L'extraordinaire aventure de William Horst

 

 Ernest Rougé

 

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

 

Format 24x16 – De luxe – 368 pages – 6 heures de lecture 

 

Un homme du XXIe siècle est projeté, de manière inexplicable, dans un lointain futur. Il se retrouve seul.

 

 

 

CHAPITRE 1

La tornade n'en finissait pas, d'énormes gouttes qui claquaient sur les feuillages drus. Une pluie torride d'orage qui giclait sur le sol et, d'un coup, sur une pente ruisselante, la terre gorgée d'eau s'affaissa, glissa, découvrant une brèche sombre, entraînant au-dessus un pan de mur et dégageant une ouverture, une espèce de cratère, de caverne à flanc d'un talus, dans laquelle l'eau du ciel déchaînée et comme victorieuse s'engouffra, noyant la cavité sous la trombe, emportant la terre argileuse dans une énorme rigole qui dévala la pente. Un court-circuit effrayant claqua sur une espèce de sarcophage transparent couvert de tubulures, long de trois mètres. Une soufflerie cachée lança aussitôt un mugissement asthmatique, puis d'autres moteurs et souffleries entrèrent en action, ronronnèrent de concert, et, après un quart d'heure, un système pneumatique de sécurité ouvrit en grinçant un sas au-dessus de l'appareil. Et la pluie tomba alors plus drue, à l'intérieur de la machine, comme pour parfaire sa victoire, noyant l'espèce de sarcophage, ricochant sur les parois, envahissant tout. Un pied de l'engin s'enfonça dans la boue, l'appareil s'inclina avec une lenteur effrayante, comme calculée, et demeura en équilibre sous les torrents d'eau qui poursuivaient leur labeur de destruction avec un acharnement qui n'appartient qu'à la nature.

Alors, la bête, prisonnière à l'intérieur, remua d'une manière imperceptible… La gueule s'ouvrit à peine et aspira une longue goulée d'air avec un bruit de forge qui n'en finissait plus. Juste à l'instant où le sol cédait sous le ravinement. La machine hésita un court instant, en équilibre précaire, puis bascula brutalement, cogna sur le sol dans une gerbe de boue jaunâtre et éjecta vers l'extérieur la bête qui glissa dans la glaise, roula en dehors de la brèche, et, prise par l'inclinaison du talus, pirouetta, emportée par la pente, pour terminer sa course quelques mètres plus bas, inerte, dans une mare couverte d'ajoncs en bordure de la rivière.

Aveugle, la bête eut le dernier réflexe de tourner à peine la tête pour sortir la gueule du flot et attendit immobile, à moitié immergée, respirant l'air et déglutissant l'eau qui entraient dans son corps. Elle resta inerte plusieurs heures sous la pluie devenue fine, puis le froid relatif de la nuit la saisit et elle demeura totalement immobile, paralysée, inconsciente, comme morte. Seul, le bruit de forge des poumons troublait le silence relatif du lieu. Un bruit bizarre, lent et régulier de parchemin froissé par une main d'enfant maladroite.

Ce fut la fulgurance de la douleur qui réveilla la bête au lendemain matin. Le soleil d'été, déjà haut, chauffait le lieu et la vie explosait dans ce coin de campagne, accompagnée du chant d'innombrables oiseaux. Une douleur d'abord sourde puis atroce qui tordait les boyaux. Mais la bête, toujours aveugle, était incapable de geindre. De temps en temps, toujours à moitié immergée, elle lapait consciencieusement l'eau, avalant sans s'en rendre compte une nuée de bestioles qui foisonnaient sur les berges. Enfin, sous la griffure brûlante des entrailles en feu, elle parvint à pousser une minuscule plainte amère, une espèce de coassement lugubre qui surprit et fit s'envoler un couple de mésanges. Le corps dégagea une odeur fétide et déféqua, dans une douleur d'accouchement sans fin, un sinistre filet noir et visqueux d'excréments acides brûlant tout sur leur passage, que la rivière emporta lentement. Puis la douleur énorme, étincelante, atroce, rayonna encore davantage pour atteindre le sommet de l'insupportable, et gagna les reins et le canal de l'urètre tandis que le corps expulsait une urine glauque qui fit fuir une nuée d'alevins… Sourde et aveugle, la bête n'enregistrait que la souffrance.

Un jour entier passa sous le chaud soleil et, au second matin, la lumière de l'astre pénétra enfin un œil. La bête grogna d'étonnement. Le bruit de forge des poumons s'était éteint, mais tout lui paraissait trouble et incompréhensible. Le champ de vision, étroit, minuscule, laissait deviner des tiges vertes qui s'agitaient, stupides, au gré d'un invisible vent. La douleur s'était vaguement estompée et la bête voulut quand même remuer. Mais rien n'obéissait, pas un seul muscle, et elle demeura prostrée dans la vase, presque inconsciente, continuant à avaler de temps en temps l'eau vive qui courait toujours autour d'elle au risque d'emporter le corps. Ce fut dans la soirée qu'un objet juteux tomba sur le flanc, et la bête, dévorée par une faim atroce, commanda enfin l'une des pattes de devant, la seule libre, l'autre était sous le corps prise dans la vase, pour saisir le fruit sucré, une figue en l'occurrence, et le glisser doucement à portée de la mâchoire qui fonctionnait toujours stupidement pour avaler l'eau et tout ce qui passait à portée. Ce maigre repas n'eut pour effet que de réveiller la douleur à l'intérieur des boyaux et la bête poussa un râle de détresse en expulsant une nouvelle défécation noirâtre.

Puis la nuit, pourtant douce, la surprit et le corps entier, glacé, frigorifié, tressaillit, grelotta des heures, la mâchoire agitée par un claquement sinistre, jusqu'à ce que la bête perde enfin connaissance. Ce fut le chaud rayon d'une nouvelle matinée qui la ramena à la vie avec les douleurs moins fortes qui fouaillaient encore les entrailles.

Pour la première fois, la bête parvint à remuer les membres et finit par se retourner vers le ciel. Le second œil s'ouvrit et la lumière crue brûla la rétine au point que la paupière se rabattit jusqu'à ce que la bête tourne la tête. Puis elle eut assez de force pour se tordre entièrement et dégager la patte prise dans la boue. L'ardeur des rayons de l'astre du jour brûlait maintenant la peau du dos. La bête en prit conscience. Elle rampa doucement pour s'extirper stupidement de la vase et gagner une ombre, devant elle. Gagner l'ombre, par simple réflexe de survie… Elle avança en direction de la zone vaguement obscure. La nouvelle vision toujours floue s'en trouvait améliorée et la bête progressa encore dans la vase jusqu'à discerner de larges feuilles. Elle devina plus qu'elle ne l'aperçut une figue charnue à hauteur des dents, et, sans même la cueillir… en aurait-elle eu la force?… elle entreprit de la saisir avec la mâchoire. Elle en croqua une mince partie tandis que le reste du fruit se détachait et tombait dans l'eau. Instinctivement, la bête chercha désespérément à attraper le morceau perdu mais, entre la vision trouble, la patte qui refusait encore d'obéir complètement au cerveau, et le courant qui emportait le fruit, ce fut l'échec. Elle manqua se noyer en perdant l'équilibre précaire dû au mouvement intempestif de la patte, et, plongeant le mufle dans la vase et l'eau, ne dut son salut qu'à un effort gigantesque de retour de la même patte dans la pose primitive, sous le corps. Puis elle s'énerva, grogna sa colère et eut la force de pousser un vagissement sinistre en direction de l'azur, suivi d'une espèce de râle de bête antédiluvienne. Elle tourna son regard glacé, devina le fruit qui, pris dans un tourbillon, revenait et passait à portée des dents, et elle parvint, par chance pure, d'un léger recul de la tête, à le harponner avec la gueule pour ne plus le lâcher. Un mouvement de déglutition et la bête ingurgita, manquant s'étouffer en avalant le fruit d'un coup. Elle s'énerva à nouveau, se dressa sur les pattes antérieures, jeta un œil toujours vitreux en direction des nuages et poussa un lourd coassement lugubre et sinistre qui fit s'envoler en un seul mouvement toute une portée de jeunes passereaux affolés.

Il s'écoula une bonne heure et la terrifiante douleur entra dans un nouveau paroxysme, reprenant les entrailles et gagnant jusqu'aux gencives en feu. Puis tout se calma légèrement et la bête, sous une vision toujours trouble, reconnut un autre fruit, un peu plus haut. Un effort colossal et elle put dresser la gueule pour accrocher la figue, avec précaution, et l'avaler d'un coup comme la précédente. Après quoi, vaincue par une fatigue titanesque, elle demeura immobile, toujours prise dans la vase et les ajoncs.

Tard dans l'après-midi, toujours dévorée par une fringale de dinosaure, elle se mit en quête d'un autre fruit, ouvrit les deux yeux et enregistra une image peut-être plus précise mais double. Elle en reconnut un, mais en hauteur, essaya de se dresser, leva une patte, mais échoua. Elle grogna de mécontentement, se pencha et se contenta alors de laper l'eau, puis chercha stupidement à dévorer une tige d'ajonc qui refusait obstinément de se déraciner. Après quoi, elle tomba inerte dans un sommeil colossal.

Ce fut au troisième matin que la bête s'éveilla en entendant la cacophonie des oiseaux. Les sons étaient de retour! La douleur, encore présente, s'était néanmoins estompée et la vision toujours double était, elle aussi, devenue presque normale au prix d'un incroyable effort d'adaptation. Assez nette pour qu'elle repère aussitôt plusieurs figues presque à portée de museau. Elle tendit une patte d'une maigreur effrayante, agrippa un fruit à peine mûr, arriva à le décrocher au prix d'une traction infernale. Pour la première fois, elle parvint à mastiquer le maigre repas, puis s'enquit d'attraper les autres fruits à sa portée, cinq ou six.

En fin de matinée, alors que la douleur des entrailles était maintenant ténue, elle essaya de prendre appui sur le tronc de l'arbre pour attraper les figues toujours plus hautes, mais un vertige la saisit et elle retomba d'un coup dans une gerbe d'eau. Nouvel essai et nouvel échec. Elle poussa un braillement de rage, n'insista plus et s'endormit après avoir bu une quantité phénoménale d'eau.

Dans le courant de l'après-midi, elle se réveilla. Une faim inextinguible la tenaillait toujours et elle chercha une nouvelle fois à s'accrocher au tronc de l'arbre pour se dresser vers les fruits hors de portée. Cet essai fut enfin couronné de succès et elle demeura adossée au tronc principal, en proie à un vertige énorme. Elle dut attendre quelques minutes que le malaise se dissipe et parvint à avaler une dizaine de figues en les mâchant consciencieusement, puis, momentanément repue, se laissa glisser dans la flaque pour s'endormir à nouveau.

Une nouvelle nuit passa et au petit matin du quatrième jour, les sens enfin en éveil, la bête commença à ramper pour quitter la berge. Elle gagna la rive avec quelque difficulté, mit une bonne heure pour parcourir quelques mètres dans la fange, trouva un autre figuier sauvage, se dressa contre le tronc pour un nouveau repas. Cette fois tout fonctionnait mieux. La souffrance avait disparu. Elle demeura contre le tronc, s'habituant à cette curieuse position verticale qui lui permettait d'avoir les deux pattes antérieures libres de mouvement et parvint à garder un court instant l'équilibre avant de se laisser glisser doucement en direction du sol. La vision était maintenant à peu près nette et la bête repéra la rivière qui coulait à quelques mètres. Elle gagna la berge et avança la tête en direction de l'onde. Sa propre image renvoyée par le reflet ne lui dit rien. Était-elle en mesure de comprendre que l'eau renvoyait sa propre image? Une face ovale, aux cavités orbitales profondes, à la mâchoire proéminente, en aplomb sur un cou décharné tout en longueur. La bête se détourna, peu intéressée, et entreprit de gagner l'ombre du premier arbre d'où elle était partie, puis, couchée dans la vase avec la tête seule hors de l'onde, elle s'endormit.

Le cinquième matin, elle fut réveillée par le chant des myriades d'oiseaux saluant l'aurore. Tout fonctionnait mieux et la bête s'ébroua, éternua, grogna, puis, après un effort encore extrême, se dressa péniblement sur les deux pattes arrière avec l'aide du tronc du figuier, demeura immobile quelques minutes, accrochée à une branche, pour retrouver un équilibre toujours précaire, osa enfin lâcher prise et décida de sortir de la rivière. L'envie l'avait prise de partir à la découverte du lieu. Une envie subite, irraisonnée. Dressée sur les deux pattes arrière, elle titubait, mais parvint tant bien que mal à gagner la rive, retrouva le second figuier, en fit le tour pour dévorer tous les fruits encore à portée, se coucha, manqua saisir un petit animal à fourrure, puis, alors que le soleil était au plus haut, se dressa à nouveau contre le tronc et partit à la découverte malgré toujours la difficulté de garder l'équilibre et une nouvelle étrange douleur qui ripait les articulations des hanches et des pattes. Elle se déchira dans les ronciers, se fâcha, poussa des râles sourds, s'obstina sous la colère, escalada le talus, avec l'aide des branches d'un genre d'acacia, s'énerva contre les arbustes sauvages, poussa un énorme beuglement de bête de l'apocalypse pour couronner sa victoire, traversa ensuite une zone de fougères, grimpa à quatre pattes un second talus et déboula, tête la première, sur une surface plane, grise, unie, toute miroitante, sans aucune plante… un long serpent qui traversait la campagne, qui coupait, telle une frontière, tout le paysage en deux parties distinctes… Déconcertée, la bête posa le mufle sur le sol miroitant, renifla bruyamment, grommela, poussa un dernier rugissement à l'adresse du ciel, se souleva en aplomb sur les deux pattes antérieures malgré la douleur des articulations, demeura en équilibre, puis avança de quelques pas, d'une manière cahotante… C'était facile de marcher sur cette partie rugueuse et plate et elle trottina stupidement jusqu'au milieu de la frontière…

Ce fut alors brusquement qu'une pensée cohérente jaillit pour la première fois dans son crâne…

– Je suis William Horst!

L'homme tituba sous le choc de cette découverte et considéra stupidement la vision qui l'encerclait.

Une seconde pensée brutale suivit la première…

– Mais, mon Dieu, je suis au milieu d'une route! Je vais me faire tuer!

CHAPITRE 2

Une peur atroce gagna l'homme redécouvert. Il tituba à nouveau, conscient maintenant qu'il ne tenait qu'un équilibre précaire, s'affola, puis entreprit, œuvre pénible, de regagner le plus rapidement possible la butte à quelques mètres pour, rompu de fatigue, s'effondrer lamentablement sur le haut du talus. Il tourna la tête et examina stupidement les espèces de tuteurs qui avaient soutenu son corps: deux jambes de squelette, d'une maigreur effrayante, rien que la peau et les os, tibia proéminent à l'avant, avec les rotules en relief d'une manière outrageuse; plus loin, les pieds avec tous les métatarses en évidence. Le regard remonta et se fixa sur la poitrine, avec les poumons qui soulevaient dans un même mouvement l'ensemble des côtes en relief sur une peau tendue, tellement collée aux côtes qu'elle aurait pue passer pour la plèvre si, en observant bien, elle n'avait recouvert les os! Puis l'attention descendit sur une espèce de cavité, lieu normal de l'estomac et des intestins, une étrange cavité sans boyaux qui paraissait toucher la colonne vertébrale en son centre et, en dessous duquel, se tenait une espèce de filament pantelant, le sexe, comme une cordelette incongrue.

La panique totale emplit le cerveau de l'homme.

– Mais que m'est-il arrivé? pensa-t-il…

Il voulut dire à haute voix son étonnement, mais, seul, un étrange borborygme haché, sortit de la trachée-artère.

Complètement hébété, il parvint à se soulever et, le cœur à la dérive, décida de retourner sur ses pas, continuant à observer les pieds de squelette qui le trimbalaient vaille que vaille à travers les fougères.

Le retour fut plus difficile que l'aller. Il s'affolait maintenant. Une peur énorme le tenait. Une incompréhension totale. Il avait beau fouiller une mémoire qu'il savait déjà étonnamment défaillante, il ne trouvait rien, absolument rien. Une image remonta enfin du fond des neurones alors qu'il traversait le premier talus… le visage d'une femme et d'un homme, ses parents… une curieuse image floue de jeunesse; une femme blonde au visage serein et poupin; un visage dur d'homme au regard de braise… assis quelque part sur un banc à l'extérieur… mais c'était tout. Il avait beau chercher, désespérément, rien de plus ne sortait de sa mémoire. Absorbé par l'image, il trébucha, perdit l'équilibre précaire, se disloqua d'un coup comme un pantin de foire, s'effondra heureusement sur des arbustes, et roula stupidement jusqu'au bord de la rive. Il lui fallut un quart d'heure pour récupérer l'usage des membres. Il attrapa l'une des branches du figuier, tira dessus et se souleva avec une lenteur et une précaution infinies.

– Je suis indécent! pensa-t-il en regardant toujours le corps stupide entièrement nu.

Il tourna la tête et examina les lieux tout proches, repéra quelques animaux qui trottaient non loin, même pas effrayés, qui se poursuivaient à la queue leu leu ou tournaient en rond…

– Des lapins! croassa-t-il d'une voix inconnue, aux sonorités de rocailles, si enrouée et sifflante qu'il ne la reconnut pas.

La faim atroce l'étreignait toujours et l'idée saugrenue lui vint d'attraper ou de jeter une pierre afin de tuer un lapereau, rien que pour boire le sang chaud et dévorer la chair fraîche. Mais il s'en savait incapable. Il tourna son intérêt vers deux ou trois figues cachées sous les larges feuilles et, glouton, les absorba en entier, pulpe et peau, tout en cherchant désespérément à retrouver quelque souvenir… Mais toujours rien! Un vide immense…

– Je suis William Horst! Je suis William Horst!… ne cessait-il de laisser tourner dans sa tête, comme pour se convaincre qu'il était bien ce William Horst… Pas possible! J'ai perdu la mémoire…

Il prit alors la décision brutale de s'approcher de la rivière et de regarder l'image que renverrait la surface de l'eau. Il se pencha et manqua aussitôt régurgiter de saisissement les quelques fruits qu'il venait d'avaler. C'était l'image d'un crâne qu'avait retournée le ruisseau, un crâne affreux, grimaçant l'éternel sourire des morts, aux orbites à peine vivantes, aux narines immenses, comme relevées; un crâne surmonté d'une longue chevelure transparente, grise et fine, en désordre, avec une barbe ténue, tout aussi transparente mais d'une longueur ahurissante…

– Merde! osa-t-il penser… mais je suis mort!

Un doute affreux lui étreignit la poitrine un court instant et il poussa un involontaire sanglot.

– Suis-je mort?

Il jeta un regard d'épouvante en direction du ciel…

– Mon Dieu! Aidez-moi!

Il regarda éberlué quelques nuages qui couraient, quelques oiseaux qui fendaient l'air, quelques branches qui s'agitaient; tout ça pour lui dire que la réalité était là…

– Non, finit-il par raisonner… Non! J'étais mort! J'étais mort et je suis sorti de ma tombe! Oui, je viens de sortir de ma tombe!

Une pensée affreuse, stupide autant qu'insidieuse, le gagnait. Il frissonna… Voilà la seule explication sensée qui tournait maintenant en rond dans sa pauvre tête. Une pensée qui ne pouvait plus, qui ne devrait plus jamais le quitter…

– Mais comment ai-je fait?

Nouvelle question sans réponse. Il demeura ainsi, totalement désemparé, puis, le corps à nouveau envahi d'une fatigue sans fond, décida de se coucher au pied de l'arbre qui l'avait sauvé… Il s'enroula sur lui-même comme un fœtus, refusa de penser plus et s'endormit d'un coup, terrassé par une fatigue d'abîme.

Lorsqu'il ouvrit un œil, la nouvelle matinée paraissait assez avancée et la faim le tenaillait déjà. Une faim et une soif toujours inextinguibles. La mémoire de la veille était toujours présente et il jeta un regard désespéré en direction des phalanges de ses mains qui ressemblaient plus à des serres d'oiseau malade qu'à des mains d'homme. Il haussa les épaules, se pencha sur le ruisseau, grimaça à l'image du crâne, contempla les cheveux et les poils de la barbe qui se détachaient par poignées lorsque accrochés par quelque tige d'arbuste. Il but à même la rivière jusqu'à satiété. La même image que le jour précédent.

– Je suis William Horst! grogna-t-il, comme pour se convaincre qu'il était vraiment vivant.

La voix était encore enrouée, mais devenait plus claire. Tenaillé par la fringale, il partit à la recherche du second figuier tout proche, en trouva un troisième, fit une ample cueillette et, après le repas, s'assit contre le tronc pour mieux réfléchir à tous les problèmes qui trottaient dans sa tête.

– Voyons, commenta-t-il à voix haute d'un ton éraillé… Il faut que j'aille sur la route! Je prends une feuille de figuier pour un minimum de décence et j'attends…

William Horst se découvrait l'âme pudique. A considérer la hauteur de l'astre flamboyant, il devait être midi. Le soleil lui brûlait la peau. Il remarqua l'étrangeté de celle-ci, parcheminée, ravinée, ridée comme un épiderme de centenaire.

– Mais quel âge ai-je donc? s'entendit-il demander stupidement aux oiseaux.

Aucune souvenance. Il lui semblait être plus jeune… avoir été plus jeune dans une vie antérieure, comme effacée de ses souvenirs, mais rien de bien précis. Il reprit son raisonnement. Il lui fallait survivre! Il chercha un instant d'autres souvenirs. Avait-il été marié, exercé une profession, des enfants?… D'où venait-il? Où avait-il vécu? Une infinité de questions sans réponse! Des questions primordiales… Seul, le vocabulaire était en place! Et en entier, à ce qu'il lui semblait!

– Il faut que j'arrive à la route! Et j'attends sur le bord qu'une voiture passe…

La décision était prise, mûrement réfléchie. Il fallait trouver quelqu'un, rencontrer un homme, retourner vers les autres. A part la mémoire, la cervelle paraissait fonctionner maintenant normalement.

– J'attends et j'expliquerai… Expliquer quoi? La question le laissa pantois… Voyons, expliquer quoi? grogna-t-il à l'adresse du figuier.

Il eut beau chercher: rien! Que pouvait-il expliquer? Que dire? A part son nom, il ne savait rien! Diable! Sa mémoire reviendrait bien un jour! Il préparait un discours…

– Je m'excuse d'être dans cette tenue, mais je viens de sortir de mon tombeau!

Une pensée bizarre lui traversa encore la tête…

– D'abord, on n'enterre pas les gens en tenue d'Adam! C'est idiot!

Mais pas d'autre explication ayant quelque sens à fournir.

Puis une autre pensée encore plus saugrenue…

– Et cette maigreur? J'ai dû avoir une sale maladie avant de mourir! Un cancer, peut-être? Certainement!

… Pensée qui le renvoyait à une nouvelle interrogation…

– Mais mort, on ne ressuscite pas! C'est inconcevable, voyons!

Il observait les lieux, découvrait une nature luxuriante, heureuse, une rivière calme où quelquefois sautaient quelques traits d'argent, où passaient et repassaient des bancs de poissons, où virevoltaient des libellules, des mouches lumineuses, des hannetons et quantités d'insectes à qui il aurait été bien incapable de donner un nom. Il examina aussi, avec une certaine attention, le paysage de verdure en direction de l'horizon, avec le secret espoir de découvrir, derrière les frondaisons, une toiture, une cheminée, un poteau indicateur, un simple reflet métallique, un signe de vie de ses semblables. Il entr'aperçut bien, sans même y prêter garde, pas très loin du lieu, une ouverture à moitié cachée par quelques arbustes, une espèce de caverne par où s'était éjecté un torrent de boue, mais, trop occupé par une recherche de vie, il n'y prit garde. C'était l'horizon qu'il observait, la ligne des frondaisons qui l'encerclait tout autour. Il chercha, scruta, même de l'autre côté de la rivière qu'il était bien incapable de traverser. Rien! Rien qu'une vue sans fin de fougères, d'arbustes, d'arbres étagés dans une luxuriance de chaudes verdures!

Maintenant le cerveau fonctionnait à toute vitesse et la décision fut appliquée. Il n'allait pas demeurer là plus longtemps! Il fallait découvrir du secours, retourner vers la civilisation. Plus le temps passait et plus c'était impératif. Il n'allait pas rester une nouvelle nuit à la belle étoile et poursuivre l'aventure en croquant quelques figues! Il devait aller vers la route, attendre le passage d'un véhicule. L'homme arracha une large feuille du figuier pour couvrir la partie intime de son corps nu. La décision était maintenant irrévocable. Dans l'état de faiblesse dans laquelle il se trouvait, il avait besoin de secours.

Tant pis pour la nudité! Tant pis pour l'aspect effrayant qu'il allait montrer au premier automobiliste venu! Tant pis pour les explications à fournir au conducteur puis, plus tard, aux autorités! Les autorités? Qu'est-ce que c'était, au fait? Que désignait ce mot bizarre qui avait surgi du néant, d'un coup? Un simple mot sans images! Un simple mot venu du fond de la cervelle, un mot qui paraissait avoir une certaine importance, mais allez savoir quoi!

Étrangement calme, l'homme avança en titubant. Il n'était pas encore gaillard! Il prit la direction du grand talus, mit une demi-heure à grimper la pente jusqu'au bord de la route. Ce fut en haut, lorsqu'il aperçut le bitume, qu'il eut une réflexion inquiétante. Il l'exprima à haute voix: il fallait qu'il s'entraîne à la parole, vu les difficultés d'élocution.

– C'est bizarre! grogna-t-il avec une voix de crécelle rouillée… Je n'ai pas entendu un seul bruit de moteur!

Le propre son de sa voix le fit grimacer. Il s'allongea sur le bord de la chaussée et, épuisé mais quelque peu rasséréné, attendit, vaguement confiant, prêt à se dresser à l'approche du premier véhicule. Il remarqua la consistance étrange de la piste…

– C'est curieux! coassa-t-il avec toujours une voix de fausset… Un revêtement strié! On dirait de la matière plastique…

Quelle idée singulière, là, lui traversait l'esprit? Et d'abord qu'était-ce donc qu'une matière plastique? Comment pouvait-il connaître le nom du matériau à consistance bizarre sur lequel couraient ses doigts décharnés…"C'est curieux"? Pourquoi diable? Une idée jaillie encore de nulle part lui traversa alors la conscience. Une idée comme brusquement réveillée… qui n'avait rien à voir avec la chaussée.

– Lieutenant William Horst! Je suis lieutenant!

Il prit le temps d'analyser cette nouvelle certitude apparue brusquement…

– J'étais lieutenant! rectifia-t-il une première fois… Non, je suis encore lieutenant…

Cela paraissait si loin, si flou!

– J'ai été lieutenant! grogna-t-il à voix haute… Autrefois, quand j'étais vivant… Lieutenant de l'armée des États-Unis d'Amérique!

La mémoire lui revenait maintenant comme une série de flashs. Oui, il avait été… non, il était lieutenant de l'armée des États-Unis d'Amérique… Il chercha dans sa tête. Les États-Unis d'Amérique!… La fierté d'appartenir à la nation la plus puissante du globe! Une vision floue de gratte-ciels, une statue de la Liberté, une Maison-Blanche, un intérieur d'appartement, une statue d'Abraham Lincoln, une Maison Blanche, deux tours en flamme, un drapeau étoilé, un chien noiraud, court sur patte, qui tirait la langue et qui le regardait à travers le temps et l'espace, un téléviseur plat accroché à un mur, une Chrysler d'occasion, tout un kaléidoscope de souvenirs incohérents qui surgissaient du néant. Tout s'entrechoquait brutalement. Il cherchait à extirper d'autres visions, mais les souvenirs remontés demeuraient extrêmement vagues et surtout désordonnés. Il chercha un instant sa date de naissance, la trouva: 21 avril 2001; le nom de la ville où il vivait: pas moyen; les prénoms du frère aîné: John, du frère cadet: Patrick, et des quatre sœurs: Linda, Suzy, Joan… pas moyen de mettre un prénom sur le visage flou de la dernière… d'autres souvenirs sur les parents, mais tout était vague… Il découvrit encore un visage enfantin de jolie fille qui lui souriait, puis tout s'effaça brusquement sous l'emprise d'une fatigue énorme, d'un refus de fonctionnement du cerveau envers le propriétaire. Il ne restait qu'une bouillie de sensations hétéroclites, capricieuses, qui refusaient désormais de devenir plus nettes, comme si elles désiraient se perdre, retourner à nouveau dans l'oubli. Il grogna un juron, puis une dernière pensée l'envahit tandis qu'il glissait imperceptiblement vers un sommeil réparateur ou une nuit définitive.

– C'est bizarre! Pas une seule voiture! Ça fait bien une demi-heure que j'attends!

La tête roula sur le côté et il demeura entièrement nu sur le bord de la chaussée tandis qu'un courant d'air facétieux emportait la feuille de figuier.

Le froid de la nuit le réveilla. Il lui fallut cinq minutes pour retrouver le fil d'une pensée correcte. Il claquait des dents. La fraîcheur relative de la nuit d'été et de la chaussée de la route emprisonnait le corps nu. Il fit l'effort de se dresser. A part un ciel immuable et luisant de myriades d'étoiles qui scintillaient, au-dessus, comme des centaines de clins d'œil dans sa direction, tout baignait dans un noir d'encre. Les cris des insectes nocturnes coupaient par moments le silence. Il finit enfin par distinguer la faible rémanence lumineuse retournée par la chaussée. Il devinait la route plus qu'il ne la voyait. Il remarqua aussi ses mains et les os des bras et des jambes. Des mains de cadavre, de squelette, qui luisaient dans la pénombre. Comme éclairés par une lumière verte.

– Bon Dieu! grogna-t-il… Faut-il que ma peau soit fine pour voir mon squelette en entier sous la lueur des étoiles! Ce n'est pas possible! Je n'ai vraiment que la peau et les os! Et une peau translucide!

Il examinait les côtes, la colonne vertébrale, presque ahuri par cette vision insolite! A croire que la chaussée avait d'étranges pouvoirs luminescents! Il se secoua et parvint enfin à soulever son corps moribond.

Et il décida de marcher malgré la difficulté des articulations de la hanche et du genou qui ripaient, coinçaient, comme des bielles sans huile, comme des attaches de coureur de marathon arrivé au bout de l'effort. La course réchauffait à peine les muscles lourds, tendus, glacés. Il avançait pas à pas avec, lui semblait-il, une lenteur effarante. Il voyait les tibias luminescents à chaque pas. William Horst grimaça, les jointures des hanches grippaient toujours, mais il n'avait pas d'autre choix: avancer ou s'arrêter et être repris par le froid. Il suivait comme un automate le long serpent à peine visible de l'asphalte, sur le côté gauche pour faire face à un véhicule qui arriverait, mais, après avoir parcouru quelques centaines de mètres, la jambe gauche refusa de poursuivre et se tétanisa d'un bloc. Il s'effondra doucement à même le sol dans un long geste désordonné, cassa sa silhouette avec précaution, lança par instinct les mains en avant. Il grogna de douleur, et, pour finir, gagna péniblement, sur trois pattes et à tâtons, le talus tout proche pour s'allonger sur l'herbe.

– Saleté de jambe! maugréa-t-il dans le silence nocturne, ce qui fit s'envoler une chouette.

Il se recroquevilla sur lui-même, rompu d'une fatigue qui ne le lâchait pas. Il ne lui restait qu'à observer stupidement les étoiles qui poursuivaient leurs étranges clins d'œil dans sa direction. Un instant, il chercha les constellations d'été: le bouclier d'Orion, le Cocher, la Petite Ourse, mais n'en trouva aucune. Comment pouvait-il être sûr de connaître vaguement quelques constellations? Il regarda, étonné, une énorme étoile luisante, lumineuse, qui traversait, sereine et silencieuse, le ciel de la nuit. Un satellite? Vaincu par l'étrange fatigue qui appuyait toujours sur ses maigres épaules, il somnola ensuite quelques instants puis s'endormit. Le froid le réveilla à nouveau, mais la nuit se retirait. Une pâle aurore colorait l'horizon et il se leva au prix d'un nouvel effort gigantesque, au risque encore de perdre un équilibre toujours précaire, puis il reprit la marche, pas à pas. Il marchait comme un automate, d'une démarche saccadée de marionnette ivre. Il marchait, il marchait… Heureusement, les rotules le faisaient moins souffrir. L'aube rosit l'espace et les courbures de quelques nuages paresseux. Il marchait. Il titubait. Il clopinait. Les yeux s'habituaient à la lumière naissante et découvraient un paysage toujours semblable: une chaussée sans fin qui traversait une verdure sans fin, toujours sans fin. Du coup, il grogna un juron.

Il avançait toujours sur la chaussée lorsque le soleil explosa derrière une colline, à droite. Il arrivait à un virage et le sol parut s'incliner légèrement comme pour amorcer une pente montante. La fatigue et les douleurs le reprenaient. Combien avait-il parcouru? Quelle distance? Un km peut-être? Deux? Trois? Seulement trois cents mètres? Il essaya d'estimer, mais c'était difficile. Il clopinait toujours comme un automate. Une faim terrible le tenaillait. Brusquement une angoisse terrifiante le saisit.

– Bon sang! grogna-t-il… Si je ne trouve pas de village ou de maison, je suis cuit! Je vais crever de faim! Il faudra que je retourne pour retrouver mes figues!

Il n'avait pensé à rien. Peut-être aurait-il dû laisser une marque visible sur le bord de la route, pour repérer le point de départ du voyage? Il n'avait pas alors envisagé l'hypothèse d'une nécessité de retour. Il chercha, dans sa mémoire neuve, à reconstruire le lieu d'où il était parti: le bord de route, le talus, mais aucune image, aucun souvenir ne venaient à son secours. Il y avait des sapins, des feuillus, des arbustes et des fougères partout et tout se ressemblait. Peut-être pourrait-il, de la route, redécouvrir de loin les larges feuilles des figuiers? Ou reconnaître l'endroit, en léger contrebas, où coulait la rivière. Étaient-ils, la rivière ou les arbres, visibles de la route?

L'envie le prit de retourner immédiatement sur ses pas mais, comme il arrivait à une espèce de col où la route amorçait un virage, il décida de poursuivre. Une centaine de mètres à parcourir, puis il rebrousserait chemin en profitant de la pente descendante. Il avança, les jointures craquaient horriblement, s'enflammaient comme de l'étoupe, et il grimaça.

Brutalement, il s'arrêta et le cœur bondit, accéléra d'un coup dans la maigre poitrine. Le paysage changeait devant lui, la forêt s'éclaircissait brutalement sur le côté droit de la chaussée, derrière le col! Il accéléra et parcourut encore quelques mètres, tous les sens en éveil. Puis, le cœur lui sauta dans la poitrine presque à l'étouffer. La forêt reculait, s'éloignait pour laisser place à une prairie d'herbe grasse, à un coin béni de large lumière. L'homme avança encore, quelques derniers pas chaotiques et désordonnés. Et là, à moins de cinq cents mètres apparaissait maintenant le toit d'une maison, d'une construction. La douleur disparut à l'instant et William Horst avança plus rapidement, presque sans claudiquer. Une autre bâtisse puis une troisième apparurent, une quatrième… en tout cinq constructions. Et, pour la première fois, William Horst sourit ou, tout du moins, esquissa une grimace qui se voulait un sourire.

Il profitait maintenant de la légère déclivité de la pente et accélérait l'allure. La douleur des articulations redevenait vivace, mais il ne s'arrêterait plus. Il lui fallut dix minutes pour parcourir les cinq cents mètres. Il n'avait jamais marché aussi rapidement depuis le début du voyage. Il avait tout le temps d'examiner les cinq constructions. Des constructions bizarres, faites de formes étranges et d'angles aigus sur les toitures qui partaient dans toutes les directions. Mais c'étaient des maisons! Il devinait les ouvertures, des fenêtres ovales ou rondes et les portes d'entrée, elles rectangulaires pour ne pas dire normales. Devant chaque habitation, un parterre bien entretenu, des chemins vagabonds et paresseux de sables roses; des bouquets d'arbustes et de fleurs régulièrement disposés. Entre les maisons et lui, une seconde route toute proche, semblable à la sienne, coupait à angle droit la voie sur laquelle il avançait. William Horst sourit puis s'arrêta d'un coup. Il baissa les yeux et considéra sa nudité affreuse. Où était passée la feuille de figuier pour cacher son intimité? Il jeta un coup d'œil alentour. Pas de figuier en vue! William Horst était vraiment pudique pour ne pas dire pudibond!

– Merde! Tant pis! décida-t-il, le cœur en folie, en abandonnant l'idée d'aller chercher une feuille ridicule à quelque branche d'arbuste.

Il se contenta de placer une main droite diaphane et transparente devant la ficelle qui pendouillait lamentable au bas du ventre. Une main et des doigts transparents qui ne cachaient pas grand-chose. Mais enfin les principes de décence étaient saufs. Du coup, il trottina sur la route, avec une démarche saccadée, un bras droit figé sur la poitrine jusqu'au bas de l'abdomen et un bras gauche qui s'agitait, féroce, pour battre la cadence et aider à accélérer le mouvement des jambes. Il n'avait jamais clopiné aussi rapidement.

Il arriva au croisement de routes perpendiculaires, examina les panneaux fléchés bleus avec l'écusson du District 125 - North Dakota, plantés sur un mât de métal, qui indiquaient : Jamestown : 54 km, Carrington : 32 km, Steele : 46 km et RedRock : 6 km. Au-dessus, un panneau plus large, d'un beau jaune criard avec de grosses lettres rouges, indiquait la même direction que Jamestown et portait l'une sous l'autre les mentions: Beever Lake State Park, Doyle Memorial State Park, Sheyenne State Forest. Aucun des noms ne réveilla sa mémoire, ni les noms des bourgades, ni les noms des parcs naturels. Il s'attarda un instant sur le nom de RedRock dont la flèche était tournée en direction de l'endroit d'où il venait. RedRock ne devait pas être bien loin de son point de départ!

– Qu'est-ce que je fabrique dans le Dakota du nord?

Aucune souvenance!

Il ne s'attarda guère davantage et entreprit prudemment de traverser la nouvelle route, au cas où un bolide apparaîtrait sur cette seconde voie. Mais rien à l'horizon! Il traversa. La première maison ne se trouvait plus qu'à une centaine de mètres et il pressa le pas pour longer enfin une murette qu'il jugea de béton et arriver devant un portail de bois style ranch. Il jeta un coup d'œil sur l'imposante bâtisse en retrait d'une cinquantaine de mètres, contempla la toiture baroque pour ne pas dire bizarre, un concert de pyramides multicolores, puis appuya avec une certaine appréhension sur un large bouton doré posé au centre d'un des deux piliers qui tenaient les deux vantaux du portail. Il attendit calmement tout en préparant les phrases d'accueil…

"– Bonjour, monsieur… ou madame… Je m'excuse d'être dans cette tenue. Pourriez-vous m'aider, s'il vous plait? Oui! Me prêter des sous-vêtements et des vêtements, si possible!… Non, je suis incapable de vous fournir une explication! J'ai une faim de loup! Pourriez-vous me donner quelque chose? Un morceau de pain simplement? Je vous dédommagerai ultérieurement!… Mon nom est William Horst, mais j'ignore ce que je fais dans cet accoutrement…"

– Voyons! Quel accoutrement? pensa-t-il à voix basse… Je suis à poil! Non, je dirai:"– … j'ignore ce que je fais tout nu devant chez vous!" Ce sera mieux!

Il attendait toujours, patiemment… Pas une lumière nouvelle, pas un son même lointain. Seuls les cris des oiseaux et le bourdonnement incessant de milliers d'insectes qui devaient butiner les fleurs…

– Pourvu que ce soit un homme qui vienne! ajouta-t-il sur le même ton de confidences… Une femme risque de s'effrayer! Que va-t-elle penser?

Il voyait presque une femme apparaître en robe de chambre, avec des bigoudis sur la tête, et lui crier:

– Qu'est-ce que vous voulez? Vous n'avez pas honte de vous "promener" ainsi?

Une vision si nette au fond du cerveau. Presque à croire que la scène allait se passer ou s'était déjà passée dans une vie antérieure! Il voyait les bigoudis dans sa cervelle!

Non! Ce ne pourrait être qu'un homme…

– Qu'est-ce que vous voulez? Vous n'avez pas honte de vous "balader" à poil pour effrayer les enfants et la population? Espèce de sadique!

Il se voyait en train d'agiter ses bras comme des sémaphores.

"– Non, non. Croyez-moi! Je vous demande de m'aider… Aidez-moi à être décent!"

Cette question de décence le chiffonnait toujours.

– Peut-être pourrais-je dire… Je suis le lieutenant William Horst, de l'armée américaine!

Appartenait-il à l'armée américaine? En était-il sûr? Et l'armée apprécierait-elle qu'un individu aussi nu qu'un ver se permette de déclarer à un brave citoyen du pays qu'il appartenait à ce corps prestigieux dont l'habitude est plutôt de porter un uniforme décent et strict… Au fait, quel corps prestigieux? L'armée de terre? La marine? Les forces aériennes? Appartenait-il seulement à l'armée?

Aucun souvenir récent pour étayer toute hypothèse…

– Non, je vais être honnête! qu'il marmonnait entre ses lèvres sèches… Je vais dire: je sais que je suis William Horst, mais j'ignore absolument pourquoi je me trouve ici dans cette tenue! J'ai dû avoir une perte de mémoire! Pouvez-vous m'aider et avertir la police?… Voilà! Très bien! Pouvez-vous avertir la police, lui téléphoner?… Ça mettra les gens en confiance!… Et pourriez-vous, en attendant, me donner quelque chose à boire et à manger?…

Il saliva en pensant à un hamburger aussi large qu'une assiette devant un verre de bière blonde.

Il lui fallut deux bonnes minutes pour appuyer une nouvelle fois sur le bouton doré, mais rien ne bougea en direction de la demeure.

– "Ils" sont peut-être absents! Entre le défaut de voitures et de propriétaires, j'ai vraiment la chance avec moi! conclut-il avec philosophie…

Il attendit encore une minute, appuya à nouveau sur le bouton, essaya de pousser la porte, mais un invisible système en bloquait l'ouverture et il ne se sentait pas en état de grimper et de franchir l'entrée pour se retrouver emprisonné dans un jardin, face à une maison vide ou, pire, à l'arrivée d'un molosse de garde! Et puis, il ignorait pour quelle obscure raison, mais il respectait le principe de propriété privée! Un principe inviolable. Il finit par se décider et poursuivit son chemin vers la demeure suivante.

Même scénario à la seconde habitation. La maison était assez semblable à la première avec un toit toujours aussi biscornu, avec des pyramides encastrées les unes dans les autres et qui rivalisaient dans les couleurs passées… du rose pâle ou vert acajou… et il attendit, sagement planté devant un portail du même acabit, jetant de temps en temps des coups d'œil en direction du croisement, au cas où un engin motorisé viendrait à son secours, ou en direction du soleil ivre de chaleur qui lui faisait cligner les yeux. Il attendit, attendit, avec une patience d'ange. Mais peine perdue. Il s'énerva à la fin et jeta un juron en direction du ciel et de ce Dieu qui s'amusait à le laisser attendre et n'écoutait pas ses prières assoiffées. Cette seule idée de Dieu et de prières lui procura un flash brutal et il se revit, en pensée, en image intérieure, enfant dans la petite église toute propre, toute claire, avec de grandes fenêtres colorées de vitraux modernes qui resplendissaient sous le même soleil… la petite église… la petite église Saint John… de… de… il cherchait le nom, l'avait sur le bout de la langue et d'un coup, comme un éclair, le nom explosa dans sa tête… de Louisville dans le Kentucky. Puis, comme un choc, resurgit un pan de son enfance: l'église méthodiste, le père et le grand-père pasteurs, si semblables, toujours le visage sévère, l'œil tragique, le nez busqué, la barbiche condescendante et la Bible emprisonnée dans les mains. Puis émergea curieusement, venu d'on ne sait où, le souvenir presque net de la vieille photographie de l'arrière grand-père accrochée sur le mur de ce qui devait être le salon de l'appartement, l'arrière grand-père Helmut Horst… oui, c'était bien Helmut… lunettes et moustaches arrogantes face au photographe, ingénieur chimiste allemand spécialiste des ergols des moteurs-fusées à Peenemünde, arrivé en 1945 dans les fourgons de l'armée des États-Unis… Puis des souvenirs de paysages, des souvenirs flous de rivières, de lacs, de maisons de bois… Son beau Kentucky!… Sa terre d'enfance!… Son "Ken-Tah-Ten", la terre du lendemain dans la langue des Iroquois… Il laissa aller ses souvenirs un instant, cœur battant, puis tout s'arrêta. Il chercherait plus tard… Il avait autre chose à faire!

– Ils m'ont peut-être vu et n'osent pas venir à ma rencontre! argumenta-t-il dans sa tête, tout en maudissant les éventuels locataires des lieux pour leur couardise.

De plus en plus épuisé, il poursuivit jusqu'à la troisième résidence, puis jusqu'à la quatrième, avec une obstination de résultat qui devenait de plus en plus exigeante. Tant pis pour la décence. Il n'avait pas le choix.

"– Je vais être honnête! Je suis William Horst, j'ignore absolument pourquoi je me trouve ici dans cette tenue! J'ai eu une perte de mémoire! Pouvez-vous m'aider et avertir la police, s'il vous plaît?… Et me donner quelque chose à manger en attendant?… et aussi un grand verre d'eau?"

Il répétait inlassablement le discours dans sa tête, prêt à le débiter à la première apparition.

CHAPITRE 3

Il arriva devant la dernière habitation. C'était incontestablement la plus grande et la plus belle. La bicoque devait bien mesurer cent mètres de large avec un immense toit partagé en une trentaine de pyramides enchevêtrées, grandes et petites, du plus bel effet, magnifiques, dont les couleurs vivantes vibraient, passaient curieusement du rose discret au bleu soutenu sous les rayons du soleil. Il en oublia un instant la faim qui le dévorait de plus en plus."– Mazette! grogna-t-il pour lui-même. C'est une star qui habite ici!"

Le jardin paraissait encore plus soigné, plus grand. Il appuya sur le bouton doré de même facture que les précédents. Toujours rien!

Il attendit une minute, cinq minutes, dix minutes, en se balançant sur les jambes, car les douleurs augmentaient constamment au niveau des cuisses et des hanches. Il n'en pouvait plus. Il n'allait pas continuer à pied, il en était incapable. Où cela le mènerait-il? Il n'avait plus aucune force.

Il soupira et pressa encore le bouton. Toujours le même silence. Il remarqua enfin la plaque au-dessus qui lui parut en verre, appuya dessus, sans réfléchir, une main décharnée. La voix, sortie d'un invisible haut-parleur, le fit sursauter.

– Domaine Langson. Qui êtes-vous et que voulez-vous? demandait une voix masculine, calme, d'une tranquillité déconcertante et aux inflexions si lentes qu'elle en paraissait étrangère.

William Horst s'attendait à voir une personne, pas à avoir un dialogue par interphone interposé. La surprise fut telle qu'il en perdit aussitôt le fil de la pensée et tout le dialogue qu'il avait mûrement préparé.

– Qui êtes-vous? interrogea-t-il stupidement à son tour.

– Je suis le majordome du domaine Langson! répliqua aussitôt la voix… Mon nom est Albert. Que désirez-vous?

William Horst reprit ses esprits et débita le discours préparé.

– Je vais être honnête! Je suis William Horst, j'ignore absolument pourquoi je me trouve ici dans cette tenue! Oui, je suis entièrement nu, mais je crois que j'ai eu une perte de mémoire! Pouvez-vous m'aider et avertir la police, s'il vous plaît?… Et me donner quelque chose à manger en attendant? Je meurs de faim!… Et une bouteille d'eau!

Diable! Un majordome! Comme en Angleterre du temps de la reine Victoria! Il avait frappé à la bonne porte!

– Discours enregistré! répliqua la voix toujours placide… Placez votre identor sur la plaque vidéo!

– L'identor? interrogea un William Horst passablement éberlué. Mais qu'est-ce que c'est?

Rien dans ses souvenirs!

– Placez l'identor! ordonna la voix d'Albert en insistant.

– Écoutez, mon vieux! Je viens de vous dire que j'étais sans aucun vêtement! Entièrement nu! plaida Horst

– Placez quand même votre identor sur la plaque vidéo! répliquait la voix dans l'interphone invisible…

– Mais je vous dis que je n'ai rien sur moi! grogna l'homme nu, passablement énervé.

– Je regrette infiniment, monsieur. Mais si vous refusez, je ne peux vous laisser entrer! Les ordres de ma patronne sont stricts! reprit la voix toujours aussi calme d'Albert.

– Je n'ai pas de votre identor! répliqua Horst en martelant les mots et en pensant que ce majordome devait être un sacré imbécile… Je vous dis que je suis entièrement nu et que je crève de faim! Que je crève de faim et de soif! Voulez-vous m'aider, oui ou non? Ou préférez-vous que je trépasse devant votre portail?

Il y eut un silence de quelques secondes et la voix sortit à nouveau de l'interphone…

– Le refus de présenter votre identor est passible de la loi!

– Arrêtez! J'arrangerai ça plus tard!

– Bien monsieur… mais je dois vous signaler que j'avertis ma patronne, miss Jenny Langson.

– C'est ça! Avertissez-la… mais dites-lui que je suis à poil et que je préférerais revêtir un habit avant de la rencontrer!

Pas question de se présenter comme un épouvantail indécent devant une femme! Il ricana. Il s'imaginait le majordome stylé en train de frapper à une porte de chambre…

– Pardon, miss. Désolé de vous réveiller de bon matin, mais un inconnu bizarre et en plus totalement nu, attend à l'entrée de la maison qu'on lui porte secours!

… et cette Jenny Langson en train de sortir du lit et de se précipiter vers la fenêtre. Les femmes sont viscéralement curieuses. Il s'imaginait une vieille fille acariâtre, maugréant contre l'inconnu qui osait la déranger dans sa petite vie bien tranquille et bien rangée, donnant des ordres à son imbécile de majordome… car il fallait être une vieille fille acariâtre et huppée pour vivre avec un majordome anglais aussi stylé qu'abruti!

– … Albert! Donnez-lui ce qu'il veut… et surtout quelques habits pour qu'il soit décent… puis qu'il passe son chemin!

Puis, l'image dans sa tête se radoucit. C'était peut-être une riche héritière, fille de quelque magnat de l'industrie? Parce qu'elle devait être riche comme Crésus pour posséder une telle résidence!… Une jolie fille milliardaire à laquelle le père avait imposé la présence d'un majordome stupide.

– Miss Jenny Langson est absente! reprenait la voix sortie de nulle part… Il faudra environ deux semaines avant d'avoir sa réponse.

La miss redevint instantanément une vieille fille acariâtre dans la tête de Horst.

– Cette abrutie de miss… pensa-t-il… avec tous les dollars qu'elle a, elle doit passer ses vacances à Hawaï ou en Europe, à admirer les vieilles pierres! … ou à Las Vegas, à dépenser sans compter!

L'explication logique et évidente qui n'avait même pas effleuré son esprit! Les vacances! Voilà donc pourquoi toutes les demeures étaient vides et les routes désertes! On était au mois d'août et tous les riches imbéciles du coin étaient en vacances! Pas un pour l'aider!

– Je n'ai pas le temps d'attendre son retour dans deux ou trois semaines! beugla-t-il en direction de la plaque vidéo…. Je crève de faim et de froid! Vous devez porter assistance à tout individu en danger! C'est la loi! Je suis à moitié mort…

– Très bien! répliqua la voix du majordome… Je prends sur moi d'ouvrir le garage. Vous pourrez vous réfugier à l'intérieur!

– L'abruti! jugea encore Horst… Enfin, c'est mieux que rien! Monsieur condescend à ouvrir le garage!

Le portail, mû par une commande invisible s'ouvrit en grand et Horst pénétra dans le jardin. Le gravillon rose de l'allée principale crissait sous ses pas. Épuisé comme il l'était, il ne perdit pas de temps à admirer les massifs et les arbustes couverts de larges fleurs qui paraissaient exotiques. Il se dirigeait le plus rapidement possible vers l'immense cottage. Devant lui, les pyramides de la toiture scintillaient au-dessus de la face étincelante et orgueilleuse de la bâtisse. Une résidence quand même bizarre avec toutes ses ouvertures ovales, une façade d'un rose pâle, tout en largeur, et qui arrêtait les rais du soleil matinal comme avec un orgueil de puissance étalée aux quatre vents. Une immense rampe double encerclait une avancée pour donner sur le perron en hauteur de l'entrée principale. Un perron qui devait être aussi long qu'un terrain de football américain, d'après les estimations de Horst! Un portail, assez large pour laisser passer un camion, glissa en dessous, sur le côté de l'énorme bâtisse, et Horst se dirigea vers une immense ouverture béante. Il descendit une pente à inclinaison légère, franchit un seuil, entra dans une ombre éthérée et se retrouva en plein centre de ce qu'il fallait bien nommer un garage ou une immense cave. Une salle rectangulaire, pratiquement vide, avec seulement quelques énormes piliers carrés, alignés au centre, en rang d'oignon, de cinq ou six mètres de côté qui soutenaient le plafond et, devant lui, ce qui attira immédiatement son regard, un véhicule sagement rangé, d'un rouge agressif, qui paraissait un magnifique cabriolet. William Horst frissonna. L'air était frais. Puis il considéra avec plus d'attention l'ensemble. Une cave, un garage de quelque mille mètres carrés! Rien que ça! La porte se referma dans son dos. La lumière du jour entrait par des vasistas eux aussi ovales et éclairait l'ensemble propre et vide, à première vue. Pas un brin de poussière. Le sol était uni, grisâtre, lisse sous la plante des pieds.

La voix d'Albert, encore sortie de nulle part, le fit sursauter.

– Monsieur William Horst! Je dois vous prévenir! Conformément aux règlements de l'État, j'ai averti les forces de police de Jamestown que vous aviez refusé de placer votre identor sur la plaque vidéo!

– Vous avez bien fait! J'allais vous le demander!… Mais en attendant, je voudrais m'habiller si vous n'y voyez aucun inconvénient.

– Vous avez des habits de service dans le placard rouge… Avancez droit devant vous…

Horst obéit et avança de quelques mètres. Il était toujours éreinté.

– Tournez d'un angle de 60° à gauche! ordonna brusquement la voix du majordome.

William Horst obéit.

– Comment diable sait-il que je dois tourner? s'interrogea-t-il.

Il leva les yeux et considéra les lieux avec attention. Chaque pilier était surmonté en hauteur, tout contre le plafond haut de quatre mètres, d'une fine fenêtre de verre sombre. Ce devait être à partir de là que ce cher Albert devait le surveiller avec l'aide de caméras! Il vit le placard rouge dessiné à même le mur de métal, s'avança en titubant dans sa direction.

– Je ne vois pas la poignée pour ouvrir! grogna-t-il à l'adresse des caméras.

Comme pour répondre à la sollicitation, la porte du placard glissa, d'un coup, découvrant une penderie où était accrochée toute une rangée de vêtements d'un rouge criard, tous emprisonnés dans des housses transparentes.

– Il n'y a pas de poignées. Tout est automatique, ici!… Pour ouvrir un placard, tournez-vous dans sa direction et commandez "ouverture"! ordonna Albert d'une voix toujours monotone.

– J'aimerais avoir des sous-vêtements, si c'est possible… demanda Horst.

– Il n'y a pas de sous-vêtements disponibles dans le garage, répliqua la voix toujours impassible du majordome. Contentez-vous des vêtements de service! Cela sera suffisant!

Horst ne répondit rien, trop content de cacher enfin son affreuse nudité. Il saisit le premier habit à portée, numéroté 1. Il paraissait trop petit et en saisit un second, numéroté 2, qui paraissait plus adapté, le détacha. Il était toujours emprisonné dans une housse transparente et Horst mit un moment à comprendre qu'il devait appuyer sur un minuscule bouton jaune pour que la housse s'ouvre automatiquement. Il déploya l'habit. Un accoutrement bizarre, sans aucune couture, poche, bouton ou fermeture éclair, totalement ouvert du col au bas de chaque jambe de pantalon.

– Il est déchiré de haut en bas! constata-t-il médusé, à haute voix.

– Non, monsieur. Avec tout le respect qui vous est dû, commenta Albert, je dois vous signaler que l'habit paraît correct. Il ne peut en être autrement, d'ailleurs. Passez les bras dans les manches.

"– Non seulement stylé mais du genre un peu fat!" pensa William Horst. Il obéit cependant, sans trop réfléchir, et la surprise la plus totale se lut sur son visage, lorsque, après avoir passé les bras, l'habit se rétracta et s'enroula de lui-même pour épouser le corps nu comme une nouvelle peau, puis s'accrocha automatiquement, de la ceinture au bas des pieds.

Sidéré, Horst expérimenta le curieux habit et en découvrit les étranges propriétés. Il suffisait d'appuyer les deux parois pour fermer l'habit de la ceinture au haut du col ou jusqu'à moitié, selon le bon vouloir du propriétaire. Une simple traction au niveau de la ceinture et l'habit s'ouvrait d'un coup, de haut en bas, au risque de tomber à ses pieds. Il suffisait de remettre les deux parois en contact pour qu'il s'enroule à nouveau autour des jambes et du bas-ventre.

– Tonnerre! ne put s'empêcher de grogner Horst à mi-voix. Un vêtement intelligent! On n'arrête pas le progrès!

Il chercha dans ses souvenirs. Avait-il connu ce genre d'habits avant son "retour"? En avait-il peut-être seulement entendu parler? Ce devait être un "truc" réservé aux milliardaires! Il referma l'habit jusqu'au haut du col, considéra les os des pieds nus qui dépassaient, jeta un coup d'œil en direction du placard et aperçut des espèces de pantoufles rangées à même le sol. Il avança un pied puis l'autre et les deux chaussures se rivèrent à ses pieds de la même manière que l'habit. Pas besoin de se baisser pour placer les chaussures! Une douce chaleur envahit son corps, une chaleur bienfaisante. Le vêtement et les sandales devaient être thermorégulés! Il n'était pas mécontent et c'est d'une voix guillerette qu'il interrogea le plafond.

– Dites donc! Est-ce que je pourrais avoir de quoi manger? Je crève de faim et de soif!

– Bien monsieur! rétorqua Albert. Je vais prendre sur moi d'ouvrir la cuisine et j'espère que miss Jenny Langson ne me le reprochera pas, mais il n'est pas question de vous laisser pénétrer dans les autres pièces. Tournez-vous à droite, d'un angle droit, avancez de quinze mètres jusqu'au grand pilier central et pénétrez dans l'ascenseur. J'autorise l'ouverture de la porte.

– Merci, Albert! grogna William Horst. J'expliquerai à votre patronne! Vous n'aurez rien à craindre, croyez-moi!

– Mais je n'en doute pas, monsieur, et je vous remercie par avance! répliqua la voix stylée tandis que Horst se précipitait dans la direction indiquée.

Il trouva le pilier central, un pilier carré de cinq mètres de côté, et la porte déjà ouverte qui donnait sur une cabine carrée et large, violemment illuminée par un éclairage caché et brillamment réfléchi par les quatre faces intérieures qui paraissaient des miroirs. Il pénétra à l'intérieur et sursauta en voyant son propre visage reflété par l'une des parois. Une tête de squelette aux orbites toujours aussi creuses. Il en ouvrit le fameux vêtement et se considéra des pieds à la tête.

– Bon sang! pensa-t-il… Je dois peser trente-cinq kilos, pas plus! Je me demande ce que doit penser cet Albert après m'avoir vu. Mais que m'est-il arrivé?

Il referma le vêtement d'un geste sec tandis que l'ascenseur fermait le portillon d'entrée et s'envolait d'un bloc.

La vision de William Horst changea d'un coup. La porte s'ouvrit dans son dos et il se tourna. Il se trouvait devant une pièce octogonale aux murs hauts, unis et pâles, égaux, plus petite quand même que le garage qui s'étalait sous toute la largeur de la maison, mais qui n'en mesurait pas moins une centaine de mètres carrés. L'ascenseur était plaqué contre l'un des huit murs, preuve qu'une autre pièce aussi impressionnante devait se trouver derrière. Le plafond était composé de huit triangles isocèles qui prolongeaient les huit murs jusqu'à une cime, point central de la pièce. La cuisine était un demi-octaèdre régulier.

Le sol était pavé de dalles luminescentes alternativement blanches et grises épousant toutes les formes géométriques possibles, enchevêtrées les unes aux autres en un curieux assemblage. Au centre, trônait une immense table blanche et circulaire, d'un diamètre de cinq à six mètres, cerclée d'une douzaine de fauteuils de cuir blanc sagement rangés autour. Sur trois murs en avancée, trois immenses baies ovales laissaient entrer la lumière du jour et donnaient vue sur le jardin arrière puisque Horst ne voyait pas l'allée centrale et le portail d'entrée. Sur les quatre autres murs, deux de chaque côté de l'ascenseur, se trouvaient quelques étagères vides, en hauteur, et, dessous, trois larges portes blanches à deux battants, fermées, "capables de laisser passer un autobus" pensa Horst, surmontées de lampes ou de phares de différentes couleurs, qui devaient mener vers d'autres pièces de la demeure, et enfin, sur le dernier mur, tout contre celui qui donnait sur l'ascenseur, en l'absence de porte, un écran pâle et vide, large de deux mètres et haut de un, bien délimité dans un ovale, avec tout autour des inscriptions électriques de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel sur lesquelles il ne s'attarda guère.…

– Mazette! s'exclama-t-il. Pour une cuisine, c'est une sacrée cuisine! Bon sang! On dirait la salle de commande d'un porte-avions!

Il s'avança enfin et jeta un autre coup d'œil circulaire pour chercher le majordome, mais force fut de constater qu'Albert n'était pas dans la pièce.

– Bien le bonjour, monsieur. Vous voilà dans la grande cuisine! claironna un haut-parleur caché quelque part.

– Dites donc, Albert, vous vous cachez? Je suis présentable, maintenant! Vous pouvez venir! fulmina-t-il.

C'était un reproche.

– Je regrette, monsieur, répliqua l'autre aussitôt. Cela m'est impossible… Vous êtes pour l'instant autorisé à demeurer dans la cuisine. Vous pouvez redescendre dans le garage, si vous le désirez. Toutes les autres pièces de la maison vous sont interdites, les portes resteront bloquées. Je dois vous faire connaître que j'ai bien signalé aux forces de police de Jamestown que vous aviez refusé de placer votre identor sur la plaque vidéo, mais mon message n'a pas été pris en considération! Je n'ai obtenu aucun accusé de réception!

William Horst haussa ses maigres épaules. La faim et la soif le harcelaient toujours, une faim et une soif énormes, monumentales. L'important, la première des nécessités, était de boire et manger… Pour le reste, la police, les sous-vêtements et l'attitude de ce cher Albert, on aviserait!

– Où se trouve le réfrigérateur? questionna-t-il en tournant un regard étonné dans toutes les directions.

– Il n'y a pas de réfrigérateur, monsieur!

– Comment ça? Où sont les aliments, alors? reprit-il en parcourant des yeux les étagères vides.

– Interrogez le cocinor! répliqua la voix du majordome, toujours aussi impersonnelle.

– Le cocinor? demanda Horst avec un curieux trémolo dans la voix.

La mémoire lui faisait défaut! Alors qu'il pensait n'avoir égaré que des souvenirs, il avait apparemment aussi perdu quelques notions de vocabulaire de base et cela ne lui plaisait guère.

– Commandez ce que vous voulez avec le cocinor! précisait la voix monocorde du majordome.

– Je voudrais bien! grogna Horst… Mais où est-il?

– Tournez sur votre gauche d'un angle de 115°, l'écran du cocinor sera devant vous à votre portée et à deux mètres trente de vous… C'est marqué.

William Horst ne répondit rien. Un seul impératif: assouvir la soif et la faim qui lui grimpaient jusqu'aux mâchoires. Il se contenta de penser:

"– Il a dû être géomètre expert avant de devenir majordome, ce pantin! Un jour, je le lui dirai en face! Tournez d'un angle de 115°! L'abruti!"

Il règlerait les comptes plus tard avec ce cher Albert! Il pivota vers la gauche et se trouva face au mur plein. Effectivement, en y regardant de plus près, il pouvait distinguer en larges lettres capitales, électriques et bleutées, juste au-dessus de l'écran ovale, la mention "COCINOR INTÉGRÉ B-312 KODAN". Il s'approcha.

– Et maintenant? claironna-t-il en direction du plafond.

– Et maintenant, appuyez un doigt sur l'écran. Je ne peux le faire à votre place!

"– Il se paie ma tête, ce crétin!" pensa Horst.

Il posa le doigt sur l'écran et celui-ci s'illumina puis bleuit pour découvrir huit listes de mets, marquées en blanc, sagement rangées par catégories et ordre alphabétique, mais il voyait mal les lettres trop minuscules à son gré… La vision demeurait trouble lorsqu'il forçait, comme si l'accommodation de la rétine avait encore quelques difficultés.

– Je vois mal ce qui est inscrit! claironna-t-il sans se retourner.

– Vous devriez voir un bio-oculiste, monsieur William Horst! déclamait Albert d'un ton toujours aussi neutre.

– Merci pour le conseil!

– Voulez-vous que je grossisse les caractères, que le cocinor prenne vos commandes orales ou préférez-vous que je passe directement votre commande?

Bonne idée! Excellente dernière idée! Enfin, Albert avait une bonne idée! Cela permettrait peut-être d'avoir la joie d'être servi par cet imbécile prétentieux de majordome. Ou peut-être de faire connaissance avec le reste du personnel.

– Je préférerais que vous preniez la commande! annonça Horst en se tournant à nouveau vers le centre du plafond.

– Que désirez-vous comme entrée? interrogeait la voix d'Albert.

– Non, faites vite. Un plat principal, bien consistant! commanda Horst en salivant…

– Que diriez-vous d'un bifteck 24, cuit à point, avec frites?

– Parfait! Parfait! grogna Horst.

– C'est le plat enregistré comme favori de miss Jenny Langson et le cocinor le prépare de manière délicieuse… poursuivait Albert sans se départir de son calme. Et comme boisson?… du strag?… du coca?… de la brox?… du vin?

Certainement des marques inconnues de bière ou de whisky!

– Il y a du vin? interrogea-t-il, étonné.

– … vin rouge, rosé, blanc, vert?

–… vert, non!… il y a du bon vin?

– Mais, évidemment, monsieur. Les plus prestigieuses marques! Voulez-vous un bordeaux?

Il n'avait pas pensé à ça, plutôt habitué, à ce qui lui semblait, à ingurgiter bières et sodas, d'après les souvenirs vaporeux qu'il avait retrouvés. La pensée d'une grand-mère maternelle vaguement originaire de France l'effleura brusquement. Un visage lointain et frêle. Une vieille dame minuscule, toute ridée, toute sympathique, qui se penchait sur son enfance… Elle avait gardé un curieux accent rocailleux et traînant, un peu comme celui d'Albert. Peut-être que l'abruti était Français! Originaire d'un coin perdu, d'une région mystérieuse nommée Gers, soi-disant connue pour sa gastronomie championne du monde et ses centenaires, la grand-mère, devenue américaine, n'arrêtait pas de vanter les charmes et vertus de la bonne cuisine, du vin et de l'armagnac. Ce retour de mémoire le décida:

– Oui, parfaitement. Du vin!… Va pour du bordeaux!

– Un Château Margaux 2215?… ou 2417, peut-être? interrogeait le majordome stylé…

– N'importe lequel! grognait Horst en salivant de plus en plus, quand même étonné que les vins prestigieux soient numérotés comme les voitures et les billets de tombola.

– Je passe commande directement, monsieur… Votre repas sera servi dans trois minutes trente…

– Merci, Albert. grogna William Horst en se tournant vers les immenses portails toujours fermés.

– Un apéritif peut-être?

– Non, une bouteille d'eau!

Il fallait attendre trois minutes! Il saliva si fort que les muscles zygomatiques se tétanisèrent autour des maxillaires.

– Voulez-vous vous asseoir? interrogea la voix du majordome.

Horst se tourna, demeura coi. Une bouteille d'eau minérale et un gobelet, tous deux en verre stylisé, étaient posés sur la table. Il s'avança, prit le siège le plus proche, avala sans un mot, en trois verres pleins et trois gorgées sans fin, le litre d'eau, posa le tout, bailla à se décrocher la mâchoire, contempla un coin de ciel bleu à travers l'une des gigantesques baies ovales, poussa un soupir, puis tourna son regard et posa une main décharnée sur la table, histoire de vérifier au toucher l'étrange grain de la surface. Pour sursauter. Un écran bleu était apparu à l'intérieur, sous les doigts, une reproduction de l'écran du cocinor. Il leva la main et l'écran s'éteignit, il appuya l'index et l'écran réapparut… Il leva le doigt et la surface reprit sa teinte grise. Il finit par hausser les épaules et maugréa à mi-voix, en espérant quand même qu'Albert entende…

– Eh bien! La patronne ne se prive pas des derniers gadgets!

Un chuintement imperceptible le fit bondir lorsqu'un ovale se dessina sur la table, juste sous son nez, et lorsque apparut, montant de profondeurs inconnues, une assiette d'un blanc d'albâtre portant en son centre un minuscule carré saignant de viande, entouré de trois frites… trois pas quatre… avec un gobelet, une fourchette et un couteau qui paraissaient en matière plastique… un gobelet rempli d'eau… mais une odeur de délices recouvrait le tout. Et, les muscles de la mâchoire à nouveau tétanisés, un William Horst, salivant, planta la fourchette dans le carré et avala le tout en une seconde.

– Oh! Bon Dieu! Excellent! murmura un Horst au comble de l'extase.

Il contempla, étonné, les trois frites de misère qui attendaient leur sort.

– Dites donc, Albert! grogna-t-il en direction du plafond… Un peu pingre, le cuisinier de votre miss Jenny Langson…

– Vous ne pesez que 29 kilos 315 et le cocinor, après analyse de votre cas, a dû penser que vous étiez un enfant. Il vous a servi le repas correspondant, sans vin!

– Dites à votre imbécile de cuisinier que je mesure un mètre quatre-vingt-douze et servez-moi une portion normale, avec le bordeaux! ordonna William Horst pris dans une colère terrifiante en avalant en même temps, d'un coup, les trois minuscules frites plantées dans la fourchette.

Il tenait à son bordeaux!

– Bien monsieur. Je déconnecte le logiciel de surveillance et je passe l'ordre directement au cocinor! répliquait Albert de sa voix monocorde.

Occupé à chercher quelques miettes dans l'assiette vide, Horst vit l'ovale se dessiner aussitôt sur la table et tout le service, assiette, verre, fourchette, couteau, avec la bouteille d'eau arrivée en premier, disparut dans les entrailles.

Il fronça les sourcils. Quelque chose clochait dans cet endroit. Quelque chose de bizarre. Il plissa le front, essaya de trouver des souvenirs antérieurs de repas. Mais, rien au fond de la mémoire. Avait-il déjà pris des repas sortant de tables?

Le chuintement le tira de sa léthargie, la mâchoire se tétanisa à nouveau et, cette fois, l'assiette remonta au milieu du même parfum suave, avec un énorme pavé rissolant, pétillant, cerclé d'une armada de frites bien dorées et bien rangées, le tout en compagnie d'un magnifique verre de cristal, haut sur pied et rutilant de mille feux, et surtout d'une bouteille, elle aussi de cristal ciselé, aux formes gondolées.

– Bizarre cette bouteille! grogna Horst, après les premières bouchées.

Il la saisit, la souleva avec une certaine difficulté, à cause du poids, s'aida des deux mains pour verser le précieux liquide rutilant dans le verre de cristal, examina un court instant l'étiquette rouge représentant un magnifique château médiéval de conte de fées…

– Oh! Bon Dieu de bon Dieu! grogna-t-il en avalant à petits traits le nectar et en considérant d'un œil rond le rubis qui attendait encore dans le verre… Ces Français quand même… Ils savent vivre!

Il sirota encore le précieux liquide, vida le verre, puis se précipita à nouveau sur le bifteck saignant et les frites dans un silence de cathédrale en ruine. William Horst mangeait, William Horst avalait, William Horst revivait. Il ne laissa pas une miette et remplit trois fois le verre… puis termina la bouteille…

– Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu! Ce Château Margaux 2417!

La décision lumineuse lui traversa la tête.

– Je ne boirai plus que du vin! Finies bières, cocas et jus de fruits! Vive la France!

Il revivait. Ses forces lui paraissaient revenir. Il demeura affalé dans le fauteuil, béat, contemplant stupidement des sommets d'arbres qui agitaient au loin leurs feuilles vives sous un coin de ciel bleu, et remarqua à peine d'un œil torve la table qui engloutissait les reliefs du repas pour réapparaître nickel.

CHAPITRE 4 (suite)..

 

 

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