-disant antifasciste, Adeline avait épousé un soi-disant pétainiste pour en faire rapidement un socialiste convaincu.

Le temps était passé. Ils avaient eu quatre filles et comme le meublé qu'ils louaient place Saint-Étienne à Toulouse devenait trop exigu, ils avaient réalisé un rêve cher à tous deux. S'offrir la campagne! Ils avaient acheté un terrain dans la banlieue, à Blagnac, une petite commune rieuse, collée à Toulouse, le jour même où Pompidou devenait président de la République. Plus exactement, un bout de champ en bordure d'une route paresseuse encore parsemée de pierres et de vieux jardinets déjà à l'abandon.

Les filles avaient grandi, la commune de Blagnac avait explosé et encerclé leur petit monde avec tout un tas de lotissements et de désordres comme en ont les villes en expansion.

Mais tout allait pour le mieux. Adeline et Adolphe s'entendaient parfaitement malgré les disputes presque quotidiennes. Ils formaient avec leurs filles une de ces familles indestructibles dont bien des gens se demandent où est le secret de leur réussite. C'étaient deux caractères peut-être entiers mais complémentaires. Leur réussite à eux, elle naissait d'une lutte incessante d'influence au sein même du couple. Chacun avait délimité son territoire, ses privilèges et concessions. En fait, ils partageaient tout: les joies, les soucis et les salaires. C'était lui qui remplissait chaque année les déclarations de revenus et c'était elle qui remplissait les chéquiers. Il payait les impôts, elle dépensait le reste.

Ils partageaient même le travail! C'était Adeline qui mettait évidemment la table tandis qu'Adolphe mettait les pieds dessous dès que l'ordre lui en était intimé. Car en fin de compte, il était obéissant. C'était Adeline qui rangeait tandis qu'Adolphe dérangeait comme du temps où il vivait avec sa mère. C'était elle qui nettoyait les cendriers et c'était lui qui fumait comme un pompier. Adolphe Ledrin menait une vie heureuse pendant qu'Adeline menait les filles à la baguette au fur et à mesure qu'elles arrivaient. Rien que des filles! Quatre filles! Dont une assez complexée pour devenir militante du M.L.F. et présidente fondatrice du M.L.F.T. A croire que les Dieux de l'Olympe qui ont le sens de l'humour avaient décidé de punir notre homme parce qu'il osait se prétendre père et mari parfaits!

Et cela avait continué! C'était son épouse qui, plus tard, transportait les quatre filles au Lycée, collège ou école dans sa petite voiture. C'était elle qui surveillait leur travail de classe. C'était elle qui se rendait aux Conseils de Classe. C'était elle qui achetait les livres, qui choisissait les affaires, qui corrigeait les devoirs, qui surveillait tout. C'était lui qui supportait les lamentations de sa femme en pensant à autre chose.

C'était elle qui continuait à travailler à la Sécurité Sociale tandis qu'Adolphe, devenu fataliste après la quarantaine, attendait de jouir d'une retraite bien méritée. C'était elle, femme infatigable, qui menait de pair son travail professionnel avec celui de la maison. C'était une femme qui avait de l'énergie à revendre!

Et pas question qu'Adolphe touche à quoi que ce soit! Depuis qu'il lui avait cassé deux douzaines d'assiettes la première et seule fois qu'elle lui avait demandé de s'occuper de la vaisselle!... La vaisselle de famille que sa mère lui avait donnée pour son mariage. Comme on donne des reliques napolitaines! La vaisselle à laquelle elle tenait tant! La première fois qu'elle invitait en grande pompe ses parents, ses deux soeurs et ses quatre frères, juste après la lune de miel! La catastrophe! Parce que sa mère lui avait glissé dans le creux de l'oreille:

– Il n'est pas Italien comme ton père! Tu dois pouvoir le faire travailler à la maison!

Elle avait souri et acquiescé pour son malheur... Voir enfin son Adolphe dans les travaux ménagers! Comme dans tous les couples modernes!

– Adolphe! Tu pourrais m'aider pour la vaisselle!

– Mais bien sûr ma chérie! s'était entendu répondre Adolphe tout étonné.

Pensez donc! Devant toute la belle-famille, il allait faire l'effort de plier la table! Exceptionnellement!

Il avait réussi à soulever une pile d'assiettes impressionnante. Rien que pour montrer au beau-père qu'il était un homme et que le poids ne lui faisait pas peur! Est-ce qu'un gendre normalement constitué, gendre d'un maçon italien de surcroît et du sud de l'Italie en plus, aussi fort qu'un Turc et aussi poilu qu'un orang-outang, pouvait se contenter de soulever quatre assiettes comme une petite femmelette d'intérieur? Il allait montrer ce qu'il pouvait faire lui! Il en avait soulevé peut-être vingt-quatre! Et, à moitié aveuglé par la hauteur de la pile qu'il tenait à hauteur de ceinture et presque à bout de bras, il s'était pris les pieds dans sa propre chaise qu'il n'avait évidemment pas remise en place sous la table. Il avait basculé et toute la vaisselle, cadeau de mariage de la belle-famille en plus, s'était fracassée sur l'évier. Le drame! Les cris!

– Il l'a fait exprès! Je vais divorcer! hurlait la pauvre Adeline...

– Mais non, mais non! Je ne l'ai pas fait exprès! répondait un Adolphe épouvanté par l'ampleur du cataclysme qui devrait friser les sept sur l'échelle de Richter qui mesure les catastrophes planétaires.

– Je vais divorcer! Je vais divorcer! continuait à vociférer d'une manière incroyablement aiguë son Adeline...

– Quel maladroit! hurlait la belle-mère accablée par l'accident... Mais quel maladroit!... Tu aurais mieux fait d'épouser le fils Enrico!... Calme-toi ma fille, que tu attends un petit!

Le beau-père intervenait à son tour, en riant de toutes ses dents...

– Qué yé té prendrai pas au boulot! Tou me foutré la poutré sour lé crâné!

– Mais non! Je ne l'ai pas fait exprès! continuait à plaider le malheureux...

– Si! Tu l'as fait exprès! Ça ne m'étonne pas que tu t'appelles Adolphe! Nazi! avait hurlé Adeline sous les feux hurlants de la colère...

La logique féminine! Vous renversez une pile d'assiettes et vous vous prénommez Adolphe, vous êtes forcément nazi!

Lui, il en était devenu vert! Elle avait vu que le coup avait porté et avec toute l'intuition féminine qu'ont certaines femmes vindicatives en diable pour les mauvais coups, avait enregistré le phénomène dans un coin de la cervelle. Pour le lui ressortir à toutes les altercations à venir.

Il y aurait droit toute sa vie!

A chaque dispute et elles étaient nombreuses, elle lui assenait régulièrement:

– Exactement comme tu as fait exprès de casser mes assiettes autrefois! Tu peux toujours nier! Je ne te crois pas! Ça ne m'étonne pas que tu t'appelles Adolphe!

Elle n'ajoutait pas "Nazi!" mais c'était tout comme!

Lui, un beau jour, au cours d'une dispute homérique à propos d'un livre qu'il ne retrouvait plus dans son désordre éternel, avait fini par convenir qu'il avait fait exprès de casser les assiettes! Trop content! Rien que pour l'ennuyer davantage cette fois...

– Je le savais! Je le savais! J'avais raison! Mon intuition féminine ne m'avait pas trompée! Et pourquoi? avait-elle demandé ce jour-là en éclatant en sanglots avant de fournir évidemment la réponse... Rien que pour profiter de sa femme, pour bien montrer que tu ne veux rien faire dans la cuisine... comme avec ta mère... elle t'a bien élevé celle-là!

– Laisse ma mère tranquille! J'aurais dû épouser une femme comme elle! Je serais millionnaire maintenant au lieu d'avoir une femme qui a les mains percées!

Et la dispute reprenait de plus belle. Ils faisaient tous deux partie de cette classe d'individus qu'on nomme en patois des "gulaïres" ou "goulaïres", autant dire des "gueulards" en bon français, ou des "branquès", des branques, des rigolos.

Nous connaissons tous ces genres de personnages, ces voisins de rue, ces familles où les disputes pour un rien deviennent immédiatement hystériques; avec des hurlements qui passent allègrement portes et fenêtres, vous ameutent un court instant tout un quartier et s'éteignent aussi rapidement qu'elles sont apparues. C'était bien le cas de la famille Ledrin.

Et toujours la phrase trop bien mémorisée dans un coin de la cervelle de Madame, qui revenait à chaque dispute comme un leitmotiv...

– Ça ne m'étonne pas que tu t'appelles Adolphe! Ça ne m'étonne pas que tu t'appelles Adolphe! Ça ne m'étonne pas que tu t'appelles Adolphe! qui revenait, qui revenait...

...jusqu'au jour où à l'arrivée de la huitième chienne, comme, il menaçait à son tour de divorcer au milieu des vociférations et qu'elle lui ressortait en hurlant plus fort que lui la phrase magique, il lui avait envoyé une gifle monumentale. Elle s'était tue aussitôt, étonnée, avait fondu en larmes, s'était allée plaindre aux quatre filles en disant qu'elle avait eu cette fois la justification de ce qu'elle avançait depuis plus de trente ans! C'était bien un nazi de la pire espèce! Puis avait pardonné à son homme parce qu'elle l'aimait profondément et se savait entièrement fautive. Lui ne devait plus jamais entendre la phrase! Malheureusement sa troisième fille, la Gabrielle, tout juste promue psychopédagogue et déjà membre active du M.L.F., avait pris le relais!

– Notre père brutalise notre pauvre mère! Ce n'est qu'un macho de la pire espèce! avait-elle annoncé aux soeurs...

Les soeurs avaient acquiescé en riant. Elles avaient répondu de concert.

– Notre père est notre père et il est comme il est!

– Notre père n'est qu'un macho par ta faute! avait-elle lancée à la mère.

La mère avait haussé les épaules.

– Trouve-toi un mari au lieu de dire des âneries! Je connais ton père! Il n'est pas macho, il est fainéant!

– Votre papi est un macho! avait-elle claironné en l'absence de Cricri leur mère, à ses deux nièces qui avaient alors six et quatre ans... Vous l'appellerez papi macho... Allez l'embrasser et lui dire : Bonjour papi macho! Allez...

Les gamines étaient parties en courant. Pour revenir en riant...

– Cela a fait rire papi! Il nous a dit de t'appeler Tata Gaga!

Mais la Gaby ne se tenait pas pour battue et elle avait insisté pour faire enfin entrer dans toutes les têtes de la famille ce concept de macho à l'encontre de son père. A force de répéter, les gens comme les élèves récalcitrants finissent par apprendre une vérité évidente! devait penser la psychopédagogue...

Et le surnom lui était effectivement resté. dans la bouche des deux petites filles. "Papi macho"! Parce que ça l'amusait...

Pourtant, il ne faut pas croire qu'il était uniquement une espèce de fantôme, un père silhouette comme on en trouve quelquefois dans certaines familles où la femme écrase entièrement l'homme. C'était lui qui prenait toujours les grandes décisions, qui intervenait dans les moments critiques. C'était lui qui s'était presque battu avec un voisin qui contestait les limites du terrain, qui avait rencontré et presque insulté une professeur de philosophie qui détestait et ennuyait sa Gabrielle au point que la gamine n'en dormait plus. C'était lui qui avait écrit au Maire pour obtenir enfin la mise en place de trottoirs décents dans leur rue. C'était lui qui changeait les lampes électriques pendant que, prudente, son Adeline coupait l'électricité au compteur. C'était lui qui se prétendait bricoleur et avait le titre officiel de réparateur agréé de tout le matériel de la maison. C'était lui qui s'énervait à chercher les pannes incompréhensibles ou la vis qui tombait et roulait évidemment sous les meubles. C'était sa chère Adeline qui lui rangeait les outils. C'était lui qui faisait pousser les arbres du jardin tandis que sa femme ne s'occupait que des deux mille mètres carrés de fleurs, légumes et pelouse.

Il faut dire aussi à sa décharge que chaque fois, rares il est vrai, qu'il voulait entreprendre dans la maison un travail qui ne lui était pas attribué, il entendait toujours...

ou de la part de ses filles:

– Laisse, papa! Je vais le faire!....

ou de la part de son épouse:

– Laisse, tu es trop maladroit!... Laisse, tu es incapable!... Laisse, tu vas te faire mal!... Laisse, tu vas le casser!... Tu ferais mieux de faire comme notre chat Félix, d'aller te promener dans le jardin!

Et c'est vrai que l'habitude d'être servi n'arrangeait pas les choses. Il était totalement incapable de vivre sans l'aide des femmes qui l'entouraient. La preuve, c'était lorsqu'Adeline se plaignait à ses quatre filles.

– L'autre jour, je suis obligée de m'absenter pour aller chercher un chien abandonné... je lui mets le couvert, je dis à votre père... tu as tout prêt dans le buffet et le poulet dans le four. Il a trouvé le moyen d'oublier le poulet et d'avaler à la place la boîte de gâteaux secs réservés aux chiennes! Voilà votre père!... Samedi prochain, je dois me rendre à la manifestation de Bordeaux contre la vivisection! Il faut que nous soyons nombreux! Vous m'accompagnerez toutes mais une restera pour préparer les repas des chiennes, de Félix et de papa! A moins que je le fasse avant! Qui pourra se rendre à la manifestation avec moi?

– Il pourrait venir! grognait Gabrielle toujours outrée par les passe-droits du père.

– Tu le connais! Bien content qu'il nous accompagne à la manifestation de Toulouse! C'est déjà çà!

Et c'était toujours ainsi...

Enfin, il faut croire qu'il était vraiment un homme heureux, comblé, aimé, peut-être trop protégé par son entourage!

Malheureusement, il faut croire aussi que les Dieux de l'Olympe ont fort le sens de l'humour et poussent les plaisanteries un peu loin!

Un beau printemps, Adeline avait enfin atteint son automne, l'épanouissement final de la fleur, ce que les docteurs nomment ménopause, alors que ses filles quittaient le nid pour voleter déjà vers la grande aventure qu'est la vie. Ses filles qu'elle avait eu jeunes et qu'elle avait couvées car elle était femme maternelle. Il ne lui restait encore que les deux dernières mais le temps approchait où elles aussi s'échapperaient. Elle n'était plus mère! Un vague à l'âme sans fin l'avait encerclée à la poitrine comme un sanglot silencieux, comme une plainte étouffée. Son père était mort cette année-là. De chagrin parce qu'on avait volé son chien.

Elle avait ramené auparavant une petite chienne, une petite fox, lorsque sa dernière fille avait atteint les dix ans. Plus de bébé à la maison! Cela lui manquait déjà! Un petit fox de remplacement qu'elle pouvait cajoler. Puis une petite ratière pour tenir compagnie à la fox! Monsieur avait prévenu que ce serait la dernière. Toutes les femmes, mère comme filles, s'intéressaient alors aux petites bêtes bien gentilles, Monsieur condescendait quelquefois à poser une tape amicale entre les oreilles des chiennes. Mieux, sur le sol, heureusement de carrelages, il ramassait et nettoyait. Car Madame, incapable de rudesse pour ses nouveaux bébés, était dans l'impossibilité de dresser un animal à la propreté. Les mauvaises habitudes se prennent vite.

A la troisième, une chienne perdue ramassée subrepticement par la mère avec la complicité des filles, la colère d'Adolphe fut énorme. Il menaça pour la première fois de divorcer sur le champ mais face à la coalition des femmes et devant la promesse jurée qu'elles firent toutes que ce serait le dernier animal qui entrerait dans la maison, il finit par céder. Mais désormais il ne ramasserait plus rien sur les carrelages ou ailleurs! Voilà pour la punition! En plus, cela l'arrangeait! Mais, chers lecteurs, vous savez tous ce que valent les promesses de femmes, surtout lorsque celles-ci sont en nombre!

La cadette Juju avait héritée d'une "chienne-loup" trouvée dans la rue. Un beau jour, alors qu'elle gambadait dans le jardin du petit immeuble, la bête avait disparu. Pfuitt, envolée. L'enquête menée tambour battant par la mère suivie des quatre filles leur apprit qu'un camion s'était arrêté devant la cour, qu'une personne inconnue avait fait monter un chien ou une chienne-loup dans le véhicule... Pas trace de la chienne dans le chenil de la S.D.A. ou ailleurs. Adeline, en fin de compte, avait décidé de s'adresser à une des innombrables associations de défense animale, avait appris qu'on volait des chiens, qu'un ignoble trafic existait. Des tracts et des photographies lui apprenaient une triste vérité. Révoltée et comme elle ne s'entendait plus avec la présidente régionale de l'association, elle s'était décidée à fonder la sienne, l'A.D.A.T, l'Association de Défense des Animaux Toulousains, dont elle était évidemment la Présidente. Une de plus. C'était Adolphe qui avait été chargé d'en écrire les statuts et d'amener le tout à la Préfecture. Il connaissait les lieux! Elle s'était totalement investie dans ce combat contre ceux qui, pour elle, étaient des assassins de bébés, ni plus ni moins.

Et, parce que les vols continuaient, c'était elle qui avait pris un jour l'initiative d'organiser une "manifestation antivivisection" dans les rues de Toulouse, soutenue par une bonne moitié des associations de défense animale tandis que le reste continuait à médire allègrement sur ce mode de propagande déplacé. Car c'était un fait, une multitude d'associations de défense animale, toutes dirigées par des femmes, se tiraient allègrement dans les pattes à la moindre occasion et Adeline, dans le déchaînement de ragots qui couraient allègrement par les fils des téléphones, n'était pas la dernière à augmenter la richesse du Ministère des Postes!

– Prenez exemple sur les chasseurs! Eux quand ils défilent, ils sont tous ensemble! grondait Adolphe...

– Tu as parfaitement raison! répondait Adeline... Mais tu as vu qui on trouve dans la défense animale? Madame Bretzer qui est complice des trafiquants, Madame Grunne qui est idiote, Madame Juvain qui dit du mal de tout le monde, Madame Togatti qui n'est dans la défense que par son mari, Madame Laribelle qui n'a même pas adopté un animal, Madame Muche qui se prend pour quelqu'un d'indispensable, Madame Carbier qui ne sait pas tenir sa langue, Madame Malevieux qui déforme tout ce qu'on lui dit et Madame Villié dont Simone m'a dit qu'il fallait se méfier!

– Vous ne pourriez pas vous entendre pour une manifestation? interrogeait Adolphe.

– Moi, m'entendre avec! Mais c'est elles qui ne veulent rien entendre! Si je t'écoutais, tu me ferais manifester avec des "vivisecteuses"!

Il n'y avait plus rien à dire et Adolphe haussait les épaules ce qui avait le don d'énerver Madame.

– C'est çà! Accuse-moi tant que tu y es! Va dans ton fauteuil lire le journal et lève les pieds quand je passerai l'aspirateur!

Adolphe obtempérait.

Adeline trouvait une fois une chienne perdue, une autre fois une chienne abandonnée, quelquefois ramenait une bête de la S.D.A., souvent avec l'aide d'une des filles. C'était elle qui, si nécessaire, payait vétérinaire, vaccinations et tatouages. Monsieur ne disait rien mais n'en pensait pas moins. Les chiens étaient aussitôt placés, les chiennes aussi mais quelquefois ce n'était plus possible de trouver une personne prête à adopter la bête! Il ne restait alors qu'à la garder.

Mais plus le temps passait, plus les problèmes s'accumulaient. Adolphe bataillait ferme à chaque adoption mais devant les arguments massue de sa femme alliée aux filles, il finissait toujours par capituler...

– Je n'ai pas besoin de toi, moi! Je n'ai besoin de personne pour qu'on me prépare le repas, pour qu'on me repasse les chemises, pour qu'on me lave les pantalons! qu'elle lui lançait la mine toujours furieuse... Si tu n'es pas content, tu peux faire tes malles!...

– Jamais! C'est ma maison ici! C'est mon jardin! Je ne partirai jamais! Tu m'entends? Jamais!

Pour entendre, elle entendait. Même les voisins du bout de la rue entendaient!

– C'est moi un jour qui partirai! qu'elle criait pour la énième fois...

– Va-t'en! Tant mieux! qu'il ricanait de sa voix de stentor.

– Tu serais trop content! Tu t'imagines que tu te trouverais une jeunette pour me remplacer! Mais elles ne sont pas folles de nos jours! Elles ne vont pas avec de vieux rabougris...

– ... de vieux rabougris?... Je m'en trouverai une de tes jeunettes de quarante ans! Bien contente de trouver un brave type comme moi, capable de tout supporter!

Adeline poursuivait...

– ...de vieux rabougris qui sont incapables de faire la vaisselle! On partage de nos jours! Ta nénette, elle viendrait mais elle repartirait bien vite! Il n'y a que moi, pauvre cloche, qui peux te supporter! Lève-toi et déplace ton fauteuil que je passe la serpillière...

– Quelle époque femelle! qu'il répondait debout, en pleine crise de "paranoïa misogyne"... La France? Un pays femelle! Les femelles ont châtré les hommes dans notre pays! La France, un pays entre les mains des politiciens et des femmes! Nous sommes perdus! On ne s'en sortira pas!

– Les femmes, ce sont les seules qui peuvent relever la France de l'état dans lequel, vous, les hommes, vous l'avez mise!

– Les hommes de maintenant, des femelles! Ça se bichonne, ça s'asperge de déodorants, ça se fout des moumoutes sur le crâne, ça fait du strip-tease!

Il aurait pu ajouter... "Ça supporte les meutes des chiens qui entourent Madame" mais il n'y pensait pas.

– Parlons-en des hommes de maintenant! Ils sont comme ceux d'hier! Encore des profiteurs pour la plupart!

Ce "pour la plupart" indiquait bien qu'il y avait déjà des exceptions, qu'une femme avec de la chance... la chance qu'elle n'avait pas eue... pouvait trouver un homme capable de la seconder...

– Des poules mouillées qui devraient vous dresser, vous les femmes!

– Mais les temps changent comme dit ta fille Gabrielle... Les temps changent!

– Ne me parle pas de cette toquée!... C'est toi avec "ton" éducation qui lui a foutu dans la tête toutes ces âneries de son M.L.F.!

–Parlons-en de l'éducation de "tes" filles! Monsieur n'a jamais rien fait!

– Tu m'interdisais de m'en occuper! Il n'y avait soi-disant que toi qui étais capable!

– Ta fainéantise qui ressort! Je n'allais pas laisser l'éducation de "mes" filles à un incapable!...

– On ferait mieux d'euthanasier les quinze chiens de cette maison plutôt que d'entendre les élucubrations d'une folle. Une folle qui vit mal son retour d'âge!

– Non! On ferait mieux d'euthanasier le grand-père débile qui vit ici!

Et cela durait des heures! Une guerre de phrases vengeresses, assassines. Pour le seul plaisir de faire mal à l'adversaire. On sautait du coq à l'âne, peu importait! On passait du nombre de chiennes à l'éducation des enfants pour faire un petit détour par la fameuse scène des assiettes, puis on abordait à nouveau la fainéantise de Monsieur ou la folie de Madame, on se retrouvait un instant dans les oublis d'anniversaire et de cadeaux de Monsieur ou dans les regrets de ne pas avoir épousé Enrico à la place de l'imbécile, on poursuivait dans les éraflures des voitures par Madame au volant, on abordait alors le désordre de Monsieur et les tics de Madame pour retourner au nombre de chiennes et recommencer un nouveau cycle. C'était la guerre qui était importante. Chacun des deux comptait avoir le dernier mot et à ce jeu, au bout d'une heure, Adolphe, le plus intelligent à la fin... c'était lui qui le disait... finissait la plupart du temps par capituler et partait s'enfermer dans sa chambre ou prendre l'air dans le jardin ensoleillé, laissant le terrain et une victoire éphémère à une Adeline toute contente d'avoir imposé la Vérité.

Avec le temps, ce qui avait désolé le plus Adolphe, c'était de voir l'état dans lequel tombaient les unes après les autres les chambres des enfants dès que ses filles avaient quitté une à une la maison. Aussitôt occupées par plusieurs chiennes! C'était lui, en tant que bricoleur, qui avait autrefois fixé les étagères, monté les armoires et les lits achetés en pièces détachées au meilleur prix, qui avait fixé les placards de rangement. Voir ces chambres qu'il aurait voulu garder à ses filles dans le cas où elles reviendraient... pour un jour avec le mari ou seules pour la vie... ce sont des choses qui arrivent... voir ces chambres dans l'état où elles étaient, occupées par une meute, portes lacérées, papier peint déchiré, air empoisonné! Il l'avait reproché à sa femme mais elle lui avait simplement répondu qu'elle était chez elle et que ses filles n'avaient plus aucun droit sur la pièce.

Il n'avait pu que préserver la dernière, la chambre de la benjamine, Charlotte, sa Lolotte. Parce que c'était sa femme qui s'y était installée! Car il ne supportait plus de dormir avec son épouse dans un lit où se promenaient plusieurs chiennes prêtes à batailler pour avoir la meilleure place entre eux deux!

C'était comme le reste... venu insensiblement, dès le départ. D'abord, la première chienne dans la chambre pour l'empêcher de gémir derrière la porte. Puis sage au fond du lit, sur l'édredon puis entre elle et lui, sur l'oreiller. Chaque fois, des disputes toujours homériques! Chaque fois, des menaces! Mais rien n'y faisait. Adeline était aussi têtue qu'une mule et lui jetait allègrement arguments massue et menaces à la tête!

– Tu n'as pas de coeur! Et si tu continues à te plaindre, tu iras manger ailleurs!

– J'irai au restaurant! qu'il hurlait au milieu des aboiements...

– Je changerai les serrures et je te fermerai la porte à clef! Je n'ai jamais vu un homme aussi cruel! Tu aurais fait un vivisecteur parfait!

– On n'a pas besoin d'avoir quatre chiennes dans le lit! Trois, ça suffisait!

– Vivisecteur! Qu'est-ce qu'elle t'a fait, Chipie? Pourquoi tu n'aimes pas ma chérie... Viens ma chérie, n'aie pas peur! Viens dans mes bras! Papa est idiot!

– Choisis entre elle et moi!

C'était un ordre comme il savait en donner.

Elle ne prenait même pas la peine de répondre. Le choix était fait depuis longtemps!

– Tu n'avais qu'à ne pas accepter Poussy, Kikou et Miky avant! lançait-elle perfide.

Il s'étranglait de fureur dans son pyjama.

– Un jour, je foutrai le camp!

C'était une affirmation comme il savait les asséner.

Elle ne prenait même pas la peine d'y croire. Il était incapable de vivre sans elle!

– N'ayez pas peur, mes chéries! Papa crie mais n'est pas méchant!

– Je ne suis pas papa! qu'il lançait à la cantonade tandis que Madame s'enfonçait heureuse au milieu du lit avec les quatre chiennes tout contre elle.

– Éteins la lumière!

– Tu veux la guerre? Tu l'auras!...

– Couche-toi et éteins la lumière!

Il se glissait à son tour dans la maigre place qu'elle lui laissait. Il avait depuis longtemps pris l'habitude de dormir sur une arête du matelas, en équilibre, sans bouger et juste retenu par le drap. Même dans le lit conjugal elle prenait toute la place avec ses chiennes!

Cette situation ne pouvait plus continuer. Une guerre larvée s'était installée. Chaque soir, c'étaient des récriminations à n'en plus finir. Il pouvait être presque aussi têtu qu'elle! Toute la journée, il reprochait les quatre chiennes dans le lit! Il prenait ses filles à témoin qui, crime de lèse-mère, n'étaient pas loin de lui donner raison pour une fois. C'étaient des disputes à tous les coins de pièces!

Et un beau jour Adeline, de guerre lasse, lui annonça:

– Puisque tu ne supportes plus de dormir avec moi, je vais m'installer dans la chambre de "ta" fille! Tu l'auras voulu!

"Ta" fille, c'était la benjamine qui se préparait à quitter le nid familial.

Et donc, un beau jour, Monsieur s'était retrouvé pour la première fois seul dans sa chambre depuis le mariage. Depuis plus de trente ans! Chambre à part! C'était décidé! Il entrait à l'époque dans sa soixante quatrième année et avait eu un pincement au coeur mais en fin de compte, c'était une sacrée victoire qu'il avait obtenue. Seul dans un grand lit! Fini l'équilibre sur l'arête! Étendu les bras en croix au milieu. Il avait dormi avec délectation.

Le matin, il avait évidemment baptisé lui-même son lit, avec peine d'ailleurs. Mais lorsqu'Adeline était venue inspecter le travail, elle avait immédiatement ricané...

– Je le savais bien! Tu as toujours été un empoté! Regarde-moi comment tu as mis les draps! Heureusement que je suis là!

– J'ai fait mon lit au carré, comme à l'armée!

– Ça devait être du propre!

Et elle avait remis tout en place comme elle seule savait le faire! A la perfection.

Il n'avait pas insisté, trop content. Et depuis ce jour mémorable, elle n'entrait dans sa chambre que pour faire le lit et passer l'aspirateur. Mais pas question de mettre de l'ordre! Elle avait ri et n'avait pas insisté. Elle avait déjà assez de travail pour tout le reste de la maison et pour les animaux. Petit à petit, la pièce devenait un capharnaüm où il entassait sa chaîne haute fidélité, son bureau, ses affaires, ses livres... Mais c'était une victoire comme il disait... la fin de l'invasion.

Cette victoire lui montait à la tête! Il devenait intraitable comme Napoléon après Arcole et Rivoli au traité de Campoformio! Interdiction de plus en plus absolue à ne rien toucher dans la chambre! Elle devenait une espèce de fort Chabrol délabré, pièce centrale d'une ligne Maginot qui se poursuivait jusqu'à son fauteuil Voltaire en place devant la télévision de la salle de séjour en passant par ses pantoufles. Pas question qu'une chienne entre dans la chambre! Pas question qu'une chienne s'asseye sur son fauteuil! Pas question qu'une chienne joue avec les pantoufles!

– On ne recule plus! C'est fini! avait-il lancé superbe au nez de sa femme qui ricanait...

Exactement comme le général Gamelin à Édouard Daladier en quarante...

Et depuis dix ans, malgré l'afflux incessant de chiennes et les attaques sournoises de sa femme, il n'avait pas cédé, agrippé à sa nouvelle frontière comme Dame Misère après les pauvres et Gamelin après sa ligne Maginot.

Une espèce de trêve tacite semblait même s'être installée dans les derniers temps. Peut-être le calme qui précède l'orage?

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 3

 

 

 

 

 

 

– Allez! Ça y est! Les emmerdeuses arrivent! grogna Adolphe du fond de son fauteuil lorsque les aboiements éclatèrent aux quatre coins de la villa. Un concert de dix-huit chiennes!

Adolphe Ledrin, né un 11 février (St Adolphe) de Jules Ledrin et Maria Santana, avait à l'époque soixante et quatorze ans. Le teint mat de sa mère catalane, l'oeil sombre et fier, le cheveu en brosse, encore dru, déjà plus sel que poivre, le sourcil broussailleux et ombrageux, en circonflexe, ce retraité de la Fonction Publique dans l'administration Préfectorale, radical-socialiste par tradition familiale devenu pétainiste de circonstance en mil neuf cent quarante cinq, puis socialiste convaincu par l'influence de son épouse, gaulliste par la faute de Mitterrand et pour terminer proche de ce qu'on nommait la mouvance écologique, attendait les arrivantes de pied ferme.

– Vos gueules, les chiennes! hurla-t-il dans toutes les directions avant de saisir une ceinture et d'en asséner plusieurs coups sur quelques échines qui se réfugiaient sous les tables... Mais vos gueules!

Les aboiements cessaient dans une pièce mais dès qu'il passait une porte, après l'avoir soigneusement refermée, les hurlements reprenaient comme si de rien n'était tandis qu'il poursuivait une nouvelle meute autour d'une table.

– Vous allez vous taire, nom de D... ! braillait-il en direction des chiennes qui n'en avaient cure.

C'était toujours ainsi. Lorsque Madame Adeline Ledrin quittait la maison, c'étaient des concerts de hurlements à la Lune! Lorsque lui sortait, on n'entendait rien! Lorsque Madame était de retour, c'étaient des glapissements de joie avant même qu'elle ouvre le portail et entre avec la voiture. Lorsque lui revenait, c'était le silence général mis à part deux ou trois aboiements stupides de Puce qui était la petite Pinscher totalement débile. Celle qui plantait ses crocs de manière systématique dans tous les mollets des visiteurs.

Il passait donc d'une pièce à l'autre, ceinture menaçante en l'air, en refermant soigneusement les portes pour éviter qu'un groupe de chiennes ne rencontre un autre groupe. Car Madame Ledrin, incapable de les dresser, n'avait rien trouvé de mieux que de séparer les chiennes qui ne s'entendaient pas ou qui n'avaient pas le même poids, "pour éviter les tueries". Résultat de cette décision aussi étrange qu'aberrante, les chiennes s'étaient formées en clans jaloux qui se détestaient allègrement.

Il y avait le clan des bébelles comme les nommait Madame Adeline Ledrin avec une jolie beagle blanc et feu prénommée Belloune qui dirigeait sa troupe, une bouvier rousse et tranquille Bébelle, une petite braque plus bâtarde que marron surnommée Petite Belle à ne pas confondre avec une autre bâtarde de berger et de braque qui répondait au nom de Grande Belle.

Un autre clan était celui des Doudous, composé de deux soeurs, bâtardes de berger, Doudou blanche et féroce, et Doudoune, fauve et souffre-douleur de sa soeur, de Priska, une magnifique femelle berger allemand stupide qui ne savait qu'aboyer et exceptionnellement de Mirza, bâtarde vindicative d'épagneul et de fox, noire et bleu, autrefois affectée au clan des chouchous c'est-à-dire à la garde rapprochée de Madame, mais punie pour avoir mordu sous les draps et jusqu'à l'os la Chipie qui lui cherchait des noises.

Il y avait encore le clan des follasses comme l'avait baptisé Adolphe Ledrin qui comprenait Bobinette, une bâtarde de berger et de loulou; Bijou, une bouvier hargneuse et sombre au corps mastoc de bouledogue; Lolotte, une petite Loulou d'Italie qui passait son temps à se quereller avec Bobinette et enfin la pinscher débile, la fameuse Puce qui elle cherchait des noises à tout le monde sauf à la famille et qui attaquait tous les pieds même ceux des tables et des chaises quand ça la prenait.

Enfin le clan des chouchous, celles qui pour l'instant vivaient pratiquement en osmose avec Madame Adeline Ledrin, composé des bêtes les plus petites et qui comprenait: Blanchette, une bâtarde de fox toute blanche et toute minuscule spécialisée dans l'aboiement aigu et hystérique, Lily, une bâtarde rousse d'épagneul et de cocker, bagarreuse en diable, Chipie, une bâtarde noire et blanche de fox et de bolonais toujours à ennuyer ses voisines, Poussy, une jolie bâtarde tricolore d'épagneul et de fox, Miky, une autre bâtarde de fox noire et blanche mais surtout intelligente et enfin Kikou, une bâtarde toute menue et maladive elle aussi de fox que sa maîtresse inlassable protégeait contre l'agressivité générale. Ce dernier clan était en plus divisé en deux blocs car Madame Ledrin ne pouvait pas dormir avec les six dans le lit. Pas à cause de la place mais des bagarres. Les deux blocs s'étaient habitués eux aussi à vivre dans une guerre sourde, larvée. Madame choisissait au dernier moment le bloc qui partagerait la couche. L'autre se retrouvait enfermé dans le couloir, à méditer pour la nuit sur l'inconstance des maîtres pour les esclaves.

Et comme si ce n'était pas assez, Madame Adeline Ledrin avait en plus pris la mauvaise habitude de privilégier ses "chouchous" à l'intérieur même de tous les clans. Elle avait ses préférées bien en cour. Préférées qui variaient d'ailleurs selon l'humeur du moment ou les époques. Le résultat de cette politique suicidaire était une férocité incroyable dans les rapports entre chiennes avec coup de mâchoires, glapissements, rancoeurs tenaces, renversements d'alliance, luttes d'influence pour occuper la place la plus proche de la sainte patronne. Et aussi quelquefois avec des hurlements et des bagarres générales lorsque l'épouse était absente et qui mettaient Adolphe Ledrin dans des colères noires. Il poursuivait les chiennes, passait d'une pièce à l'autre, jurait à l'enfer lorsqu'une poignée de porte avait disparu. C'était encore une invention de Madame! Pour éviter que son mari, dont elle connaissait depuis longtemps les étranges capacités à ne pas rater les erreurs donc à laisser ouverte une porte, par inadvertance ou par méchanceté simple, et déclencher une tuerie entre ses gentilles bêtes, entre les plus grosses et les plus petites, entre les plus méchantes et les plus gentilles, elle avait décidé tout simplement de confisquer et cacher les poignées de certaines portes en fonction de l'humeur du moment ou des craintes. Résultat, il prenait là encore des colères terribles devant la porte condamnée tandis que les chiennes emprisonnées s'égosillaient gentiment derrière en ameutant le voisinage. Il avait beau essayé de raisonner sa femme, rien n'y faisait. Elle avait toujours raison! Il avait fini par capituler et prendre son mal avec philosophie. Il n'était intraitable que pour sa chambre, son fauteuil devant la télévision et ses pantoufles. C'était bien suffisant de tenir dans son réduit, encerclé comme Von Choltitz dans Paris mais pas prêt à capituler!

– Voilà les femelles! grogna-t-il lorsqu'il entendit enfin, malgré le boucan qui l'encerclait, le bruit des pneus sur le gravillon.

Il devenait misogyne comme le sont de plus en plus d'hommes en cette fin de siècle qui permet tout aux femmes... Il faut reconnaître qu'il avait des excuses. Encerclé par sa femme, ses quatre filles comme le docteur March et dix-huit chiennes en plus, il avait quelquefois des envies d'aller rejoindre son chat Félix dans la nature.

Déjà dix-huit chiennes... L'élevage était monté jusqu'à vingt sans qu'il s'en doute...

– C'est trop! reconnaissait la mère devant ses filles... Il va falloir que je me raisonne...

– C'est trop! reprenait le père qui pensait n'en avoir qu'une quinzaine et qui s'était perdu depuis longtemps autant dans le décompte que dans les noms des bêtes qu'il confondait allègrement... J'aimerais que tu remettes en place toutes les poignées des portes qui manquent!

– Arrête de raisonner! répondait curieusement la mère...

Comme si tout discours était raisonnement chez son mari et comme si tout raisonnement ou simple propos logique devait à jamais être proscrit de la villa!

Pour l'instant, au milieu du tintamarre des jappements, Adolphe Ledrin s'approchait de la vitre. Les portes des voitures s'ouvraient, les fillettes jaillissaient les premières, puis les filles et la mère qui retirait la panière d'osier d'où dépassait la jolie tête de l'heureuse élue, la jolie petite chienne sauvée à la S.D.A..

– Nom de D... ! s'emportait Adolphe Ledrin en sursautant. Encore! Malgré mes interdictions! Ce n'est pas vrai!

Et malgré ses soixante-quatorze ans, il saisissait sa canne et se dirigeait vers la porte d'entrée pour accueillir les emmerdeuses comme il disait... Cette fois, la coupe était pleine. Une de plus? Cela ne s'arrêterait jamais...

– Cette fois, c'est trop! Je divorce! Je divorce pour de bon! Quelles qu'en soient les conséquences! Je paierai une bonne femme pour venir me faire le repas et "le reste", mais c'est fini! Je vais lui foutre ma canne à travers la figure! A travers la figure!

Par "le reste", il entendait simplement le lavage, le repassage et tous les menus travaux de maison.

Il continuait à s'emporter, agitait la canne au dessus de sa tête, cognait le lustre qui vibrait d'étonnement et s'énervait davantage...

– ... et ses abruties de filles qui sont incapables de lui faire entendre raison! Elles s'en foutent, elles!

Il était dans une colère noire et il ouvrit la porte avec une fougue d'adolescent énervé alors que les fillettes, les femmes et la panière étaient encore au bas des six marches qui menaient au perron.

Sans se démonter, Madame Adeline Ledrin claironna en direction de la canne menaçante suspendue sous le lampadaire de façade:

– C'est la chienne qui remplace Grigri qui est morte il y a quinze jours!

– Quelle Grigri ? interrogeait-il stupidement.

Il n'avait aucune souvenance de ce nom-là. Il n'était au courant ni de l'existence ni de la mort de cette Grigri. Il avait déjà perdu...

– Grigri, papa! La petite chienne grise, la petite griffon!... intervenait Juju...

– Mais si, papa! Celle qui était toujours avec Doudou, Doudoune et Priska!... reprenait l'aînée Christiane.

– Mais si, papi macho! "Celle que tu avais écrasé la queue"!

Le souvenir lui revenait...

– Ah! Oui! Celle-là! Et elle est morte? Ah! Oui! Je me souviens...

La mère prenait les filles à témoin. Elle n'allait pas laisser passer une si belle occasion de contre-attaquer!

– Voilà votre père! Sans coeur! Je vous le disais bien! Incapable d'une parcelle d'amour! Un coeur sec!

– Mais non, essayait de raisonner Juju... Papa n'a pas le même amour des bêtes que toi!

– Il n'a aucun amour des bêtes! D'ailleurs, elles le fuient! Les animaux ont un "cinquième" sens pour ces choses-là...

– Non! Un sixième...

– N'essaie pas de changer la conversation comme à l'habitude...

– Je suis capable de me passer des chiens! Je n'ai pas fait une mauvaise ménopause, moi! lançait l'accusé sur la défensive.

– Les animaux sentent!... poursuivait la mère... Les animaux sentent ceux qui les aiment et ceux qui ne les aiment pas, ceux qui ont un coeur et ceux qui n'en ont pas! Un point c'est tout! Ils savent faire la différence!

Canne en berne, il reculait déjà.

– Mieux vaut que je m'en aille que d'entendre la suite! parvenait-il à dire...

De toute façon, il savait que la chienne était là et qu'elle ne partirait plus. Il savait aussi qu'il n'aurait pas raison contre la mère et les filles. L'expérience l'avait instruit...

– Venez les filles! poursuivait la mère en grimpant les marches...

– Dis maman! J'ai l'horoscope chinois! annonçait Gabrielle...

– On a beau être au M.L.F., on a encore besoin de croire aux horoscopes... C'est bien les bonnes femmes... grognait le père sans se retourner, au moment où il passait le porche.

Il détestait autant les horoscopes que les chiennes!

– C'est Charlotte qui m'a demandé de l'amener. Elle veut le comparer à ses horoscopes indiens... se défendait la militante pour l'égalité des sexes...

– Mais papa, tu as tort de ne pas croire! Tu ne crois en rien! ironisait Juju, la cadette toujours tout sourire... Je veux comparer. Lolotte aussi... Songe que ces horoscopes ont plus de cinquante siècles d'existence...

– Cinquante siècles de crétinisme... pensait à mi-voix le père...

– Je sais qu'il y a un fond de vérité dans tout horoscope! Moi, je crois à l'influence des planètes! persistait Charlotte tout sourire, incisives en avant, en ondulant dans son treillis. Je crois aussi à la numérologie et à la morphopsychologie!

Elle ne pensait pas, elle croyait! Elle croyait à ces sciences qui permettent d'affirmer n'importe quoi sans être compris ou contredit, sciences fort en vogue en cette fin de siècle où tout un chacun pouvait se piquer d'être savant dans sa spécialité sans gêner personne. Comme son petit homme barbichu de mari et un bon nombre d'écologistes de la première heure, elle croyait en tout, sauf à ce qui était moderne. Tout ce qui était moderne polluait autant l'atmosphère ou les eaux que la vie tout court! Elle voulait bien se servir des nombres mais uniquement pour prédire le destin pas pour faire des additions ou écrire des cours d'actions boursières! Elle voulait bien étudier les sciences mais uniquement les sciences divinatoires quelles qu'elles soient! Comme de trop nombreux gens de l'époque, en particulier de femmes qui n'ont aucune affinité ni avec la Raison ni avec la Logique comme le prétendait avec férocité Adolphe Ledrin, elle voulait croire aux sciences à condition qu'elles ne soient pas exactes! Elle aurait prié pour la disparition intégrale des Mathématiques.

– Je crois à la bêtise! persiflait le père en direction de sa fille.

La mère venait au secours de la fille.

– Papa, tu deviens méchant! Laisse ta fille tranquille! Ce n'est pas parce que tu es ignorant que tu dois condamner! Tu ne t'es jamais intéressé aux horoscopes...

Elle l'appelait papa lorsqu'elle parlait au nom des filles ou des chiennes.

Le père avec un esprit tout cartésien ne pouvait que hausser les épaules!

– Oh, mais cela ne me touche pas! poursuivait Charlotte... Papa croit ce qu'il veut! Cette semaine mon horoscope est formel! Je serai riche dans quelque temps! Cela a fait rire Charles quand je le lui ai dit!

– Moi! Il annonce que je vais tomber malade! Il faut que je me méfie des courants d'air, cette semaine! ajoutait la mère...

– Couvre-toi bien, maman!

– Pourquoi? Moi, quand mon horoscope est mauvais, je n'y crois pas!

– La logique féminine! ruminait le père...

La discussion était close pendant qu'ils entraient tous dans la salle de séjour. Madame posait la panière sur la table et la petite chienne enfin libre sortait de sa prison dorée. Monsieur Ledrin regardait par la fenêtre.

La soi-disant croisée de Cocker et de Teckel à poil long avec sa tête presque plate, ses grandes oreilles pendantes, son front large, son joli petit museau à truffe noire et ses grands yeux intelligents, faisait sensation. Tout le monde, sauf Monsieur, admirait la fourrure, le port de reine et la queue qui battait une cadence infernale. Surtout les deux petites filles qui n'arrêtaient pas de la caresser. On lui offrait des biscuits, des gourmandises, une jatte d'eau puis de lait.

– Pas sur la table de la salle de séjour! grognait Adolphe Ledrin au comble de l'exaspération... Elle va tacher! Allez à la cuisine!

... mais personne ne l'écoutait. Cela ne sert strictement à rien d'être le seul individu à avoir un brin de logique dans la tête et de vivre dans un monde où elle n'avait jamais existé! C'est même un handicap! Et dans ce monde de femmes qui encerclait autant la petite chienne que notre Adolphe, pas plus de traces de logique que de beurre sur la tartine d'un pauvre! Il se permit d'insister...

– Allez à la cuisine! Sur la table de la cuisine!

– Ce n'est pas toi qui nettoie ou qui passe la cire sur les meubles! lui répondit tout net Madame...

Elle appartenait elle à un monde de dur labeur! Le travail ne lui faisait pas peur et elle ne voyait vraiment pas pourquoi un individu qui se contentait de mettre les pieds sous la table et qui n'était même pas capable de manger sans avoir une tache sur la chemise pouvait avoir quelque chose à dire sur l'organisation de la maison et les souillures sur les tables!

– Mais, soyez logique, enfin! Pour une fois! Réfléchissez les bonnes femmes!

Il avait lâché le gros mot "soyez logique" puis l'insulte "Réfléchissez les bonnes femmes!"

– Ah! Toi et ta logique, tu nous bassines! Laisse-nous avec nos horoscopes! Nous réfléchissons comme nous voulons!

– Papa! Lâche-nous les baskets! Si c'est pour nous énerver, tu ferais mieux d'aller dans ta chambre!

– J'irai quand je voudrai!

On posait la petite chienne sur le carrelage du sol. Madame Adèle Ledrin avait veillé à ce qu'aucune autre chienne ne se trouve pour l'instant dans la pièce et la petite chienne, un peu apeurée par les grognements qui passaient sous les portes, avança en titubant, comme saoule. Elle avait une démarche hésitante, comme claudiquante, difficile, même si elle était assez courte sur pattes.

– Mon Dieu! Qu'est-ce qu'elle a? interrogea Madame Ledrin déjà en alerte maximale, prête à bondir chez le vétérinaire.

– Ce n'est rien maman! C'est parce qu'elle est petite! Elle est toute jeune! D'ailleurs, on dirait que ça va mieux...

Effectivement, la petite bête paraissait mieux se débrouiller mais sa démarche allait toujours avec quelque difficulté.

Ce fut Gabrielle qui trouva...

– Cela doit certainement être à cause du voyage dans la panière. Elle est restée trop longtemps immobile. Elle doit être ankylosée!

L'explication paraissait bonne. Mais même avec, Madame Ledrin n'était pas rassurée...

– Cela fait un moment qu'elle est en liberté, maintenant!

– On dirait qu'elle a la démarche de Charlot! osa dire Monsieur qui condescendait enfin à se tourner.

Madame ne répondit rien, trop absorbée dans ses pensées et se contenta de fusiller l'énergumène d'un regard assassin... Les filles rassuraient la mère à qui mieux mieux.

– Mais non! C'est sa démarche normale. Elle n'a rien à la colonne vertébrale! diagnostiquait l'une.

– C'est peut-être parce qu'elle a des pattes courtes! argumentait l'autre.

– Ça lui passera lorsqu'elle aura fini sa croissance! ajoutait la troisième.

– Elle a vraiment la démarche de Charlot! poursuivait Monsieur Ledrin d'une voix suave.

– Avec des piqûres, on pourra peut-être la guérir! trouvait la petite Lucie.

– Ne parle pas de malheur! Pas de piqûres! tonnait Charlotte d'une voix pourtant fluette... Les plantes!... Charles nous trouvera ce qu'il faut!

Une écologiste pure et dure avec son mari que cette Charlotte! Pas de chimie, rien que du naturel! Pas du moderne, rien que de l'ancien!

La petite chienne tournait maintenant en rond, visiblement toute contente, mais avec toujours cette démarche curieusement hésitante.

– Comment va-t-on la baptiser? interrogeait Madame Ledrin... Les filles, il faut "me" lui trouver un nom!

Pendant ce temps, admirant toujours l'armada de fleurs que Madame Ledrin faisait pousser sur le balcon et perdu dans les réminiscences des films de l'auteur des Temps Modernes, Monsieur, se mettait à fredonner d'un air guilleret...

– Je cours après Titine, Titine ô ma Titine... plam, plam plam plam plam plam plam aaaaâ... tra lala tra lala, tsoin tsoin...

– Ce n'est pas le moment de chanter! trancha Madame... On pourrait essayer de voir si elle court normalement ou si elle saute!... Essayez, les filles!

– Je cours après Titine, Titine ô ma Titine... plam, plam plam plam plam plam plam aaaaâ... tra lala tra lala, tsoin tsoin... continuait Monsieur...

– Je t'ai dit d'arrêter!

Les quatre filles essayèrent de faire courir la petite chienne en la poussant mais dès qu'une main lui frôlait le derrière, elle pilait net ce qui fit rire toute l'assemblée même Monsieur Ledrin. Visiblement la bête ne comprenait pas ce qu'on voulait et Madame eut l'intelligence de s'asseoir sur une chaise et de tapoter ses cuisses pour montrer à la bestiole qu'elle pouvait grimper. Mais pour cela, il fallait sauter. La petite bête comprit aussitôt et tous la regardèrent se ramasser instinctivement, prête au saut... un saut banal pour une bête si jeune... mais au dernier instant, elle s'immobilisa et parut réfléchir, calculer, apprécier les distances et les angles. Puis, d'un bond, elle s'envola mais pas assez haut... une erreur de jugement évidente... et tous la virent effectuer une cabriole comique pour redresser une situation déjà compromise et se retrouver stupide les quatre fers en l'air sur le sol. Monsieur Ledrin ricana...

– Une bête de choix!... Une bête de concours! Mais où l'avez-vous trouvée, celle-là?

...puis imperturbable, il reprit le refrain...

– Je cours après Titine, Titine ô ma Titine... plam, plam plam plam plam plam plam aaaaâ... tra lala tra lala, tsoin tsoin...

– Tais-toi! ordonna Madame en saisissant la gentille bête toute étonnée de sa mésaventure...

Adeline Ledrin était toute émue. Elle aimait déjà un peu plus cette petite chienne parce qu'elle était plus faible, mal armée pour la vie et son coeur débordait d'amour maternel pour la nouvelle arrivée. Elle ferait partie du clan des chouchous, elle dormirait avec maman, elle serait sur le fauteuil de maman, avec maman...

– Tu l'aimes déjà ta maman? interrogeait la mère en saisissant la petite chienne... Il faut lui trouver un nom, les filles!

– Pourquoi pas Grigri? interrogeait Sandra du haut de ses neuf ans.

– Non! Elle n'est pas grise d'abord ma petite. Et il n'est pas question que je donne le nom de Grigri à une autre chienne! Non, jamais! J'ai trop aimé ma Grigri. Il faut trouver autre chose! Tu vois, ça, c'est ton papa! finissait-elle d'ajouter en prenant un accent de gamine débile et en tournant la bestiole en direction du père adoptif.

– Arrête de radoter! lançait Adolphe Ledrin toujours outré de devenir père putatif de toutes les chiennes sans même son consentement.

Du coup, il reprenait le refrain, pour bien montrer que la petite chienne ne l'intéressait pas.

– Je cours après Titine, Titine ô ma Titine... plam, plam plam plam plam plam plam aaaaâ... tra lala tra lala, tsoin tsoin...

– J'y suis! hurla tout à coup Juju dans un grand éclat de rire en montrant toutes ces incisives à l'entour. On n'a qu'à l'appeler Titine! Ça fera plaisir à papa!

Madame Ledrin allait refuser non pas parce que le prénom ne lui plaisait pas mais parce que ce n'était pas elle qui l'avait choisi. Même si elle demandait à ses filles de trouver un nom de chienne, il n'y avait qu'elle qui savait choisir en fin de compte les prénoms autant pour les nouveaux nés que pour les bêtes. C'était elle seule qui pouvait choisir! Mais elle vit "Papa" hausser les épaules en regardant d'un oeil outré la cadette Julie. Cela suffit pour qu'elle prenne instantanément la décision qui s'imposait.

– C'est très bien! Ça lui va très bien. Elle s'appellera Titine! Pour la première fois, votre père aura apporté quelque chose de positif dans la maison.

– Il vaut mieux que je parte plutôt que d'entendre la suite! annonçait encore plus indigné le père de la petite chienne.

Il allait se réfugier dans sa chambre, s'enfermer dans son réduit pour ne pas éclater devant la stupidité de toutes ces femelles. Mais qu'avait-il fait à Zeus pour que les Dieux se moquent autant de lui? Il allait opérer un repli stratégique, brillant, car l'heure était avancée et il ne tenait pas à déclencher une guerre de deux heures ou plus qui reporterait le repas du soir à dix ou onze heures passées. Il fallait d'abord penser au repas! Mieux valait méditer sur les aléas de la vie et attendre en bon philosophe le dîner que chercher querelle aux femmes et déclencher une bagarre dont on ne pouvait prédire quand elle s'arrêterait.

– Vous ne perdrez rien pour attendre! Un jour, quand il ne sera que deux heures de l'après-midi, je ne reculerai pas! Quel monde de femelles, nom de D... ! Toujours à emmerder les hommes! Tout ça, c'est la faute de ces abrutis de journalistes qui montent la tête des femmes! La France n'est plus un pays d'hommes, ce n'est plus qu'un pays de femelles!

Il oubliait qu'en l'absence des hommes, la France, dans son Histoire, n'avait plusieurs fois dû son salut qu'à des femmes.

Poing levé, il menaçait le mur de la pièce qui se trouvait en direction de la salle de séjour.

– Reviens papa! Tu as un match de foot à la télé! clamait une voix dans le couloir...

C'était la voix de sa femme.

– J'arrive! qu'il s'entendait répondre le plus naturellement du monde... Merde! Avec tout ça, j'allais oublier...

Adieu colère! Adieu serments! Les Jeux étaient dans la lucarne, il n'allait pas manquer le spectacle!

– Dépêche-toi, papa! Ça commence! reprenait Madame Ledrin tout en embrassant la dénommée Titine sur le museau.

– J'arrive! J'arrive!

– Installe-toi dans ton fauteuil. A la mi-temps, je t'amènerai ton dîner sur le plateau.

Comme d'habitude, il avait déjà en place son cendrier tout propre et sa bière ouverte sur la petite table basse. Comme d'habitude, il ne remercia même pas, il n'eut même pas un regard de reconnaissance ou de connivence pour sa femme. Il s'affala heureux dans le fauteuil, l'oeil rivé sur un champ de luzerne où s'agitaient des maillots rouges et des maillots bleus. Un pré traversé de lignes, de cercles blancs, emprisonné dans une étuve de spectateurs qui s'égosillaient à l'instant précis où un homme vêtu de noir portait un sifflet à la bouche. Son épouse, toute contente, jetait un coup d'oeil de maîtresse de maison pour vérifier que tout était bien en place, qu'il avait ôté ses chaussures et mis ses pantoufles, puis rassurée, elle reprenait ses mamours avec la petite chienne.

A un certain moment, par inadvertance, les deux petites filles sortirent de la cuisine et laissèrent la porte ouverte. Ce fut en un instant la ruée du clan des chouchous. Blanchette, Lily, Chipie, Poussy, Kikou et Miky se ruaient en hurlant sur le fauteuil de Madame Ledrin.

– Silence, nom de D... Silence! hurlait Adolphe tandis que Madame menaçait une à une les nouvelles arrivantes qui flairaient en grognant la nouvelle petite chienne plutôt atterrée.

– Ce sont tes petites filles qui ont ouvert la porte! avertissait Madame Ledrin avant d'ajouter en direction de la cuisine... Alors les filles, votre horoscope indien? Vous l'avez déchiffré?

– On n'a pas terminé!

– Vous voulez manger un petit morceau à la maison?

– Mais non, maman! On va y aller!...

– L'horoscope prédit que je vais faire fortune! Je finirai riche! prévenait toute contente la benjamine Charlotte. Charles va être content!

– Tant mieux! Bonne nouvelle! annonçait le père sans quitter le petit écran des yeux.

– Maman, nous allons partir! Sébastien m'attend. Il va me faire la tête si je suis en retard... annonçait Cricri avant d'appeler ses filles.

C'était le départ. Avec toujours le même rituel, les quatre filles et les deux petites filles venaient embrasser la mère puis le père toujours rivé à son fauteuil.

– Juju, arrête de m'ennuyer! Je ne vois plus rien avec tes cheveux! Tu le fais exprès!

Julie s'amusait. Elle était contente. Elle avait un rendez-vous pour la soirée. Personne ne le savait sauf sa mère à qui elle avait confié le secret et qui l'avait répété immédiatement aux trois autres soeurs.

– Maman! Je te prends les chaussures bleu ciel que tu t'es achetées la semaine dernière ? Elles iront avec la robe que je me suis taillée!

C'était plus une affirmation qu'une question.

– Juju! Tu n'oublies pas de me les rendre. Blanchette et Lily! Chipie! Arrêtez d'ennuyer Titine! Elle est terrorisée, la pauvre! Soyez gentilles!

 

 

 

 

Chapitre 4

 

 

 

 

 

 

Madame Ledrin s'était levée, en direction de la cuisine, suivie comme son ombre par la meute grognante des chouchous. Titine, de sa démarche toujours claudiquante, avait voulu suivre mais un premier coup de dents de Blanchette à une oreille, un grognement féroce de Lily sous sa truffe et une attaque sournoise sur le flanc de Chipie qui la mit à terre, toute étonnée, la dissuadèrent net de poursuivre l'expérience. La bête devait être trop gentille pour pouvoir agresser une congénère et répondre aux attaques!

– Arrêtez les petites! Chipie! Grande méchante! Veux-tu bien laisser Titine! Elle est gentille Titine! ânonnait Adeline Ledrin d'une voix de midinette amoureuse d'un dadais.

– But! hurlait un journaliste excité dans le poste de télévision.

Monsieur Adolphe Ledrin ne s'intéressait pas aux drames qui pouvaient se passer dans son dos. Madame Ledrin saisissait la bête martyrisée et la soulevait sous les regards jaloux des autres chiennes qui lui tournaient autour des jambes.

– Ma petite Titine! Les grandes méchantes! Mais il faut se défendre... Ça a des petites canines là, pour se défendre. Qui c'est à sa mémère qui va se défendre?

– Moins fort! grognait Monsieur tandis que les joueurs et la caméra se concentraient vers le rond central...

– Toi, arrête!... Venez, mes chouchous, venez mes perles, venez avec maman!

– Quand je pense qu'il faut que je supporte ça! grommelait le mari irrité.

– Continue et tu mangeras chez Martin!

Monsieur ne poursuivait pas. Par pure tactique! Pas de guerre pour l'instant. Pas de rupture de trêve! Pas pendant le match! Plus tard! L'épouse ne perdait rien pour attendre! Mais pour l'instant, rien!

Madame Ledrin sourit dans son dos. Elle connaissait assez son homme. Elle se leva tandis que la meute des chouchous quittait avec agilité ses épaules et ses cuisses. Sauf Titine qui, surprise, manqua descendre mais pattes en direction du plafond. Heureusement, la patronne la rattrapa avec une agilité assez spectaculaire pour une femme de soixante quatre ans. S'occuper des animaux vous conserve n'importe qui!

Elle s'enfermait enfin dans la cuisine avec toutes les chouchous et Monsieur Adolphe Ledrin pouvait enfin pousser un soupir de soulagement tout en ingurgitant une rasade de bière et en allumant une cigarette pour se vautrer avec volupté au plus profond du fauteuil.

– Fainéant! grognait-il à l'adresse d'un joueur coupable à ses yeux de ne pas courir assez vite...

Quelques minutes s'écoulaient encore et sitôt le coup de sifflet annonçant la mi-temps, Madame entrait en scène comme par enchantement, ouvrait la porte, les bras chargés d'un plateau, toujours encerclée par la meute et suivie un peu plus loin par une Titine de plus en plus agressée par ses petites compagnes. Cette fois c'était Chipie qui l'avait mordue à une patte arrière tandis que Lily l'avait renversée contre le pied de la chaise.

– Du calme, les petites! annonçait Adeline Ledrin... Voilà le plateau!

Monsieur s'extirpait de son fauteuil.

– N'oublie pas de mettre la serviette! poursuivait l'épouse.

Ce n'était pas une recommandation, c'était une obligation! Lui, ne répondait rien. Il avait l'habitude d'entendre cette phrase depuis plus de soixante-dix ans.

Sa mère et sa femme l'avaient toujours considéré comme une espèce d'enfant en bas âge qui aurait trop vite grandi. Adeline Ledrin avait même l'habitude de dire autrefois à toutes ses relations...

– J'ai quatre filles et mon mari "chez moi". Cela fait cinq enfants! C'est dur! Il est incapable de quoi que ce soit! Comme "ses" filles, d'ailleurs!

Heureusement que des femmes de leurs trempes étaient là pour rectifier leurs erreurs et mener la barque à bon port! Heureusement pour ces hommes incapables de quoi que ce soit!

Il s'assit pesamment sur la chaise qu'elle lui avait avancée et il jeta un coup d'oeil glacé sur un carré de beurre, une salade magnifique et une omelette aux champignons, toute chaude, toute baveuse, comme seules peuvent l'être des omelettes préparées avec amour...

– Et le vin? Où est le vin? grognait-il en tournant un regard encore intéressé vers une publicité de la lucarne.

Pour lorgner une pin-up déshabillée qui vantait les mérites d'un nettoyeur de vaisselle juste sorti d'un laboratoire rutilant de propreté.

– Le voilà ton vin! Je ne peux pas porter le plateau et le vin! Je vais le chercher!

Et Madame repartait vers la cuisine, accompagnée par la meute des chiennes tandis que Titine recevait une raclée de Blanchette pour l'avoir malencontreusement frôlée sous la chaise de Monsieur.

– Blanchette arrête! Papa fait taire Blanchette!

– Saletés de chiennes! vociférait Adolphe Ledrin...

Un coup de pied bien appuyé pour un homme de cet âge dans un arrière-train et Blanchette se retrouvait en couinant sous le buffet tandis que Titine demeurait immobile, terrorisée, incapable de comprendre ce qui venait de lui arriver. Mais, à partir de cet instant, elle conçut un respect immense pour ce Dieu qui, d'un coup de patte, l'avait délivrée de cette chipie de Blanchette. Elle se releva tant bien que mal et se préparait à reprendre sa place au milieu de la meute qui tournait autour des jambes de Madame et revenait déjà pour accompagner la bouteille de vin.

– Attention de ne pas en assommer une! Comme tu y vas, toi! Ce ne sont que des petites chiennes!

– Elles m'emmerdent sous la chaise! Toujours à s'étrangler entre elles!

– Ce n'est pas une raison pour taper comme une brute!

– Tiens, ça recommence! Il y en a une qui attaque la nouvelle!

Effectivement, Titine était à nouveau attaquée. L'inconvénient de ne pas savoir ou vouloir se défendre, c'est qu'on a droit à beaucoup plus d'attaques intempestives.

– Chipie! Arrête! Papa va donner ceinture! Papa, ceinture! Papa, ceinture! menaçait en criant Madame Ledrin en direction de ses pieds.

– Passe-moi la ceinture! Où est-elle? demandait le mari en avalant d'un coup une feuille de laitue aussi large que l'assiette.

– Elle est sur le dossier de la chaise!

Mais un pied de Madame et un avertissement avaient suffi à éloigner Chipie de la pauvre Titine de plus en plus atterrée.

– Passe-moi l'ouvre-bouteilles!

C'était l'un des rares travaux domestiques qu'il était autorisé à faire. Une espèce de rituel, un droit imprescriptible dévolu au mâle. Ouvrir les bouteilles de bon vin ou de champagne!

Madame tendait l'ustensile et Monsieur opérait dans un silence religieux à peine entrecoupé par la musique d'une éternelle publicité sur les lessives. Ah! Ce linge! Toujours plus blanc, toujours plus propre, toujours avec plus de couleurs, avec des agents blanchissants qui prenaient la peine d'écarter les mailles pour aller chercher la saleté... Avec des expériences ahurissantes sur des familles dégoûtantes qui, du père à une ribambelle d'enfants, se tachaient de la tête aux pieds et du cambouis au chocolat. Sans oublier la marmelade. Il suffisait de trois tours de tambour et une maîtresse de maison toute radieuse, toute stéréotypée, sortie de quelque plateau hollywoodien, vous ressortait un linge encore plus propre qu'avant l'expérience.

Monsieur buvait d'un trait et enfournait aussitôt l'omelette. Il fallait avoir terminé avant la reprise de la seconde mi-temps...

– Ne mange pas si vite!

Il ne tenait aucun compte de l'avertissement. Il l'entendait lui aussi depuis soixante-dix ans et cette fois, ce n'était pas une obligation, c'était une simple recommandation!

– Tu t'es fait une tache sur la chemise! Cela devait arriver!

– Où ça?

– Là! Sous ton col...

Monsieur s'énervait...

– Ton omelette était trop baveuse!

Ce n'était pas sa faute, c'était celle de l'omelette donc de sa femme ou du réchaud...

– Comment trop baveuse? Tu ne disais pas ça tout à l'heure! Trop baveuse! Alors que tu les aimes comme ça!

– Parfaitement! Trop baveuse!

– Si tu étais moins glouton, cela n'arriverait pas! C'est ma faute! C'est ma faute! C'est quand même extraordinaire d'entendre tout le temps cette accusation! C'est la meilleure de la journée...

Et elle élevait la voix tandis que les bêtes, de plus en plus énervées commençaient à japper aux quatre coins de la salle.

Heureusement, il ne répondait pas. Ils étaient tous deux comme chien et chat mais, le chat, pour l'instant, attendait la seconde mi-temps. Pas question de rompre la paix pour la durée du match!

Lorsqu'il ne répondait pas, Madame Ledrin n'insistait pas.

Elle repartait en direction de la cuisine où elle allait chercher le café et une serviette mouillée pour le nettoyage de la chemise tandis que Titine se faisait mordre les reins par une Poussy enragée de se voir précédée.

Madame Ledrin revenait déjà avec la serviette humectée de savon qui pendait à un bras...

– Un sucre et demi ?

Elle n'attendait pas la réponse. C'était un sucre et demi déjà avec sa mère...

– Je te le remue ? poursuivait-elle. Là aussi, ce n'était pas une question mais une affirmation.

Elle remuait et tendait enfin la tasse.

– Il est chaud !

– Tu ne voudrais pas que je le boive à ta place quand même? grognait Madame qui ressentait ce dernier jugement comme une offense personnelle.

– Il est chaud! Un point c'est tout! Il est chaud!

Adeline pointait son nez au dessus de la tasse, se permettait de souffler puis d'agiter davantage la cuillère, d'expirer plusieurs fois sur le liquide brûlant.

– Goûte maintenant! ordonnait-elle.

– Ouais! Ça peut aller! qu'il concluait en reposant "La Dépêche du Midi" sur la table et accessoirement en partie dans son assiette tandis que Madame approchait le linge humide.

– Ne bouge pas!

– Déplace-toi un peu! Je ne vois pas l'écran!

Des fois que le match reprendrait.

– Mais attends! Ne sois pas impatient! grondait Madame en secouant vigoureusement la chemise. ... Ça y est! Tu vas pouvoir le voir "ton" match!

Monsieur Ledrin ne remerciait même pas, trop absorbé par le petit écran qui, pour l'instant, montrait une publicité sur une voiture, encore avec une passagère aussi dénudée que niaise, sortie tout droit d'un plateau de tournage de Californie. Sourire figé et stéréotypé.

On entendait un petit gémissement tout timide au milieu des grognements du clan des chouchous. C'était Titine qui osait enfin se plaindre des morsures d'une Lily carrément rivée à une de ses cuisses.

– Allons, les petites! grondait tendrement Adeline Ledrin en train de plier les couverts... On se calme...

– Tu ne pourrais pas enfermer ces emmerdeuses dans la cuisine pendant le match? Tu le fais exprès?

... La voix de la mère devenait impérieuse, plus forte.

– Lily, arrête!

C'était un ordre et Lily lâchait le gigot qu'elle tenait pour immédiatement chercher des puces pour ne pas dire des noises à une Kikou affolée qui courait se réfugier sous la jupe d'Adeline...

– Lily, arrête! ordonnait une deuxième fois Madame.

– Elle va arrêter Lily? menaçait Adolphe Ledrin et aussitôt la Lily, impressionnée certainement par la voix de l'homme quittait sa chasse pour recevoir un coup de pantoufles sur l'arrière train...

– Ça y est! La tache est partie...

– Ce n'est pas trop tôt! prononçait le mari en oubliant encore de remercier sa femme.

Madame se penchait pour réclamer un dû bien mérité. C'était une habitude quand ça la prenait... Monsieur levait un instant le menton. Instinctivement. Un baiser de connivence sur les lèvres les unissait un court instant. De ces baisers comme en font les vieilles tourterelles sur une arête de toit ou les vieux couples, même ceux qui n'ont pas terminé de passer les caps des tempêtes et disputes conjugales. Il se levait enfin pour reprendre sa place dans son fauteuil, juste face à l'écran.

– N'oublie pas de changer de pantalon demain matin... rappelait Madame.

Il hochait la tête d'un air entendu, comme pour approuver. Le match reprenait... De toute façon, demain matin, le nouveau pantalon aurait déjà remplacé l'ancien sans qu'il s'en aperçoive. Par la grâce de sa femme.

– Et tu changes de chemise demain matin aussi...

– Mais oui, mais oui... répondait-il en observant sur l'écran les joueurs qui revenaient des vestiaires... Ils ont fait entrer Zingotti et ces abrutis de commentateurs ne s'en sont même pas encore aperçu! Des ânes! Une bonne décision de Grangé. Enfin un nerveux dans une équipe de mollassons. Il va peut-être réveiller ses coéquipiers! Si "on" veut revenir au score, "on" a intérêt à courir un peu plus...

Heureuse de s'occuper de son homme comme on s'occupe d'un enfant, Madame reprenait enfin le chemin de la cuisine toujours suivie de la troupe des chouchous qui tournait autour d'elle comme un ensemble de toupies déséquilibrées autour d'un pied de table. La porte se refermait.

– Ouf! faisait Monsieur au fond de son fauteuil.

Le match se poursuivait. Zingotti manquait son premier ballon, agressait un adversaire, prenait un carton jaune, ratait un but imparable, envoyait le ballon dans les nuages, insultait un de ses équipiers, contestait l'arbitre de touche, ratait une nouvelle passe, montrait le poing aux spectateurs, se faisait copieusement siffler par trente mille personnes...

– Ils auraient mieux fait de le laisser en Italie celui-là! grondait Adolphe... Ils ont réussi à "prendre" le seul italien qu'aucun club de là-bas ne voulait! Un caractériel! Ils ont dépensé des millions pour "acheter" un caractériel sur le retour d'âge!

Le match se poursuivait et c'est à l'instant où Zingotti marquait un but aussi extraordinaire qu'inattendu sous les clameurs de quarante mille spectateurs éblouis par la virtuosité du maestro, qu'un hurlement encore plus strident sortit de la cuisine et couvrit tout le son qui sortait du poste.

– Où est-elle? Où est-elle? Elles ne me l'ont pas tuée par hasard?

La porte de la cuisine s'ouvrait à grand fracas et se refermait sur les museaux des chouchous pour laisser passer une Adeline Ledrin congestionnée.

– Elle a disparu!

– Qui ça elle? interrogeait Adolphe en fronçant les sourcils.

Il ne s'agissait pas qu'on vienne le déranger alors que le match était relancé et qu'avec Zingotti tous les miracles étaient possibles...

– Titine! Titine n'est pas dans la cuisine! Titine! Titine! Où es-tu ma chérie? Où elle est ma petite Titine ? interrogeait l'épouse en cherchant sous la table...

– Il y en a une qui aura dû l'avaler!

– Ne dis pas de bêtises! poursuivait Madame. Titine! Titine! Titine! Où est ma Titine? Tu ne l'aurais pas vue?

– Je t'aurais avertie si je l'avais vue!

– Tu n'as pas ouvert la porte extérieure au moins ?

– Je regarde le match!... Enfin, j'essaie de le regarder!

– Titine! Titine! hurlait Adeline sur un ton péremptoire et de plus en plus aigu.

Elle allait poursuivre ses cris lorsque quelque chose bougea sous le fauteuil de Monsieur. Une boule de poils tachetés noirs, gris et blancs s'extirpait difficilement.

– Ah! La voilà! La mignonne! La voilà, la petite canaille qui a fait peur à sa maman!

Adeline Ledrin se baissait et ramassait la bestiole.

– Et qu'est-ce qu'elle foutait sous mon fauteuil cette saleté de bête?

– N'appelle pas Titine, une saleté de bête! C'est toi la saleté de bête! Tu n'as même pas été capable de t'apercevoir qu'elle était restée dans la pièce, sous ton fauteuil! Ouvre les yeux!

Adolphe allait répondre aussi sec: "– Et c'est toi qui pouvais t'apercevoir qu'elle ne t'avait pas suivie! Ouvre les yeux au lieu d'accuser les autres! ..." mais le match de football était loin d'être terminé...

– Je regardais l'écran, pas sous mon fauteuil! s'entendit-il maugréer...

Il n'avait pas répondu. Madame oubliait déjà l'incident. Titine était sauve, c'était l'essentiel.

– Mais pourquoi es-tu allée sous "son" fauteuil? Il n'aime pas les fifilles, c'est un gros méchant! Pourquoi? interrogeait-elle dans l'oreille d'une Titine toute heureuse d'être dans les bras de la maîtresse, ce qui ne l'empêchait pas de surveiller avec attention le concert des chouchous qui grognaient maintenant autour des souliers de Madame.

Pourquoi? Parce que Titine était une petite chienne perspicace! Elle avait suivi le Dieu, c'est-à-dire Madame Adeline Ledrin, donc par la même occasion la meute, avec toute la conscience que peut avoir une petite chienne qui découvre une nouvelle vie, un nouveau foyer, une nouvelle chaleur, de nouvelles habitudes. Mais chaque fois, c'était une attaque, une morsure, une menace des autres. Titine avait déjà vécu tout cela, là-bas, à la S.D.A.. Et la petite chienne, dans sa tête toute minuscule, parce qu'elle était intelligente, avait réfléchi. A quoi bon suivre un Dieu entouré de diablesses qui tournent autour, tout crocs, menaces et grognements en avant? Mieux valait se mettre sous la protection de l'autre Dieu. De celui qui était seul. Et la dernière fois, lorsque Madame était repartie vers la cuisine avec toute la meute à ses trousses, elle avait quitté le dessous de la table pour traverser de son petit trot maladroit un espace découvert et se glisser sous la protection de l'autre Dieu, même s'il criait plus fort que tout le monde d'une voix proche du tonnerre, même s'il empestait toute la pièce avec une épouvantable odeur de fumée âcre et de cendres glacées. Mieux valait ce Dieu là que des morsures sans fin! Elle s'était donc mise à l'abri, sous le fauteuil, même s'il n'y avait pas beaucoup de place. C'est quelquefois pratique d'avoir de petites pattes!

– La prochaine fois que tu quittes la pièce, fais attention! avertissait Adolphe Ledrin... Ce doit être une chienne stupide!

– Cette chienne-là n'est pas stupide! répliquait Madame... Pas autant que toi!

Mais Monsieur Ledrin voulait regarder "son" match. Il n'insista pas...

Plus tard, dans la soirée, après la fin du match et une kyrielle de publicités, Madame Ledrin entrouvrit la porte pour laisser passer sa tête.

– Je vais me coucher! Ce soir, je laisse Lily, Blanchette et Miky dans le couloir! J'ai enfermé toutes les autres chiennes dans leurs pièces. N'ouvre pas les portes!

– Ouais! grognait Monsieur... Évidemment!

– Ne fais pas comme la semaine dernière! Ferme "toutes" les portes et les fenêtres avant d'aller dormir.

– Ouais, ouais! Ouais! Je fermerai les portes! répondait Adolphe Ledrin en admirant les paires de jambes parfaites d'une armée de danseuses qui ponctuaient sur un air de cancan une enquête émérite sur les canailleries et les nuits de Paris, conduite par une gourde ensommeillée sur une chaîne publique.

Il "zapait" sur une chaîne et écoutait un court instant un débat entre une journaliste à la mode et une intellectuelle littéraire puis passait sur une autre chaîne où une journaliste qui avait une tête de réquisitionnée commentait les dernières nouvelles du Monde, c'est-à-dire de Paris et des alentours, pour tomber enfin sur les froufrous d'une rediffusion d'une émission typiquement féminine, faite par des femmes, rien que des femmes qui amenaient là leurs rires hystériques, leurs désordres, leurs petits problèmes, leurs petites rancoeurs, leurs pagailles mais aussi leurs libertés et terminaient en essayant de martyriser un pauvre homme seul, une espèce de cobaye volontaire genre jeunot souvent bien niais ou vieillard bien attardé qui essayait évidemment de briller devant les belles. Alors qu'elles se moquaient éperdument de ce qu'il pouvait faire ou dire, toutes entières qu'elles étaient, les yeux brillants de plaisir, à considérer la télévision comme leur miroir privilégié et à ne penser qu'à l'image qu'elles pouvaient bien rendre sur les antennes!

– Il n'y a que des femelles ce soir! gronda Adolphe Ledrin... La télévision devient de plus en plus con! Il vaut mieux que j'aille me coucher! C'est déjà minuit passé!

Il allait se lever lorsque des hurlements le firent sursauter suivi des cris de Madame.

– Ça y est! Encore une bagarre dans le lit de Madame!

Il n'avait pas tort. Chipie avait attaqué Titine qui sommeillait à sa place sous le bras gauche de la patronne. Une intruse, la nouvelle! Une intruse qui voulait prendre la place des anciennes! C'en était trop! Elle avait refermé d'un coup toute sa gueule sur le cou de Titine et la tenait fermement, sans lui faire mal d'ailleurs, mais l'autre, surprise, croyait sa dernière heure arrivée et glapissait à elle seule aussi fort que les quatre froufrouteuses de l'émission en plein rire hystérique! Madame se réveillait en sursaut et à temps pour dégager Titine et expédier d'un coup de patte... pardon d'un coup de main... la Chipie qui allait rebondir sur la porte.

– Saleté de Chipie! Tu vas aller dans le couloir! Je ne te veux plus!

C'était pire que Dieu chassant Adam et ève du Paradis! C'était l'enfer directement pour la Chipie, c'était le couloir avec le reste de la troupe des chouchous! Blanchette et Lily l'y attendaient... La nuit serait chaude! Quand ils le sont, il n'y a rien de plus vindicatif que les petits hommes et les petites bêtes!

La porte s'ouvrait pour laisser passer la chienne punie, tremblante et rageuse, à l'instant même où arrivait Adolphe.

– Fais un peu plus de bruit! On réveillera tout le quartier! ne put-il s'empêcher de lancer en direction de sa femme.

– Va te coucher et laisse-moi tranquille! entendit-il à travers la cloison.

Adolphe Ledrin ferma le dernier interrupteur dans le couloir puis entra dans sa chambre, juste en face de celle de sa femme.

C'était une jolie petite chambre quant aux papiers et boiseries mais tout en désordre, mis à part le lit. Un désordre monstrueux avec des tonnes d'archives, des piles de livres, des amas de cahiers en équilibre, des portes d'armoire jamais repoussées, des tiroirs jamais fermés mais avec un lit irréprochable! Le seul meuble ou objet que Madame était expressément autorisée à toucher!

Il évitait avec précaution le dédale à suivre pour arriver à la couche et il finissait même de se glisser sous les draps impeccables après avoir éteint la lampe de chevet lorsqu'une cavalcade nocturne l'arrêta dans son élan. Il y avait du rodéo dans l'air, entre la chambre de Madame et la sienne! Des bruits fugitifs de courses! Des charivari encore feutrés! Des frémissements de satisfaction! Des grognements de peur! Bref! Un prélude de catastrophe!

– Allons bon! Elles ne vont pas recommencer à nous emmerder à minuit passé?

Il n'eut pas le temps de s'interroger davantage. Blanchette et Chipie s'étaient colletées dans le noir et une lutte sourde s'engageait contre la porte de sa chambre qui vibrait allègrement sous les chocs.

– Silence! ordonna-t-il d'une voix un peu sourde.

Rien. La porte poursuivait la fête dans les ténèbres... Il n'allait pas réveiller la maison pour si peu.

– Silence! reprit-il d'une voix plus claire... Il faut faire dodo maintenant!

Il lui arrivait quelquefois de s'abêtir comme sa femme lorsqu'il parlait comme elle aux animaux... Une espèce de mimétisme du comportement comme diraient les savants qui expliquent tout.

La porte poursuivait maintenant une sarabande digne d'une nuit sur le Mont Chauve!

– Dodo! ordonna-t-il...

Il n'allait quand même pas se relever...

Derrière la bagarre se généralisait avec l'entrée en lisse de Lily qui venait prêter main forte à Blanchette pour tabasser Chipie. On passait en un clin d'oeil du Mont Chauve au milieu de la bataille de Stalingrad. C'étaient des coups de bélier accélérés contre la porte. Des coups à répétition et à ébranler la maison.

– Je vais vous flanquer une raclée! avertissait Adolphe Ledrin en se relevant de fort mauvaise humeur... A mon âge! A soixante et quatorze ans! C'est pas une vie! qu'il ajoutait en direction de la chambre de sa femme.

Plus rapide, Madame était déjà sur les belligérantes et les séparait de force. Le silence revenait avec l'électricité et la civilisation.

– Elles m'emmerdent tes chiennes! Je voudrais dormir!

– C'est Chipie qui ennuie Titine! s'excusait Adeline Ledrin... Chipie est trop ancienne. Elle supporte de plus en plus difficilement les nouvelles arrivantes! Je ne sais pas ce que je vais faire!

Elle s'excusait à ses yeux, pas à son mari.

– Voilà ce que c'est de ne plus s'arrêter! Te voilà piégée! Ta Titine, tu n'as qu'à la foutre avec les Bébelles!

– Tu n'es pas fou ? hurlait Adeline Ledrin. Tu veux qu'elles l'écharpent?

– Mais non! Elles l'adopteront! C'est toi qui t'imagines...

– Parce que tu es le spécialiste des chiens? Toi? C'est toi le spécialiste des chiens, ici? ricanait Madame.

– Je suis sûr qu'elles ne l'écharperaient pas comme tu dis...

– Elles la couperaient en morceaux! Assassin!

Le sang de Monsieur Adolphe Ledrin ne faisait qu'un tour. Être traité d'assassin, Le match était fini. Va pour la bagarre puisqu'elle la cherchait!

– Parlons-en de ta façon d'élever "tes" chiennes! D'abord il y en a trop! Tu es débordée! hurlait Monsieur. Il fallait m'écouter à l'époque...

– Continue à me casser les oreilles avec tes jérémiades et j'ouvre les fenêtres pour que les voisins entendent!

Les menaces des bonnes femmes! Toujours des coups tordus qui n'ont rien à voir à l'affaire!

– A minuit? Tu veux ameuter le quartier à minuit passé? Tu veux réveiller Blagnac et Toulouse? Cela ne me fait pas peur! Je peux prendre un porte-voix si tu veux!

Les menaces des bonshommes! Toujours la surenchère jusqu'à des niveaux jamais atteints de stupidité!

Pendant ce temps, les chiennes calmées les observaient avec toute la sérénité des animaux bien nourris.

– Si tu t'imagines que tu me feras taire par la menace, tu te trompes!

– Un mot de plus et j'ouvre toutes les fenêtres!

Heureusement Madame savait calmer le jeu quand il le fallait.

– Je ne peux pas les faire dormir ensemble, Chipie et Titine et je ne peux pas laisser Chipie et Blanchette ou Lily ensemble sans que cela dégénère!

– Essaie de mettre Titine avec Blanchette! concluait Adolphe Ledrin avec toute la nonchalance et l'inconscience d'un individu qui ne s'est jamais penché sur la résolution de la quadrature du cercle.

– Tu n'y penses pas!... aboya Madame, révoltée par tant d'insouciance.

C'est vrai qu'il était inconscient! Elle eut presque un sanglot.

Adolphe Ledrin demeurait sans voix. En se demandant quelle hérésie il avait pu prononcer!

– Comment? Titine avec Blanchette? On dirait que tu ne connais pas Blanchette!

C'était un crime!

– Elle est capable de tuer! Elle a ses têtes qui lui reviennent et celles qui ne lui reviennent pas...

– Bien entendu... Comme tout le monde... grognait Monsieur en remontant le pantalon du pyjama.

– ...Tu ne te souviens pas la fois où je l'avais laissée avec ma pauvre Grigri?... Elle avait failli me la tuer! Tu ne te souviens pas?...

Elle avait un nouveau sanglot à l'évocation de la scène et de sa pauvre Grigri déjà bien faible, toute courbatue de rhumatismes et enfermée dans ses hurlements d'agonie, que l'autre agitait comme un pantin désarticulé et brinquebalait dans tous les sens au milieu du couloir. Elle avait hurlé...

– Adolphe! Adolphe! Viens vite! Elles se tuent!

Mais avant que l'escogriffe sorte enfin de son fauteuil de la salle de séjour et arrive, elle avait réglé l'affaire en flanquant une raclée mémorable avec le manche d'un balai et l'excitée, la couenne en feu, avait vite lâché sa proie pour se réfugier au fond de la penderie dans la collection de chaussures de Madame.

Lui ne se souvenait plus de la scène... Il y en avait tellement de cet acabit qu'il finissait par ne plus les remarquer.

– Je ne vois qu'une solution. Prends la petite pour la nuit! Dans ta chambre! Demain, je trouverai une solution.

Adolphe Ledrin qui esquissait un léger bâillement, se retrouva réveillé d'un seul coup, l'oeil aux aguets, déjà aux abois.

– Pas question! tonna-t-il si fort qu'une partie du voisinage dut sursauter de terreur.

Il fallait qu'il garde intacte ses dernières affaires et ses dernières illusions. C'était sa ligne Maginot qu'il défendait. La chambre, le fauteuil, les pantoufles. La dernière ligne de défense. Son Camerone, son Fort Chabrol, son dernier carré à la fin de Waterloo. En vingt ans, depuis l'apparition des chiennes dans sa vie, il avait vu son monde se rétrécir comme peau de chagrin, non seulement les chambres des filles mais aussi la place dans toutes les pièces, les fauteuils occupés les uns après les autres, les canapés lacérés, les pieds des meubles attaqués, les portes rayées, les bêtes allongées aux quatre coins, les carrelages souillés. Parlons-en des sols. Il avait pris l'habitude des marches délicates en regardant constamment le carreau.

Il avait hurlé si fort que Madame Ledrin, en fin stratège qu'elle était comme le sont la plupart des femmes lorsqu'elles veulent obtenir quelque chose de leur homme récalcitrant, avait reculé...

– C'est bon... C'est bon... Puisque tu le prends sur ce ton!...

C'était déjà lui qui cherchait les ennuis rien qu'avec le ton qu'il avait. C'était lui qui refusait la seule solution évidente avec toute la mauvaise foi que peut avoir un mari emporté et têtu comme le sont tous les hommes. Il ne perdrait rien pour attendre et demain le siège du fort Chabrol commencerait avec l'aide des filles.

– Quand je pense que c'est moi qui te fais la cuisine et qui te repasse les chemises!

Il ne répondit même pas. Il était trop tard. Il fermait la porte de sa chambre.

La nuit fut longue pour Madame Ledrin. A batailler plusieurs fois avec Chipie qui poursuivait toujours Titine d'une haine tenace aux quatre coins du lit. Enfin, à quatre heures du matin, Chipie finit par s'endormir et le silence dura jusqu'à six heures vingt lorsque Poussy décida de saluer le nouveau jour en aboyant contre la porte.

 

 

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